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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Hors des sentiers battus
Penser la mort
  "La peur de la mort qui est naturelle à tous les hommes, même aux plus malheureux, et fût-ce au plus sage, n'est pas un frémissement d'horreur devant le fait de périr, mais comme le dit justement Montaigne, devant la pensée d'avoir péri (d'être mort) ; cette pensée, le candidat au suicide s'imagine l'avoir encore après la mort, puisque le cadavre qui n'est plus lui, il le pense comme soi-même plongé dans l'obscurité de la tombe ou n'importe où ailleurs. L'illusion ici n'est pas à supprimer ; car elle réside dans la nature de la pensée, en tant que parole qu'on adresse à soi-même et sur soi-même.
 La pensée que « je ne suis pas » ne peut absolument pas exister ; car si je ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas. Je peux bien dire : je ne suis pas en bonne santé, etc., en pensant des prédicats de moi-même qui ont valeur négative (comme cela arrive pour tous les verba[1]) mais, parlant à la première personne, nier le sujet lui-même (celui-ci en quelque sorte s'anéantit) est une contradiction."
  
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, tr. fr. M. Foucault, éd. Vrin, p. 46-47.

[1] Attributs. 


  "[…] il ne fait aucun doute que certains concepts mythiques fondamentaux ne peuvent être compris, dans leur structure propre, qu'à la condition de garder à l'esprit que pour la pensée et l' « expérience » mythiques il existe un va-et-vient continu entre le monde du rêve et celui de la réalité objective. Même au sens purement pratique, même dans l'attitude que par rapport à la réalité l'homme se donne dans l'action, et non plus dans la représentation, les expériences oniriques jouissent de la même force et de la même portée et possèdent donc indirectement la même vérité que ce qui est vécu à l'état de veille. La vie, l'activité tout entière de nombreux « peuples primitifs » est, jusque dans les plus infimes détails, déterminée et conduite par leurs rêves. Et, de la même manière qu'il n'y a pas de différence bien établie entre le rêve et la veille, la pensée mythique ne distingue pas nettement la sphère de la vie et celle de la mort. L'un n'est pas le non-être de l'autre. La vie et la mort sont plutôt comme les parties identiques et homogènes d'un seul et même être. Il n'y a pas pour la pensée mythique de moment clairement défini où la vie se transforme en mort et la mort en vie. Elle pense la naissance comme un retour et la mort comme une prolongation. En ce sens, toutes les « théories de l' « immortalité » dans le mythe ont originellement une signification plus négative que dogmatiquement positive. La conscience indifférenciée et irréfléchie se refuse à opérer une division qui n'a pas en effet de présence immédiate et contraignante dans le contenu du vécu comme tel et qui n'est finalement exigée que par une réflexion sur les conditions empiriques de la vie, et donc par une certaine forme d'analyse causale.
  Si l'on prend, toute « réalité » uniquement pour ce qu'elle se donne dans l'impression immédiate et si l'on admet qu'elle est suffisamment garantie par la puissance qu'elle exerce sur ka vie de la représentation, des affects et de la volonté, le mort « existe » encore, en effet, même lorsque la forme sous laquelle il apparaissait jusqu'ici s'est transformée et que son existence matérielle a été remplacée par une simple présence fantomatique et incorporelle. Le fait que le vivant reste en relations avec lui comme auparavant, par les apparitions oniriques comme par les affects de l'amour et de la crainte, ne peut être exprimé et « expliqué » - puisqu'ici « être réel » signifie « agir » - autrement que par la survie du mort. À la place de la discrimination analytique qu'entre les phénomènes de la vie et de la mort et entre leurs présupposés empiriques effectue une pensée expérimentale évoluée, nous nous trouvons ici, au contraire, dans l'intuition indivise de la présence pure et simple. Même l'existence physique, dans cette vision, ne se brise pas subitement au moment de la mort : elle ne fait que changer de scène. Tout culte des morts repose essentiellement sur la croyance que le mort continue à avoir besoin, pour conserver son être, des moyens physiques de sa nourriture, de ses vêtements, de ses possessions. Alors qu'au niveau de la pensée, de la métaphysique l'intellect doit s'efforcer d'apporter des « preuves » de la survie de l'âme après la mort, le rapport s'inverse dans le progrès naturel de l'histoire de l'esprit humain. Ce n'est pas l'immortalité mais la mortalité qu'il faut « prouver », c'est-à-dire connaître théoriquement, et qui doit être mise en lumière et assurée progressivement par des lignes de démarcation que la réflexion, elle seule, introduit dans le contenu de l'expérience immédiate."

 

Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Tome 2 : la pensée mythique, 1925, Les Éditions de Minuit, 1999, p. 58-59.



  "Ce n'est pas ma propre mort, mais uniquement ma mortalité que je constate en présence de la mort d'autrui. Il y a comme un dédoublement dans le temps qui se produit ici ; la mort actuelle vient se refléter, sous forme d'un événement inéluctable, dans l'avenir. C'est ce qui nous faisait dire plus haut que le phénomène de la mort servait de modèle à la pensée empirique.
  Dans l'avenir, fait jusqu'ici uniquement d'élan et de dynamisme, une borne se pose maintenant. J'acquiers ma première connaissance au sujet de l'avenir. Je sais que je vais mourir, je sais que je ne serai plus.
  Le premier point fixe, la première précision pénètre ainsi dans le devenir, et cette première précision est apportée - et cela donne à réfléchir - non pas par une affirmation relative soit à ma propre vie, soit à la vie de mes semblables, mais par un phénomène à caractère négatif et destructeur, par la mort. La mort prend la force d'une date ; c'est la première date, du point de vue phénoménologique, qui vient s'inscrire ainsi dans le devenir.
  Certes, cette date n'a rien de précis en ce qui concerne son « quand ». La mort peut fort bien se produire à n'importe quel moment de l'existence. Inéluctable dans l'avenir, elle reste incertaine quant au moment précis où elle s'intégrera à ma vie, en venant y mettre fin. Ce double caractère de la mort veut être respecté. Notre pensée empirique, nos prévisions porteront sur tous les événements à venir, sauf sur le plus sûr parmi eux, sauf sur la mort. Je n'oublie évidemment pas les pronostics médicaux, mais ces pronostics, relatifs à l’évolution des maladies, se rapportent déjà à la première étape de la mort, et non à la vie elle-même. Ils n'ont point trait à ce qui vient d'être dit. Ce qui importe davantage, c'est que si nous connaissions d'avance, en pleine vie, la date de notre mort, nous ne pourrions probablement plus vivre du tout ; comme des obsédés, nous passerions notre temps penchés sur nos montres, en calculant le temps qu'il nous resterait encore à vivre. La date de la mort veut être ignorée dans la vie. Il n'empêche que c'est la mort qui nous fournit une donnée fondamentale, à savoir que quelque chose de précis doit se produire nécessairement dans l'avenir."

 
Eugène Minkowski, Le temps vécu, 1933, PUF, 1995, p. 135-136.


  "Il est impossible d'établir la moindre séparation entre la méditation sur la vie, conseillée par Spinoza, qui pense que la méditation de la mort est la marque de notre impuissance, et la méditation de la mort conseillée par Platon, qui pense qu'elle est la méditation de la vie véritable. Car la vie et la mort forment un couple : elles n'ont de sens qu'en s'opposant ; et le contraire de la vie n'est pas le néant, mais la mort. C'est l'idée de la mort, c'est-à-dire d'une vie qui se termine, qui donne au sentiment de la vie son extraordinaire acuité, son infinie puissance d'émotion. Dès que l'idée de la mort s'éloigne, la vie n'est plus pour nous qu'une habitude ou un divertissement : seule la présence de la mort nous oblige à la regarder face à face. Celui qui se détourne de la mort afin de mieux jouir de la vie se détourne aussi de la vie et, pour mieux oublier la mort, il oublie la mort et la vie.
  C'est parce que notre vie qui recommence tous les matins est close par la mort et ne recommence plus jamais qu'elle est pour nous un absolu ; il faut l'épuiser en une fois. Et le tragique de la vie s'accroît à penser qu'elle recommence indéfiniment, mais dans un monde dont nous sommes absent : en ce qui nous concerne, les dés sont jetés une fois pour toutes ; si nous nous trompons, c'est à jamais. […]

  La méditation sur la mort, en nous obligeant à percevoir nos limites, nous oblige à les dépasser. Elle nous découvre l'universalité de l'Être et sa transcendance par rapport à notre être individuel. Ainsi, elle nous ouvre l'accès non pas d'une vie future, qui garderait un caractère toujours provisoire, mais d'une vie surnaturelle, qui pénètre et qui baigne notre vie manifestée : il ne s'agit pour nous ni de l'ajourner, ni même de la préparer, mais, dès aujourd'hui d'y entrer."

 

Louis Lavelle, La conscience de soi, 1933, Grasset, 1993, p. 256-259.

 

  "Il est impossible d'établir la moindre séparation entre la méditation sur la vie, conseillée par Spinoza, qui pense que la méditation de la mort est la marque de notre impuissance, et la méditation de la mort conseillée par Platon, qui pense qu'elle est la méditation de la vie véritable. Car la vie et la mort forment un couple : elles n'ont de sens qu'en s'opposant ; et le contraire de la vie n'est pas le néant, mais la mort. C'est l'idée de la mort, c'est-à-dire d'une vie qui se termine, qui donne au sentiment de la vie son extraordinaire acuité, son infinie puissance d'émotion. Dès que l'idée de la mort s'éloigne, la vie n'est plus pour nous qu'une habitude ou un divertissement : seule la présence de la mort nous oblige à la regarder face à face. Celui qui se détourne de la mort afin de mieux jouir de la vie se détourne aussi de la vie et, pour mieux oublier la mort, il oublie la mort et la vie.
  C'est parce que notre vie qui recommence tous les matins est close par la mort et ne recommence plus jamais qu'elle est pour nous un absolu ; il faut l'épuiser en une fois. Et le tragique de la vie s'accroît à penser qu'elle recommence indéfiniment, mais dans un monde dont nous sommes absent : en ce qui nous concerne, les dés sont jetés une fois pour toutes ; si nous nous trompons, c'est à jamais.

  La naissance, qui borne notre vie à l'autre bout, n'a point pour nous une présence aussi aiguë: car elle ouvre notre destinée sur une promesse, tandis que la mort la referme sur un accomplissement. Peut-on même dire que nous soyons présent à notre naissance, qui nous propose l'existence plutôt qu'elle ne nous la donne, et qui la replonge en arrière dans d'immenses ténèbres ? C'est la destinée de tout être de germer dans l'obscurité, comme le grain de blé, et de mourir dans la lumière. Nous ne sommes tout à fait présent à nous-même que le jour de notre mort où nous ne pouvons plus rien ajouter à notre état réalisé, où l'univers, en nous recueillant, nous livre enfin à nous-même.
  Mais si la mort éclaire le sens de la vie, c'est la vie à son tour qui nous donne l'apprentissage et, pour ainsi dire, l'expérience de la mort. Car celui-là seul jouit de l'essence de la vie qui est capable, en acceptant toutes les morts particulières que le temps ne cesse d'infliger à tous les moments de son être séparé, de pénétrer jusqu'à cette profondeur secrète où tous les esprits puisent l'aliment qui les immortalise. Quand un être s'est renoncé lui-même, la mort est sur lui sans pouvoir. Loin de chercher à retenir quelque chose au-delà de la mort, loin d'être ambitieux de rien posséder, même dans cette vie, il ne cesse de faire dès maintenant le don perpétuel de lui-même.
  La méditation sur la mort, en nous obligeant à percevoir nos limites, nous oblige à les dépasser. Elle nous découvre l'universalité de l'Être et sa transcendance par rapport à notre être individuel. Ainsi, elle nous ouvre l'accès non pas d'une vie future, qui garderait un caractère toujours provisoire, mais d'une vie surnaturelle, qui pénètre et qui baigne notre vie manifestée : il ne s'agit pour nous ni de l'ajourner, ni même de la préparer, mais, dès aujourd'hui d'y entrer."

 

Louis Lavelle, La conscience de soi, 1933, Grasset, 1993, p. 256-259.


Date de création : 30/06/2013 @ 09:35
Dernière modification : 06/10/2013 @ 08:47
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