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Hors des sentiers battus
Le rôle de l'action dans l'expérience

  "[…] une expérience n'est possible que si son résultat peut, en premier lieu, être constaté (lecture de l'expérience) et surtout, en second lieu, interprété ; et, tant cette lecture que cette interprétation supposent toujours un système déductif susceptible d'assurer l'assimilation intellectuelle de l'expérience elle-même. Autrement dit, il ne suffit pas d'exercer certaines actions spéciales sur certains secteurs particuliers du réel pour tirer une connaissance précise, mais il s'agit en outre de coordonner ces actions (simultanées ou successives) entre elles. Or, cette coordination des actions n'est précisément plus affaire d'expérience physique mais caractérise, au contraire, le mécanisme de l'intelligence comme telle et se trouve par conséquent au point de départ des opérations logiques et mathématiques y compris les opérations géométriques. Toute coordination des actions consiste, en effet, soit à les ordonner les unes par rapport aux autres en sériant leurs résultats, soit, à emboîter leurs schèmes les uns dans les autres. En ces deux cas,  la coordination des actions aboutit donc à une mise en relation des objets sur lesquels elles portent, mais cette mise en relation ne consiste plus, comme dans le cas de l'action isolée ou spécialisée, à abstraire des objets certains de leurs caractères : elle ajoute, au contraire, aux objets des caractères nouveaux, non extraits de leur nature physique, mais s'accordant simplement avec elle. C'est ainsi que des rapports comme ceux que constituent les nombres, ou les classes et relations logiques, ou les notions géométriques fondamentales, sont relatifs aux actions dont ils expriment la coordination plus qu'aux objets sur lesquels ils portent (puisqu'il suffit, par exemple, d'inverser le sens de parcours de ces actions pour inverser ces rapports)."

 

Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La représentation de l'espace chez l'enfant, 1947, PUF, 1972, p. 470.



  "[…] les expériences que fait l'enfant, lorsqu'il modifie, par son action, les objets matériels mis à sa disposition, ne sont pas exclusivement des expériences de physique, c'est-à-dire portant sur les caractères intrinsèques de l'objet lui-même, sans quoi on ne comprendrait plus comment le raisonnement géométrique parvient ensuite à se libérer de l'objet pour devenir de plus en plus déductif. La géométrie de l'enfant est bien expérimentale, avant d'être déductive, mais toute expérience n'est pas une expérience de physique. Les expériences initiales qu'engendre l'espace sont, en effet, surtout des expériences faites par le sujet sur les propres actions, et consistant à déterminer comment ces actions s'enchaînent, les unes aux autres. Par exemple après avoir placé B entre A et C le sujet, découvre qu'il le retrouve nécessairement entre C et A ; après avoir enfilé l'extrémité d'un cordon par la boucle préparée pour faire un nœud , l'enfant découvre qu'en tirant davantage il ne modifie pas le nœud, etc. Bien entendu, la lecture de l'expérience commence par se faire sur l'objet, car la prise de conscience d'une action débute par la constatation de son résultat extérieur, et, en ce sens, ces expériences renseignent le sujet sur les caractères de l'objet et sont bien des expériences de physiques. Mais elles ne sont pas que cela, et il suffit déjà que le fait physique constaté soit un peu complexe (comme par exemple l'horizontalité permanente du niveau de l'eau) pour que sa lecture même suppose au préalable une coordination déjà poussée des actions. En plus des connaissances acquises sur l'objet, ce que le sujet apprend dans l'expérience géométrique, c'est donc, nécessairement aussi (et dans une mesure d'autant plus grande que l'expérience est plus poussée), la manière dont ses actions se coordonnent, entre elles et se déterminent les unes les autres : par exemple l'action de mettre B entre A et C implique celle de le placer aussi entre C et A, de même que l'enveloppement du cordon dans sa boucle demeure définitif tant que l'action inverse n'a point été exécutée, etc. C'est ainsi que les rapports topologiques, d'abord, puis les relations projectives et euclidiennes, supposent un nombre croissant de coordinations toujours plus complexes entre les actions elles-mêmes, la détermination d'une droite, d'un angle, de parallèles, de coordonnées, etc. impliquant tout autre chose qu'une constatation simple, mais insérant cette constatation dans un ajustement précis des actions entre elles."

 

Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La représentation de l'espace chez l'enfant, PUF, 1972, p. 529-530.

 

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Date de création : 28/10/2013 @ 14:51
Dernière modification : 08/12/2013 @ 10:44
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