"La condition essentielle de l'application d'un raisonnement déductif est la vérité des prémisses. Lorsque les mathématiques se constituèrent en science autonome et que les Grecs commencèrent à en codifier les propositions, ils aboutirent naturellement à des propositions primitives, c'est-à-dire dont la vérité devait être admise sans démonstration. Chez Euclide, ces propositions sont appelées, les unes axiomes, les autres postulats. Les axiomes sont essentiellement des propositions concernant les notions générales qui gravitent autour de celle de « grandeur » : « plus grand », « égal », « tout », « partie » (par exemple, « deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles », ou « le tout est plus grand que la partie ») ; elles sont apparemment considérées comme évidentes, parce que nécessairement impliquées dans la représentation mentale que nous pouvons avoir de ces notions. Les postulats concernent les êtres mathématiques proprement dits : leur vérité semble plutôt provenir d'extrapolation de vérités d'expérience comme, par exemple, le postulat énonçant que toute droite peut être prolongée indéfiniment, ou celui admettant l'égalité de tous les angles droits [...].
En résumé, avec Euclide, et d'après lui jusqu'au XIXe siècle, la situation, en mathématiques, est la suivante : on raisonne sur des notions dont on a une idée assez vague, qui sont conçues comme des sortes d'idéalisations de notions expérimentales, et sur lesquelles on admet un certain nombre de propositions vraies, qui apparaissent, elles aussi, comme des extrapolations de l'expérience […].
Cette attitude se modifie lorsque, avec les progrès de l'Analyse, apparaissent, dans la seconde moitié du XIXe siècle, ces êtres mathématiques, stupéfiants pour les contemporains, que sont les courbes sans tangentes, les courbes remplissant un carré, les surfaces applicables sur un plan sans être réglées, premiers spécimens d'une galerie de monstres qui n'a cessé de s'amplifier jusqu'à nos jours. Il apparaît alors, d'une façon indiscutable, que l'extrapolation qui a conduit des notions expérimentales aux notions mathématiques est loin d'être une opération aussi naturelle et aussi anodine qu'on avait cru jusqu'alors ; et, d'autre part, on apprend pour la première fois à se méfier de l'intuition dans les raisonnements mathématiques, puisque des faits aussi intuitifs que l'existence d'une tangente à une courbe sont mathématiquement faux en général.
D'où la nécessité absolue qui s'impose désormais à tout mathématicien soucieux de probité intellectuelle, de présenter ses raisonnements sous forme axiomatique, c'est-à-dire sous une forme où les propositions s'enchaînent en vertu des seules règles de la logique, en faisant volontairement abstraction de toutes les « évidences » intuitives que peuvent suggérer à l'esprit les termes qui y figurent. Nous disons bien que c'est là une forme qui s'impose dans la présentation des résultats ; mais cela n'amoindrit en rien le rôle de l'intuition dans la découverte [...]. Mais le terrain que l'intuition a conquis ainsi d'un seul bond, il reste ensuite à l'organiser, à bâtir, maillon par maillon, la chaîne des propositions qui aboutira au résultat cherché; et, dans ce travail, l'intuition ne doit plus tenir la moindre place; la stricte logique règne seule [...].
L'emploi de la méthode axiomatique, en montrant clairement d'où provenait chaque proposition, quelles étaient, dans chaque cas, les hypothèses essentielles et les hypothèses superflues, a révélé des analogies insoupçonnées et permis des généralisations étendues : les développements modernes d'Algèbre, de Topologie, de Théorie des groupes, n'ont d'autre origine que la généralisation de l'emploi des méthodes axiomatiques."
Jean Dieudonné, Les méthodes axiomatiques modernes et les fondements des mathématiques, 1939, in F. Le Lionnais, Les Grands Courants de la pensée mathématique, A. Blanchard, 1962, p. 543-545.
"C'est Pasch qui, en 1882, a tenté la première axiomatisation de la géométrie. Si sa solution présente bien des imperfections, dues en partie au fait que l'auteur conserve l'attitude de l'empirisme classique, il a du moins posé clairement le problème : « Pour que la géométrie devienne vraiment une science déductive, il faut que la manière dont on tire les conséquences soit partout indépendante du sens des concepts géométriques, comme elle doit l'être des figures ; seuls sont à prendre en considération les rapports posés par les propositions (qui font office de définitions) entre les concepts géométriques. Pendant la déduction il peut être convenable et utile de penser à la signification des concepts géométriques utilisés, mais cela n'est aucunement nécessaire ; si bien que c'est précisément lorsque cela devient nécessaire que se manifestent une lacune dans la déduction et (lorsqu'on ne peut supprimer cette lacune en modifiant le raisonnement) l'insuffisance des propositions invoquées comme moyens de preuve. »
Voici donc les conditions fondamentales auxquelles, pour être vraiment rigoureux, doit satisfaire un exposé déductif :
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Que soient énoncés explicitement les termes premiers à l'aide desquels on se propose de définir tous les autres
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Que soient énoncées explicitement les propositions premières à l'aide desquelles on se propose de démontrer toutes les autres
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Que les relations énoncées entre les termes premiers soient de pures relations logiques, et demeurent indépendantes du sens concret qu'on peut donner aux termes
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Que seules ces relations interviennent dans les démonstrations, indépendamment du sens des termes (ce qui interdit, en particulier, de rien emprunter à la considération des figures)."
Robert Blanché, L'axiomatique, 1959, P.U.F., p. 22-23.
"La méthode axiomatique voudrait parvenir à éliminer tout contenu objectif ou intuitif. De plus, elle rejette la distinction établie depuis Euclide entre axiomes, postulats et hypothèses : l’axiomatique part de propositions, proposées sans démonstration, mais dont le bien-fondé apparaîtra dans la valeur de la construction que l’on peut faire grâce à elles ; ces propositions sont appelées par les axiomaticiens tantôt postulats, tantôt axiomes. L’on construit, à partir d’un nombre aussi petit que possible de ces axiomes, un système hypothético-déductif selon un certain nombre de règles : une axiomatique doit être consistante, c’est-à-dire non contradictoire (si l’on a le droit d’admettre la coexistence de divers systèmes formels qui se contredisent, en revanche, à l’intérieur d’un même système, il est inadmissible que les axiomes se contredisent); il faut donc que les axiomes de base soient compatibles entre eux. Par ailleurs, un système d’axiomes est dit complet, lorsque, de deux propositions contradictoires formulées correctement dans les termes du système, l’une des deux, au moins, peut toujours être démontrée. Si un tel système est en outre consistant, on voit qu’alors, de tout couple formé à l’intérieur du système par une proposition quelconque et sa négation, on peut toujours en démontrer une et une seule. On peut donc toujours décider de sa vérité ou de sa fausseté par rapport au système d’axiomes. D’un tel système, on dit qu’il est décidable. Les exigences de consistance sont beaucoup plus pressantes que celles de complétude et de décidabilité. Enfin, dans un système axiomatisé, les axiomes sont conditionnés chacun par l’ensemble de tous les autres et les êtres constitués dans le système n’existent que par la base axiomatique."
André Virieux-Reymond, L’Épistémologie, 1966, PUF, p. 48-50.
Date de création : 03/12/2012 @ 17:25
Dernière modification : 26/01/2015 @ 18:20
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