"L'artiste japonais, pour développer son art, doit concentrer ses efforts sur la connaissance de soi, et finalement atteindre l'illumination. Les plus grands efforts sort fournis pour pacifier l'esprit et éliminer l'ego, susceptible de se laisser influencer par les éloges, le succès ou l'échec et le manque de reconnaissance. L'illumination porte en soi sa récompense. D'autre part, on peut difficilement, à quelques exceptions près, comparer les artistes occidentaux à des sensitives
. L'ego joue un rôle essentiel dans leur vie ; ceux dont l'ego est faible ont du mal à survivre. La faiblesse de l'art japonais (si faiblesse il y a) réside dans le fait qu'il se développe à partir de l’intériorité et se trouve donc moins réceptif à des sources d’enrichissement extérieures. Si sa propre analyse est juste, l'artiste japonais ne serait pas en principe, prêt à réfléchir sur ses « méthodes » de travail quand il est confronte à des périodes de changement radical, ou à une culture étrangère. Sa tendance est plutôt alors, ou bien d'apprendre le système propre à cette culture, ou de se replier sur lui-même ; il s'agit là d'une réaction caractéristique du mode de comportement japonais qui s'applique d'ailleurs à d'autres domaines.
L'artiste occidental, bien qu'on ne le suppose pas apprendre beaucoup sur lui-même par l'introspection et la méditation pendant qu’il travaille, semble par contre faire sien le travail d'autres artistes, et d’une manière tout à fait différente de celle de l'artiste japonais. Nos artistes sont beaucoup plus enclins à considérer le contexte esthétique, ou l'objet, ou les deux, qu'à se servir de l'art comme moyen privilégié de compréhension de leur individualité, de pénétrer l'activité de leur propre psyché. Ils utilisent leur art comme moyen d'exprimer ce qu'ils voient, entendent et ressentent, ou pour les aider à comprendre ce qu'ils voient, entendent et ressentent. Ce qui ne signifie pas, cependant, que l'artiste n'utilise jamais son art comme moyen privilégié de compréhension de son individualité, mais seulement qu'une telle utilisation ne constitue pas, dans notre tradition, une fonction implicite de l'art. Si c'était le cas, on n'assisterait pas à l'indignation outrée que manifeste le public quand des productions artistiques violent ses critères esthétiques. Les choses se passent comme si nous, Occidentaux, partagions l'extérieur, alors que les Japonais, peut-être aussi d'autres cultures orientales, partageaient l'intérieur. Mais il y a d'autres différences encore. L'art, au Japon, ne constitue pas, traditionnellement, un domaine fermé sur lui-même, séparé et indépendant, comme il l'est à l'Ouest. Il est plutôt l'essence même de la vie.
Il est aussi intéressant de noter que nulle part dans la pensée japonaise, on ne trouve mentionnée l'idée de talent individuel. Ceci signifie qu'en fait, quiconque s'y applique peut devenir maître en l'un des arts ; et bien qu'il existe des « grands », auxquels on accorde le statut de « Trésor national vivant », on semble supposer que le talent fait plutôt partie de l'inconscient culturel que de l'inconscient individuel. Bien sûr, la conception zen de l'art exige aussi beaucoup de l'individu, dans la mesure où l'on ne voit dans l'échec qu'un manque de discipline, de travail et de dévouement. À l'Ouest, on met souvent l'échec d'un individu sur le compte de faibles dispositions. Je suis sûr que les Japonais, d'une manière générale, reconnaissent l'importance des dispositions que peut avoir un individu, mais ils ne semblent pas considérer le manque de dispositions comme pouvant excuser des résultats médiocres.
Une autre différence, à l'Ouest, est qu'on paie très cher l'œuvre d'artistes renommés, alors que les moins connus n'ont qu'à manger de la vache enragée... Les Occidentaux ne sont pas non plus enclins à faire ce que je suis en train de faire en ce moment même : considérer l'art comme donnant des informations fécondes sur la vie et l'esprit de notre culture. Nous sommes plutôt enclins à considérer l'économie et la politique pour comprendre les schémas de notre psychologie culturelle. Il n'en est pas de même au Japon. L'art de l'épée, l'art floral, le tir à l'arc, la calligraphie, et l'art en général sont autant de voies privilégiées, toutes également propres à nous procurer la compréhension du cœur et de l'âme d'un peuple et de ses traditions. A l'Ouest, nous cherchons la vérité dans une seule direction. Le maître zen, lui, sait qu'il peut trouver l'illumination n'importe où."
Edward T. Hall, La dans de la vie. Temps culturel, temps vécu, 1983, Points Seuil, 1992, p. 120-122.
Sensitive : variété de mimosa dont les feuilles se rétractent au contact.
Date de création : 24/05/2013 @ 14:41
Dernière modification : 24/05/2013 @ 14:41
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