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Texte à méditer :  Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal.  Ovide
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Hors des sentiers battus
La science comme institution sociale ; l'influence sociale de et sur la science

  "Certes, ni les physiciens ni les cosmologistes, ni les biologistes ne sont sûrs d'avoir la Vérité absolue et définitive. Mais on nous laisse entendre que certains savoirs acquis sont tout de même presque définitifs : et il ne serait pas difficile de montrer que, socialement, la diffusion des théories scientifiques est assez souvent dogmatique et triomphaliste. En fait, comme l'ont remarqué divers auteurs, la science est devenue une sorte de religion, officiellement et obligatoirement enseignée dans les écoles et les lycées. Et, comme de juste, on nous affirme que cette propagation de « la science » est moralement et philosophiquement innocente. La science est la Science : c'est-à-dire le meilleur savoir, l'instance suprême vers laquelle il faut se tourner pour connaître la réalité. Même dans les enseignements scientifiques dits supérieurs, il est très rare que l'on apprenne aux étudiants à voir la science (et toute l'institution scientifique) d'un œil véritablement critique.
  Les occasions ne manqueraient pas, pourtant. La fameuse « méthode expérimentale », par exemple, est-elle aussi limpide qu'on le raconte ? Ce serait à discuter. Et pourquoi l'histoire des sciences généralement offerte au grand public est-elle tellement enjolivée ? L'hagiographie est fréquente. En revanche, on dissimule volontiers les erreurs, les épisodes peu glorieux ou même ridicules. Il serait également intéressant de savoir si l'idolâtrie de « la science expérimentale » n'induit pas dans le public (voire chez les étudiants) des opinions assez inexactes.
  Ainsi, il est courant d'entendre dire que la théorie darwinienne (ou néo-darwinienne) explique l'évolution des espèces vivantes et que la sélection naturelle est un fait expérimentalement prouvé. Les profanes, en écoutant de tels propos, risquent de croire que ladite théorie est vraie, au sens fort du mot. Or, il se pourrait bien que cette confiance soit quelque peu abusive. Le mythe de la « science pure », en ce sens, fait des ravages. Il tend à désarmer l'esprit critique et pousse le public à accepter avec quelque naïveté toutes les idées qui (de près ou de loin) se réclament de la science.
  Car tel est le processus : on accepte d'abord la physique et la chimie, puis la biologie, puis l'économie (n'y a-t-il pas désormais un prix Nobel - ou un pseudo prix Nobel - d'économie ?). Et puis la sociologie, la psychologie et puis tous les innombrables experts qui grouillent sous les larges ailes de « la science ». D'aucuns penseront peut-être que j'élargis trop la notion de science. Mais pourquoi pas ? Et où placer la limite entre la vraie science et la science qui n'est pas vraiment science ?
  Au nom du « bon sens », il est tentant de juger que la physique est sérieuse et neutre, tandis que les sciences économiques et sociales ne le seraient pas. Mais cette impression pourrait bien être illusoire. Une enquête historique, je pense, montrerait que même les sciences « dures » (physique et astronomie par exemple) ont été élaborées sur des bases qui n'étaient pas neutres. Impossible, là encore, d'entrer dans les détails. Mais comment ne pas souligner l'incroyable discrétion dont les grands idéologues font preuve à ce sujet. Pour vanter la Science, dans l'absolu, ils sont excellents. Ainsi le professeur Hamburger parle du « joyau intellectuel d'une méthodologie scientifique purifiée ». Mais, je répète, la situation est beaucoup moins brillante en ce qui concerne l'éclairage historique des débuts de la science moderne.
  Or c'est tout de même capital : dans quelle sorte de société cette science est-elle née ? D'où est-il sorti, ce joyau de la méthodologie scientifique ? Bien sûr, si on veut faire croire que la science de l'Occident moderne est la seule science authentique, si on veut diviniser la « science pure », il est sage de ne pas trop s'interroger sur ses origines terrestres. Mieux vaut laisser penser qu'elle est tombée du Ciel... Cette tactique est efficace ; et elle consiste tout simplement à se rendre aveugle de façon plus ou moins délibérée. Prudence ! Puisqu'il faut imposer l'idée d'une immaculée conception de la science (c'est ce que le professeur Hamburger appelle « la pureté du dessein initial ») gardons-nous de parler des conditions socio-historiques de la gestation et de l'accouchement.
  Précaution utile, effectivement. Car autrement on risquerait de s'apercevoir que la naissance de la science moderne (pardon : de la Science tout court) est indissociable de l'ascension de la bourgeoisie. Ce ne sont pas seulement les « marxistes » et les « anarchistes » visés par le professeur Hamburger qui le racontent. Mais des représentants de la culture bourgeoise elle-même. L'érudition, ici, n'est pas de mise. Toutefois, pour indiquer la piste, citons P. Fierens. Il suggère assez bien comment, avec le déclin du régime féodal, un nouvel ordre social s'est progressivement imposé. Ordre qui, en construisant un nouveau savoir, s'est approprié le monde à sa façon. Désormais on a les pieds sur terre : c'est l'essor des commerçants, des ingénieurs, des entrepreneurs et des banquiers. Voici le texte même de Fierens : « L'ordre réaliste et bourgeois se substitue à la hiérarchie universelle, la croyance abstraite en une unité supérieure est abandonnée : l'existence est comprise de façon plus directe, le regard se pose de plus en plus sur le monde extérieur ; les signes d'une maîtrise scientifique apparaissent »[1]."

 

Pierre Thuillier, "Gentille science et vilaines applications", 1979, La Recherche.

 

[1] P. Fierens, La Peinture flamande des origines à Metsys, 1938.


 

  "Il y a à la base de « la science » toute une série de présupposés qui, le plus souvent, sont présentés comme des évidences ou des conventions neutres - mais qui, pratiquement, imposent ou favorisent des façons d'agir qui ne sont pas neutres du tout. Le professeur Hamburger nous dit : « nul ne peut prétendre tirer de la méthode scientifique ni morale ni politique ». Si on considère la science et la méthode scientifique de façon myope, sans dépasser le cas de la fonction glycogénique du foie, ce propos a peut-être une certaine vraisemblance.
  Mais, dès qu'on examine globalement le fonctionnement social de la science, l'étroitesse de ce purisme scientifique devient de plus en plus visible. « La science » ne se réduit pas à la recherche, à l'activité intellectuelle des « savants ». La science est une institution, une réalité sociale qui, effectivement ou potentiellement, est partout présente. Même les théories dites scientifiques mette en œuvre des options d'ordre philosophique, c'est-à-dire non neutre. En ce sens, il y a déjà dans la science (avant toute « utilisation » précise) des sortes de normes morales et politiques, plus ou moins implicites, plus ou moins conscientes. Mieux encore, il suffit d'ouvrir les yeux sur ce qui se passe en fait pour constater que « la science » émet de la morale et de la politique. Concédons au professeur Hamburger que « la science » ne devrait pas se comporter ainsi. Mais qu'y puis-je si des scientifiques, forts de leurs connaissances, proclament expressément que la société doit leur obéir ! Tel est en effet le message diffusé par E.O. Wilson, promoteur éminent de la sociobiologie. D'après ce professeur de Harvard, qui ré-écrit à sa façon la théorie darwinienne, les êtres vivants (et les hommes en particulier) servent seulement à propager les gènes, c'est-à-dire les fragments d'A.D.N. qui sont les supports de l'hérédité. À partir de cette idée, il a élaboré une théorie qui prétend expliquer tous les phénomènes évolutifs : et, entre autres, tous les comportements sociaux des animaux (et donc des hommes). Fait remarquable, il affirme catégoriquement que les sociobiologistes doivent supplanter tous les autres « experts » (politiciens, sociologues, historiens, etc.) qui s'occupaient jusqu'ici des affaires sociales. Car les sociobiologistes sont les « nouveaux moralistes ». Eux seuls peuvent étudier sérieusement les diverses « trajectoires évolutives » de l'humanité ; eux seuls, donc, sont capables de prendre en main notre destin."

 

Pierre Thuillier, "Gentille science et vilaines applications", 1979, La Recherche.


 

  "Ce que rencontrent les historiens en général et les historiens des sciences en particulier, ce n'est pas la Raison (universelle et impersonnelle), mais des hommes qui inventent et construisent certaines formes de rationalité. La « science » occidentale elle-même, si hautes que soient ses qualités, n'est pas tombée du ciel. Elle a été élaborée petit à petit, assez lentement, sans qu'on puisse résumer ce processus par des formules simples. [...] La « révolution scientifique » a été en quelque sorte surdéterminée ; c'est la convergence de multiples facteurs favorables, selon l'expression consacrée, qui l'a rendue possible et même quasiment inévitable. Je ne veux pas dire par là que les moindres spéculations scientifiques (ou préscientifiques) de cette époque ont toujours eu des « causes » directes absolument précises et parfaitement repérables. Mais que le mouvement général auquel on a assisté dans le domaine des activités cognitives peut être compris comme l'expression d'un ensemble de transformations socioculturelles qui concernaient les manières de produire, les manières de vivre, les manières de sentir et les manières de penser. En d'autres termes, je fais un libre usage de cette hypothèse empruntée à ce qu'on appelle la « sociologie de la connaissance » : chaque société engendre un type de savoir (ou des types de savoirs) où s'expriment (consciemment ou inconsciemment) les structures, les valeurs et les projets de cette même société. Chaque société, pour employer une expression simple mais commode, a un style ; et ce style se reflète dans sa conception de la Connaissance. Inversement, toujours dans la même perspective, il devient normal de s'interroger sur les bases sociales de toutes les activités cognitives. Et par exemple de se demander d'où viennent les présupposés divers (philosophiques, idéologiques, sémantiques, etc.) qui les structurent et les ont rendues possibles. [...]
  Les simplifications les plus caricaturales ne proviennent certainement pas des historiens qui tentent de décrire la naissance de la science en recourant à l'histoire des idées, à l'histoire des mentalités et à l'anthropologie culturelle. Bien plutôt, elles sont à chercher chez ceux qui veulent à tout prix confirmer le dogme de l'Immaculée Conception de la science. Ce sont eux qui rendent incompréhensible la genèse de cette science en dissimulant de façon plus ou moins innocente (selon les cas) toutes les contributions « externes » qui ont été nécessaires à sa maturation.

 

Pierre Thuillier, D'Archimède à Einstein, 1988, Fayard, p. XIX-XXII.


 

 "La science est une institution sociale au sujet de laquelle il y a beaucoup d'incompréhension, même parmi ceux qui en font partie. Nous pensons que la science est une institution, un ensemble de méthodes, un ensemble de personnes, un grand corps de connaissances que nous appelons scientifique, et qu'elle est d'une manière ou d'une autre à l'écart des forces qui régissent notre vie quotidienne et qui régissent la structure de notre société. Nous pensons que la science est objective. La science nous a apporté toutes sortes de bonnes choses. Elle a énormément augmenté la production de denrées alimentaires. Elle a augmenté notre espérance de vie, laquelle est passée de 45 ans à peine au début du siècle dernier, à plus de 70 ans dans les régions riches comme l'Amérique du Nord. Elle a mis des gens sur la lune et nous a permis de rester à la maison les bras croisés.
  Dans le même temps, la science, comme les autres activités productives, comme l'État, la famille, le sport, est une institution sociale totalement intégrée à, et influencée par, la structure de toutes nos autres institutions sociales. Les problèmes dont la science s'occupe, les idées qu'elle utilise quand elle traite ces problèmes, même les résultats soi-disant scientifiques qui sont le produit de l'investigation scientifique, sont tous profondément influencés par des prédispositions qui découlent de la société dans laquelle nous vivons. Après tout, les scientifiques ne commencent par leur vie en tant que scientifiques, mais comme des êtres sociaux immergés dans une famille, un État, une structure productive, et ils voient la nature à travers une lentille qui a été façonnée par leur expérience sociale.
 Au-dessus de ce niveau de perception personnelle, la science est façonnée par la société parce qu'elle est une activité humaine productive qui prend du temps et nécessite de l'argent, et est ainsi guidée et réalisée par ces forces qui, dans le monde, contrôlent l'argent et le temps. La science utilise des matières premières et fait partie du processus de production de marchandises. La science utilise l'argent. Les gens gagnent leur vie par la science, et par conséquent les forces économiques et sociales dominantes dans la société déterminent dans une large mesure, ce que fait la science et comment elle le fait. Plus encore, ces forces ont le pouvoir de s'approprier des idées scientifiques qui sont particulièrement adaptées au maintien des structures sociales dont elles font partie et à leur prospérité renouvelée. Ainsi, d'autres institutions sociales apportent leur contribution à la science à la fois dans ce qui est fait et dans la manière de penser, et elles en retirent des concepts scientifiques et des idées qui soutiennent ensuite leurs institutions et les font paraître légitimes et naturelles. C'est ce double processus – d'une part, de l'influence et du contrôle social de ce que les scientifiques font et disent, et, d'autre part, de l'utilisation de ce que les scientifiques font et disent afin de continuer à soutenir les institutions de la société – auquel nous faisons référence lorsque nous parlons de la science comme idéologie."
 
Richard Lewontin, Biology as ideology, 1991, tr. fr. P.-J. Haution, HarperPerennial, 1992, p. 3-4.
 
 "Science is a social institution about which there is a great deal of misunderstanding, even among those who are part of it. We think that science is an institution, a set of methods, a set of people, a great body of knowledge that we call scientific, is somehow apart from the forces that rule our everyday lives and that govern the structure of our society. We think science is objective. Science has brought us all kinds of good things. It has tremendously increased the production of food. It has increased our life expectancy from a mere 45 years at the beginning of the last century to over 70 in rich places like North America. It has put people on the moon and made it possible to sit at home and watch the world go by.
 At the same time, science, like other productive activities, like the state, the family, sport, is a social institution completely integrated into and influenced by the structure of all our other social institutions. The problems that science deals with, the ideas that it uses in investigating those problems, even the so-called scientific results that come out of scientific investigation, are all deeply influenced by predispositions that derive from the society in which we live. Scientists do not begin life as scientists, after all, but as social beings immersed in a family, a state, a productive structure, and they view nature through a lens that has been molded by their social experience.
 Above that personal level of perception, science is molded by society because it is a human productive activity that takes time and money, and so is guided by and directed by those forces in the world that have control over money and time. Science uses commodities and is part of the process of commodity production. Science uses money. People earn their living by science, and as a consequence the dominant social and economic forces in society determine to a large extent what science does and how it does it. More than that, those forces have the power to appropriate from science ideas that are particularly suited to the maintenance and continued prosperity of the social structures of which they are a part. So other social institutions have an input into science both in what is done and how it is thought about, and they take from science concepts and ideas that then support their institutions and make them seem legitimate and natural. It is this dual process--on the one hand, of the social influence and control of what scientists do and say, and, on the other hand, the use of what scientists do and say to further support the institutions of society--that is meant when we speak of science as ideology."
 
Richard Lewontin, Biology as ideology, 1991, HarperPerennial, 1992, pp. 3-4.

Date de création : 20/01/2013 @ 11:40
Dernière modification : 28/05/2024 @ 16:23
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