"Les mouvements des quatre éléments (feu, air, eau et terre), selon le léger et le lourd, et des corps composés. Ce sont les différences des corps et les phénomènes qui se rattachent à ces corps dont nous avons maintenant à parler. Tout d'abord, suivant en cela la conviction unanime, nous avons à distinguer le lourd absolu, qui siège au bas de toutes choses, et le léger absolu, qui est à la surface de toutes choses. Je dis absolu, en m'attachant au genre même du lourd et du léger, et seulement pour les corps dans lesquels ne sont pas unies ces deux déterminations. Par exemple, il apparaît manifestement que le feu, quelle que soit sa quantité, se porte vers le haut, si aucun obstacle ne s'y oppose en fait, et la terre vers le bas. Le mouvement est le même, quoique plus rapide, si la quantité augmente. Il en est tout autrement du lourd et du léger envisagés dans les corps auxquels ces deux qualités appartiennent l'une et l'autre ; et, en effet, tandis qu'ils montent à la surface de certains corps, ils sont placés tout au fond d'autres. Ainsi en est-il de l'air et de l'eau : ni l'un ni l'autre n'est absolument léger, ni absolument lourd ; il sont tous deux plus légers que la terre (car une de leurs parties, prise au hasard, monte à sa surface), et plus lourds que le feu (car une de leurs parties, quelle que soit sa quantité, repose au-dessous de lui) ; comparés l'un à l'autre, cependant, l'un est absolument lourd, et l'autre absolument léger, puisque l'air, quelle que soit sa quantité, monte à la surface de l'eau, et que l'eau, quelle que soit sa quantité, repose au-dessous de l'air.
Mais, puisque les autres corps possèdent, les uns la pesanteur, les autres la légèreté, il est évident que la présence en eux de ces déterminations réside dans la différence de leurs parties incomposées : suivant que l'une ou l'autre se rencontre tantôt en quantité plus grande, tantôt en quantité plus petite, les corps seront respectivement légers et lourds. Par conséquent, c'est de ces parties que nous devons parler, puisque tout le reste ne fait qu'obéir à ces parties premières, et c'est là précisément ce que nous conseillons de faire à ceux qui définissent le lourd par le plein, et le léger par le vide. S'il arrive, dès lors, que les mêmes corps ne sont pas regardés comme étant partout lourds et partout légers, c'est en raison des propriétés différentes de leurs corps premiers. Je veux dire que, dans l'air, par exemple, un talent de bois sera plus lourd qu'une mine de plomb, alors que, dans l'eau, le bois est plus léger. La cause en est que tous les éléments, à l'exception du feu, ont poids, et que tous, à l'exception de la terre, ont légèreté. La terre, donc, et tous les corps où la terre est élément prédominant, est nécessairement partout pesante, tandis que l'eau est pesante partout, sauf dans la terre, et l'air est pesant quand il n'est pas dans l'eau ou dans la terre, car dans l'emplacement qui leur est propre, tous les corps sont pesants, à l'exception du feu, même l'air. Une preuve, c'est qu'une vessie une fois gonflée pèse davantage que vide. Par suite, un corps qui a plus d'air que de terre et d'eau, peut bien être plus léger, dans l'eau, qu'un autre corps, tout en étant plus lourd que lui, dans l'air, puisqu'il ne monte pas à la surface de l'air, alors qu'il monte à la surface de l'eau."
Aristote, Du Ciel, livre IV, chapitre 4, 311 a15-312 a, tr. fr. Jules Tricot, Vrin, 1949, p. 168-169.
"SALVIATI : — Mon intention, je le répète, est de montrer que les variations de vitesse qu'on observe entre mobiles de poids spécifiques différents n'ont pas pour cause ces poids spécifiques, mais dépendent de facteurs extérieurs, et notamment de la résistance du milieu, en sorte que celle-ci supprimée tous tomberaient avec les mêmes degrés de vitesse ; et je le déduis avant tout de ce fait que vous-même acceptez, et qui est tout à fait vrai, que les vitesses de mobiles très différents par le poids diffèrent elles-mêmes d'autant plus que les espaces traversés par ces mobiles sont de plus en plus grands, ce qu'on ne saurait mettre au compte des différences de gravité. Car celles-ci demeurant constamment identiques, la proportion entre les espaces traversés devrait être toujours la même, alors que nous la voyons croître sans cesse avec la continuation du mouvement ; pour une chute d'une coudée, en effet, un mobile très lourd ne précédera pas un mobile très léger de la dixième partie de cette distance, mais sur douze coudées il le précédera du tiers, et sur cent coudées des 90/100, etc.
SIMPLICIO : — Fort bien ; mais d'après le même raisonnement, si la différence de poids pour des mobiles de poids spécifiques variables, ne peut provoquer de changement dans le rapport des vitesses, puisque ces poids restent les mêmes, le milieu, qui de son côté est supposé demeurer constant, ne pourra pas davantage altérer la proportion des vitesses.
SALVIATI : — Votre objection est pénétrante, et je dois la résoudre. Je dis donc qu'un corps pesant possède par nature un principe intrinsèque pour se mouvoir vers le centre commun des graves c'est-à-dire de notre globe terrestre, d'un mouvement continuellement et toujours également accéléré, c'est-à-dire qu'en des temps égaux viennent s'ajouter des moments et degrés égaux de vitesse (momenti e gradi di velocitê).
Du moins doit-on comprendre qu'il en va ainsi chaque fois qu'auront été écartés tous les obstacles accidentels et extérieurs ; or il en est un que nous ne pouvons supprimer, savoir le milieu plein que le mobile, en tombant, doit pénétrer et rejeter de côté : si fluide, si ténu et si tranquille que soit le milieu, il s'oppose en effet au mouvement qui le traverse avec une résistance dont la grandeur dépend directement de la rapidité avec laquelle il doit s'ouvrir pour céder le passage au mobile ; et comme celui-ci par nature va en accélérant continuellement, ainsi que je l'ai dit, il rencontre de la part du milieu une résistance sans cesse croissante, d'où résulte un ralentissement et une diminution dans l'acquisition de nouveaux degrés de vitesse, si bien qu'en fin de compte la vitesse d'une part, la résistance du milieu de l'autre, atteignent à une grandeur où, s'équilibrant l'une l'autre, toute accélération est empêchée et le mobile réduit à un mouvement régulier et uniforme, qu'il conserve constamment par la suite.
Il y a donc accroissement dans la résistance du milieu, non parce que son essence changerait, mais parce qu'il y a variation dans la vitesse avec laquelle il doit s'ouvrir et s'écarter pour laisser le passage à un mobile dont le mouvement est continuellement accéléré."
Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, 1633, Première journée, tr. fr. Maurice Clavelin, Armand Colin, 1970, p. 62-63.
"Galilée raisonne ici ex hypothesi que les corps sont « soumis à la gravité », ce qui, après tout, est une supposition normale ; et [...] d'ailleurs, nous-mêmes, nous ne raisonnons pas autrement. Sans doute. Et c'est pourquoi le raisonnement galiléen nous paraît tellement « moderne » nous oublions que nous, nous expliquons la « pesanteur » – ne serait-ce qu'en lui substituant l'attraction newtonienne des corps entre eux –, et que si nous pouvons nous représenter les corps comme soumis à la gravité, nous pouvons aussi nous les représenter comme ne l'étant pas. C'est ce que nous faisons, ou du moins, faisions, lorsque, distinguant la gravité de la masse, nous posions les premiers principes de notre physique. Or, c'est justement ce que Galilée ne fait pas. Et ne peut pas faire parce que pour lui, – en termes modernes – la gravité et la masse si confondent. Et c'est pourquoi la gravité, pour lui, n'est pas une « force » qui agit sur le corps ; c'est quelque chose à quoi le corps est « soumis » quelque chose qui appartient au corps lui-même. Aussi ne subit-elle aucune variation ni dans le temps, ni dans l'espace. Un corps pèse ce qu'il pèse partout et toujours, et tombe avec la même vitesse, où qu'on le place : tout près du centre de la terre, ou, au contraire, dans les étoiles."
Alexandre Koyré, Études galiléennes, Hermann, 1966, p. 275.
"Tous les corps que nous connaissons étant mobiles, et doués d'une certaine force (que nous appelons force d'inertie) par laquelle ils persévèrent dans le mouvement ou dans le repos, nous concluons que tous les corps en général ont ces propriétés. L'extension, la dureté, l'impénétrabilité, la mobilité, et l'inertie du tout vient donc de l'extension, de la dureté, de l'impénétrabilité, de la mobilité, et de l'inertie des parties : d'où nous concluons que toutes les petites parties de tous les corps sont étendues, dures, impénétrables, mobiles et douées de la force d'inertie. Et c'est là le fondement de toute la Physique. [...]
Enfin, puisqu'il est connu par les expériences et par les observations astronomiques, que tous les corps qui sont près de la surface de la Terre pèsent sur la Terre, selon la quantité de leur matière ; que la Lune pèse sur la Terre à raison de sa quantité de matière, que notre mer pèse à son tour sur la Lune, que toutes les planètes pèsent naturellement les unes sur les autres, que les comètes pèsent aussi sur le Soleil, on peut conclure, suivant cette troisième règle, que tous les corps gravitent mutuellement les uns vers les autres.
Et ce raisonnement en faveur de la gravité universelle des corps, tiré des phénomènes, sera plus fort que celui par lequel on conclut leur impénétrabilité : car nous n'avons aucune expérience ni aucune observation qui nous assure que les corps célestes sont impénétrables. Cependant je n'affirme point que la gravité soit essentielle aux corps. Et je n'entends par la force qui réside dans le corps, que la seule force d'inertie, laquelle est immuable ; au lieu que la gravité diminue lorsqu'on s'éloigne de la Terre."
Isaac Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 1687, tr. fr. Marquise du Châtelet, 1759, Livre III, tome II, p. 2-5.
"Quand on débute dans l'étude de la mécanique on a l'impression que tout dans cette branche de la science est simple, fondamental et établi pour toujours. On soupçonnerait à peine l'existence d'une piste importante que, pendant trois siècles, personne n'a remarquée. Cette piste négligée est liée à un des concepts fondamentaux de la mécanique, celui de masse.
Reprenons la simple expérience idéalisée de la voiture placée sur une voie unie. Si elle est au repos et reçoit un choc, elle se mouvra ensuite avec une certaine vitesse. Supposons que l'action de la force puisse être répétée autant de fois qu'on le désire, le mécanisme du choc agissant de la même manière et exerçant la même force sur la même voiture. Si souvent qu'on répète l'expérience, la vitesse finale est toujours la même. Mais qu'arrivera-t-il si l'expérience est modifiée, par exemple, si la voiture, de vide qu'elle était, est maintenant chargée ? Sa vitesse finale sera, bien entendu, plus petite. D'où cette conclusion : si la même force agit sur deux corps différents, mais qui sont tous les deux au repos, les vitesses finales ne seront pas les mêmes. Nous disons que la vitesse dépend de la masse du corps, étant plus petite si la masse est plus grande. Nous savons ainsi, du moins théoriquement, comment on peut déterminer la masse d'un corps ; ou, pour parler plus exactement, combien de fois une masse est plus grande qu'une autre."
Albert Einstein et Léopold Infeld, L'Évolution des idées en physique, 1936, Champs Flammarion, 1982, p. 35.
"Sous sa première forme, la notion de masse correspond à une appréciation quantitative grossière et comme gourmande de la réalité. On apprécie une masse des yeux. Pour un enfant avide, le plus gros fruit est le meilleur, celui qui parle le plus clairement à son désir, celui qui est l'objet substantiel du désir. La notion de masse concrétise le désir même de manger. La première contradiction est alors, comme toujours, la première connaissance. On l'acquiert dans la contradiction du gros et du pesant. Une coque vide contredit l'avidité. De cette déception prend naissance une connaissance valorisée que le fabuliste prendra comme symbole de l'expérience acquise par « les vieilles personnes », Quand on tient un bien dans le creux de la main, on commence à comprendre que le plus gros n'est pas nécessairement le plus riche. Une perspective d'intensités vient soudain approfondir les premières visions de la quantité. Aussitôt la notion de masse s'intériorise.
Elle devient le synonyme d'une richesse profonde, d'une richesse intime d'une concentration des biens. Elle est alors l'objet de curieuses valorisations où les rêveries animistes les plus diverses se donnent libre cours. A ce stade, la notion de masse est un concept-obstacle. Ce concept bloque la connaissance : il ne la résume pas [...]. Du point de vue dynamique, le concept animiste de masse est aussi trouble que du point de vue statique. Pour l'homo faber, la masse est toujours une massue.
La massue est un outil de puissance ; c'est donc dire que sa fonction n'est pas facilement analysée. Corrélativement, le sens commun néglige la masse des choses menues, des choses « insignifiantes ». En résumé, la masse n'est une quantité que si elle est assez grosse. Elle n'est donc pas, primitivement, un concept d'application générale comme le serait un concept formé dans une philosophie rationaliste."
Gaston Bachelard, La Philosophie du non, Paris, P.U.F., 1940, p. 22-24.
"Insistons maintenant sur l'aspect rationnel que prend le concept de masse. Ce troisième aspect prend toute sa netteté à la fin du XVIIe siècle quand se fonde, la mécanique rationnelle, avec Newton. C'est le temps de la solidarité notionnelle. A l'usage simple et absolu d'une notion fait suite l'usage corrélatif des notions. La notion de masse se définit alors dans un corps de notions et non plus seulement comme un élément primitif d'une expérience immédiate et directe. Avec Newton, la masse sera définie comme le quotient de la force par l'accélération. Force, accélération, masse s'établissent corrélativement dans un rapport analysé par les lois rationnelles de l'arithmétique [...].
À notre avis, dès qu'on a défini en corrélation les trois notions de force, de masse, d'accélération, on est tout de suite très loin des principes fondamentaux du réalisme puisque n'importe laquelle de ces trois notions peut être appréciée par des substitutions qui introduisent des ordres réalistiques différents. D'ailleurs, du fait de la corrélation, on pourra déduire une des notions, n'importe laquelle, des deux autres. En particulier, la notion de masse, si nettement réaliste dans sa forme première, est en quelque sorte subtilisée quand on passe, avec la mécanique de Newton, de son aspect statique à son aspect dynamique. Avant Newton, on étudiait la masse dans son être, comme quantité de matière.
Après Newton, on l'étudie dans un devenir des phénomènes, comme coefficient de devenir [...]. Pour interpréter dans le sens réaliste la corrélation des trois notions de force, de masse et d'accélération, il faut passer du réalisme des choses au réalisme des lois. Autrement dit, il faut admettre déjà deux ordres de réalité [...]. Il faut se rendre compte qu'une fois la relation fondamentale de la dynamique établie, la mécanique devient vraiment rationnelle de part en part. Une mathématique spéciale s'adjoint à l'expérience et la rationalise ; la mécanique rationnelle se pose dans une valeur apodictique ; elle permet des déductions formelles ; elle s'ouvre sur un champ d'abstraction indéfini ; elle s'exprime en des équations symboliques les plus diverses [...].
La mécanique rationnelle à l'égard du phénomène mécanique est exactement dans le même rapport que la géométrie pure à l'égard de la description phénoménale. La mécanique rationnelle conquiert rapidement toutes les fonctions d'un a priori kantien. La mécanique rationnelle de Newton est une doctrine scientifique pourvue déjà d'un caractère philosophique kantien. La métaphysique de Kant s'est instruite sur la mécanique de Newton."
Gaston Bachelard, La Philosophie du non, Paris, PUF, 1940, p. 27-30.
Date de création : 24/11/2012 @ 17:16
Dernière modification : 18/06/2025 @ 08:12
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