"L'égalité est le fondement d'une bonne république. Une république est heureuse lorsque les citoyens obéissent aux magistrats, et que les magistrats respectent les lois. Or elle ne peut s'assurer de cette obéissance et de ce respect, qu'autant que par sa constitution elle confond l'intérêt particulier avec le bien général ; et elle ne confond l'un avec l'autre, qu'à proportion qu'elle maintient une plus grande égalité entre ses membres.
Je ne veux pas parler d'une égalité de fortune, car le cours des choses la détruirait d'une génération à l'autre. Je n'entends pas non plus que tous les citoyens aient la même part aux honneurs ; puisque cela serait contradictoire à l'ordre de la société, qui demande que les uns gouvernent et que les autres soient gouvernés. Mais j'entends que tous les citoyens, également protégés par les lois, soient également assurés de ce qu'ils ont chacun en propre, et qu'ils aient également la liberté d'en jouir et d'en disposer. De là il résulte qu'aucun ne pourra nuire, et qu'on ne pourra nuire à aucun."
Condillac, Cours d'études pour l'instruction du Prince de Parme. Histoire moderne, 1798, Livre neuvième, Chapitre II.
"[…] je pense que le problème politique se ramène aux données suivantes : la politique est la théorie ou l'art de faire vivre les hommes en communauté, la théorie ou l'art d'assurer l'existence et la durée des groupes organisés. Les sociétés complexes comportent nécessairement une diversité de tâches dont la complexité et la dignité varient grandement. D'autre part la politique a pour fin immanente de faire participer tous les hommes à la communauté. L'antinomie fondamentale de l'ordre politique, dont tous les régimes apparaissent comme des solutions imparfaites, c'est la volonté de concilier la diversité des tâches, l'inégalité des pouvoirs et des prestiges, avec une participation de tous les hommes à la communauté. Il n'y a pas de société qui n'essaie de réaliser cette participation de tous à la vie politique, mais il n'y en a pas non plus qui puisse assurer à tous l'égalité dans la tâche accomplie ou dans le prestige accordé. Toutes les sociétés et tous régimes sont un effort pour concilier la hiérarchie avec l'égalité, la hiérarchie de pouvoir avec l'égale dignité humaine.
Les sociétés humaines ont cherché à résoudre cette contradiction dans deux directions. L'une consiste à consacrer, à sanctifier l'inégalité sociale, à mettre chacun dans une catégorie déterminée et à faire accepter par tous l'inégalité essentielle des places occupées: la forme extrême en est le système des castes. L'autre solution consiste à affirmer l'égalité politique des hommes dans la démocratie et à pousser le plus loin possible l'égalisation sociale et économique.
Ces deux solutions sont imparfaites. La solution hiérarchique aboutit rapidement à exclure de l'humanité les hommes situés dans les castes inférieures. La solution démocratique comporte une permanente hypocrisie, car aucune société n'a jamais pu égaliser ni les tâches, ni les revenus, ni les prestiges des individus. L'ordre de l'égalité est inévitablement un ordre formel que chaque pouvoir établi essaie d'exalter tout en dissimulant les inégalités réelles."
Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, 1962, Paris, Gallimard, Coll. Idées, 1968, p. 86-87.
"Il existe […] un accord unanime parmi les Grecs pour constater que l'égalité n'est pas une donnée de nature. Ce qui règne dans la nature, c'est l'inégalité : inégalité des forces, inégalité des courages, inégalité des capacités et des talents. Cela n'est pas seulement vrai des hommes ; les dieux, les animaux, les plantes sont eux aussi soumis à cette grande loi de l'inégalité.
En présence de cette inégalité qui apparaît comme un fait, deux attitudes sont concevables – deux attitudes extrêmes entre lesquelles toute une série d'intermédiaires ou de compromis peuvent bien sûr être imaginés.
- La première consiste à penser qu'il n'y a de société, de communauté, de cité viable que celle qui respecte la nature et se conforme à sa loi. Puisque les hommes sont inégaux, il faut accepter cette inégalité, et fonder sur elle l'organisation de la cité. Le problème devient alors d'aménager la cité de telle sorte que soit assurée la suprématie des meilleurs : les hommes sont inégaux sous de multiples rapports, et tous ces rapports ne sont pas pareillement pertinents dans le domaine politique, tous ne doivent pas être pris en considération pour créer les conditions d'une vie collective supportable. Ce qui compte, c'est l'inégalité des dons et des aptitudes ; c'est cette inégalité-là qui devra être prise comme base de l'organisation civique, de telle sorte que les plus doués, les plus capables exercent le pouvoir. Le problème politique central devient celui des mécanismes de la sélection, et le régime idéal est l'aristocratie, le gouvernement des meilleurs.
Il existe en Grèce une longue et vigoureuse tradition aristocratique, dont Sparte est sans doute le représentant et le symbole le plus éminent. À Athènes même, il existe un parti aristocratique, dont Platon est assurément le porte-parole le plus éloquent. C'est à cette tradition aristocratique que nous rattache, que nous le voulions ou non, la critique libérale de l'égalité […].
- En face de l'inégalité naturelle, une autre attitude est possible. Les partisans de cette seconde attitude discernent avant tout dans l'inégalité naturelle l'inégalité des forces, le déséquilibre, la dissymétrie entre les forts et les faibles. Ce privilège accordé à la question de la force est compréhensible, puisque nous nous occupons de politique, donc de la question du pouvoir. Dans la nature, et parmi les hommes à l'état de nature, avant l'apparition de la loi et la naissance de la cité, il y a des forts et des faibles, et, en quelque sorte par définition, les forts dominent et les faibles sont asservis.
C'est ce que, dans une formule paradoxale, nous appelons le « droit du plus fort » ; en réalité il n'y a là aucun droit ; la suprématie du plus fort est la constatation d'un fait : du point de vue de la physique ou de la mécanique, entre deux forces inégales, c'est évidemment la plus grande qui l'emporte.
Cela entraîne une conséquence décisive ; entendue au sens large comme inégalité non seulement des forces physiques, mais aussi des ressources matérielles, intellectuelles et morales, l'inégalité des forces entraîne la généralisation du rapport de domination et de subordination, et la division des hommes entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. En d'autres termes, l'inégalité est exclusive de la liberté.
Elle exclut la liberté pour les faibles, mais elle l'exclut aussi pour les forts : car dans un monde où les rapports de force sont seuls décisifs, l'avantage est toujours temporaire et contingent ; une coalition de faibles peut toujours venir à bout d'un fort. En conséquence, même pour les forts, la liberté est toujours fragile, précaire, menacée de mort.
L'inégalité est exclusive de la liberté ; énonçons le même résultat en termes positifs : pour les partisans athéniens de la démocratie, l'égalité est une condition nécessaire de la liberté. On voit à quel point la critique libérale de l'égalité est contraire à la tradition démocratique grecque ; pour la première, l'égalité est un péril pour la liberté ; pour la seconde, l'égalité est au contraire un présupposé de la liberté.
Bien entendu, nous pouvons pressentir, après Benjamin Constant, que le mot de liberté n'a pas le même sens dans les deux cas. […] pour les démocrates athéniens, être libre, c'est essentiellement ne pas être dominé, n'avoir pas à subir le joug et les caprices d'un maître ; ou encore, être libre, c'est ne pas avoir de supérieur ; et ces termes de domination et de supériorité doivent être entendus dans le sens le plus concret, je dirais même le plus matériel.
C'est l'expérience du duel ou du combat qui doit être évoquée ici : dans un duel à armes égales, le plus grand l'emporte sur le plus petit ; dans une bataille entre deux armées, celle qui occupe les hauteurs a l'avantage sur celle qui se déploie dans la plaine ; dominer, c'est d'abord surplomber.
Au contraire, si tous les individus sont placés sur le même plan, nul ne domine et nul n'est dominé ; en conséquence, personne n'est en mesure de commander, et personne n'est contraint d'obéir. Ni commander ni obéir : tel est l'idéal que propose Otanès, le champion de la démocratie, lors du fameux débat relaté par Hérodote sur la constitution de l'Empire perse (III, 80-83). Ni commander ni obéir, telle est la définition grecque de la liberté politique ; on voit bien qu'ainsi entendue la liberté suppose l'égalité à titre de condition nécessaire."
Emmanuel Terray, "Égalité des Anciens, égalité des Modernes", in Les Grecs, les Romains et nous. L'Antiquité est-elle moderne ?, Le Monde Éditions, 1991, p. 144-146.
"L'égalité n'est pas une fiction. Tout supérieur l'éprouve, au contraire, comme la plus banale des réalités. Pas de maître qui ne s'endorme et ne risque de laisser filer son esclave, pas d'homme qui ne soit capable d'en tuer un autre, pas de force qui s'impose sans avoir à se légitimer, à reconnaître donc, pour que l'inégalité puisse fonctionner, une égalité irréductible. Dès que l'obéissance doit passer par un principe de légitimité, qu'il doit y avoir des lois qui s'imposent en tant que lois et des institutions qui incarnent le commun de la communauté, le commandement doit supposer une égalité entre celui qui commande et celui qui est commandé. Ceux qui se croient malins et réalistes peuvent toujours dire que l'égalité n'est que le doux rêve angélique des imbéciles et des âmes tendres. Malheureusement pour eux, elle est une réalité sans cesse et partout attestée. Pas de service qui s'exécute, pas de savoir qui se transmette, pas d'autorité qui s'établisse sans que le maître ait, si peu que ce soit, à parler « d'égal à égal » avec celui qu'il commande ou instruit. La société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires. C'est cette intrication de l'égalité dans l'inégalité que le scandale démocratique vient manifester pour en faire le fondement même du pouvoir commun."
Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, 2005, La Fabrique, p. 55.
"Selon Hérodote, isonomie est « le plus beau nom qui soit »[1]. Le principe de l'isonomie dont Athènes était le modèle impliquait la participation égale de tous les citoyens dans un régime commun, régi par un corps souverain qui se réunissait à l'Assemblée. puisque les femmes, les esclaves et les étrangers ne possédaient pas ce droit, la démocratie était en réalité fondée sur des principes hiérarchiques extra-constitutionnels pour le moins autoritaires (indépendamment de la question historique de l'esclavage, on retrouve les mêmes contradictions chez les Américains qui se félicitent de « vivre dans une démocratie », alors qu'ils passent la plupart de leur temps dans des institutions non démocratiques comme la famille, l'école, les hauts lieux du capitalisme, sans compter l'armée et la bureaucratie du gouvernement lui-même. Regardez, la démocratie est toute nue !). pour les citoyens athéniens, l'isonomie signifiait l'égalité devant la loi, l'égalité de parole et de vote à l'Assemblée, et une chance égale de participer au Conseil des Cinq-cents (la Boulê) qui établissait les ordres du jour de l'Assemblée remplissait des fonctions diplomatiques et judiciaires importantes. Au Conseil, chacune des dix tribus constituées par la réforme de Clisthène en 507 était composée de cinquante hommes tirés au sort, pour une durée d'un an. Alternativement, pour une période de 36 ou 37 jours, chaque tribu assurait la présidence et la responsabilité de l'ensemble du Conseil. Ce système de rotation égalitaire est particulièrement intéressant en ce qu'il établit et comprend un principe hiérarchique dans l'isonomie […]. En effet, la rotation répond à l'idéal aristotélicien d'un régime où les citoyens sont tour à tour gouvernants et gouvernés. Si l'on compare Athènes avec les royaumes de Mycènes et de Minos, la transformation de la souveraineté, de la monarchie à la démocratie, est à la fois multiple et radicale. Reprenons l'analyse de Vernant sur cette comparaison : les royaumes anciens, gouvernés par une personne privée, dont la force mystique émane du palais, ont fini par céder à l'apparition de la polis où les prérogatives gouvernementales reviennent à une collectivité, de manière égale et publique. Rassemblés au centre de la cité (sur l'agora), les citoyens recourent à la raison et à la persuasion pour statuer sur les affaires de la cité, pour concilier leurs propres intérêts privés avec l'intérêt et le bien de la cité - du moins en principe. Vernant écrit :
Le groupe humain se fait donc de lui-même l'image suivante: à côté des maisons privées, particulières, il y a un centre où les affaires publiques sont débattues, et ce centre représente tout ce qui est « commun », la collectivité comme telle. [...] Au lieu que la société humaine forme, comme l'espace mythique, un monde à étages avec le roi au sommet et au-dessous de lui toute une hiérarchie de statuts sociaux définis en termes de domination et de soumission, l'univers de la cité apparaît constitué par des rapports égalitaires, réversibles où tous les citoyens se définissent par rapport aux autres comme identiques sur le plan politique."
Marshall Sahlins, La Nature humaine, une illusion occidentale, 2008, tr. fr. Oiliver Renaut, Terra cognita, Éditions de l'éclat, 2009, p. 28-29.
[1] Hérodote rapporte ici les propos d’Otanès.
Date de création : 18/02/2013 @ 17:33
Dernière modification : 18/10/2019 @ 11:18
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