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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Hors des sentiers battus
Il y a un temps pour vivre, et un temps pour témoigner de vivre

"Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre."

À la lumière des œuvres du programme et de vos connaissances liées au thème, vous discuterez cette affirmation d'Albert Camus, tirée des Noces à Tipasa, 1939 (Le Livre de Poche, 1967, p. 20).

 

Problématique : l'affirmation d'Albert Camus, qui peut d'abord être interprétée comme un simple constat, semble alors marquée du sceau de l'évidence : comment pourrions-nous en effet témoigner de quelque chose si nous ne l'avons pas vécu ? Le temps du témoignage ne succède-t-il pas nécessairement au "temps de vivre" ? Toutefois, Camus ne nous propose pas un simple constat : il sous-entend qu'avant de prendre le temps de témoigner, il faut vivre, c'est-à-dire qu'il faut vivre pleinement notre présent. La volonté de témoigner, quand elle est nostalgique, ne nous fait-elle pas courir le risque de rester prisonnier du passé et, quand elle est tout entière anticipée, de nous empêcher de vivre pleinement le moment présent ? Dans les deux cas, ne nous fait-elle pas manquer le bonheur présent ? À l'inverse, dans quelle mesure le temps du témoignage est-il ce qui justifie le temps vécu ? Autrement dit, témoigner de vivre ne nous ménage-t-il pas aussi un "temps de vivre" à venir ?

 

  1. Inventer c'est se ressouvenir

     
  2. On ne peut témoigner sans avoir été témoin

  Les pensées de Clarissa, tandis qu'elle marche dans les rues de Londres, témoignent de sa vie. Ses réflexions vont d'un souvenir à l'autre, et elle se demande si elle fait les bons choix (aurait-elle dû épouser Peter Walsh ?).
  Au soir de sa vie, on peut enfin embrasser d'un regard son passé. Ayant tout vécu, on peut enfin se reposer et faire œuvre de témoignage.

Cf. les Mémoires, dont Clarissa Dalloway est friante (puisqu'elle ne lit que cela). Ex. : les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, où il se fait le témoin de son époque.

 

  1. De la vie à l'œuvre d'art

"Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre." Nous dit Camus. Mais il ajoute ensuite :

"Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et l'œuvre d'art viendra ensuite. Il y a là une liberté."

En d'autres termes, le témoignage ne consiste pas seulement à raconter ce que l'on a vécu, mais il se transforme, par le travail de l'écrivain en œuvre d'art. Le temps vécu est donc, pour ce dernier, le matériau de sa liberté créatrice. C'est le point de vue que défendait Nerval dans sa lettre-préface aux Filles du feu, lorsqu'il écrit à Dumas : "Inventer au fond c'est se ressouvenir."

 

  1. Avant de témoigner, il faut vivre
     

  Selon Louis Lavelle, "on s'ennuie du présent", ce pourquoi nous cherchons toujours à y échapper, et il "ne commence à nous intéresser qu'à partir du moment où nous pressentons que nous trouverons plaisir à nous en souvenir."[1] En effet :

"les événements les plus familiers, ceux dont nous n’avons rien su tirer autrefois et qui ne produisaient en nous que de l'indifférence et de l'ennui au moment où ils avaient lieu, acquièrent un charme mystérieux quand ils ne sont plus pour nous que des images ; c'est qu'ils nous donnent alors un moyen de nous évader du présent et que nous ne nous sentons plus menacés de les revivre."[2]

De ce point de vue, le témoignage apparaît comme un moyen de trouver une saveur à des événements qui, au moment où nous les avons vécus, étaient restés insipides. Cependant, si comme le dit Lavelle, il faut anticiper la manière dont nous nous souviendrons du moment présent pour l’apprécier, ne courons-nous pas le risque de ne vivre les choses qu’au futur, c’est-à-dire de ne plus les vivre présentement ?

  Bergson est souvent présenté comme un philosophe de la vie, ce qui se justifie dans la mesure où la réflexion sur la vie au sens biologique, mais aussi la vie vécue est au centre de son œuvre. À plusieurs reprises, il insiste sur la primauté du vécu, non pas au sens chronologique, mais au sens moral. C'est ainsi qu'il écrit dans La pensée et le mouvant, qu' "avant de philosopher, il faut vivre". Et il ajoute :

"la vie exige que nous mettions des œillères, que nous regardions non pas à droite, à gauche ou en arrière, mais droit devant nous dans la direction où nous avons à marcher."[3]

Vouloir philosopher, ou témoigner, avant d'avoir vécu, c'est, dans une anticipation précipitée, s'empêcher de vivre ou, plus exactement, s'interdire de vivre pleinement, de jouir de la vie. C'est là que la durée bergsonienne prend tout son sens, vivre la durée, c'est se "laisser vivre".

"La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs."[4]

  Pour Bergson, la durée est inséparable de l'avenir, c'est ce qui fait qu'elle est constante invention et changement. Elle est le jaillissement de la nouveauté.

"Ainsi notre personnalité pousse, grandit, mûrit sans cesse. Chacun de ses moments est du nouveau qui s'ajoute à ce qui était auparavant. Allons plus loin : ce n'est pas seulement du nouveau, c'est de l'imprévisible"[5].

Aucun état ne peut être strictement identique au précédent ni à aucun de ce qui a été déjà connu, ce qui signifie que 1a vie est par conséquent par essence création. Elle est comme l'œuvre de l'artiste qui fait advenir le radicalement nouveau, ou plus exactement l'original. Vivre la vie signifie vivre cette création incessante de soi par soi, cela signifie la vivre en artiste. Tandis que le témoignage est porté sur le passé, la vie véritable, celle qui consiste à vivre dans la durée, se porte vers l'avenir.

  Pour certains, vivre l'instant présent est la condition du bonheur. C'est le sens du fameux carpe diem. Carpe diem (quam minimum credula postero) est en effet une locution latine extraite d'un poème de Horace (dans ses Odes, I, 11, 8 "À Leuconoé", 23 ou 22 av. J.-C.) qui  signifie : "Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain". Cette formule manifeste l'influence de l'épicurisme et du stoïcisme sur Horace. Sénèque, l'un des principaux représentants du stoïcisme écrivait ainsi que :

"Le plus grand obstacle à la vie, c'est l'attente, qui espère demain et néglige aujourd'hui. Tout ce qui arrivera plus tard est du domaine de l'incertain : vis dès maintenant."[6]

Celui dont le but est de témoigner, soit se tourne vers le passé, soit vers l'avenir, mais oublie le présent, et rate le bonheur. Comme l'écrit Pascal :

"Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin."

Et il ajoute :

"Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivrons jamais, mais nous espérons de vivre, et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais."[7]

  Qu'il faille vivre avant de témoigner, autrement qu'il faille prendre le temps de vivre, avant de prendre le temps de témoigner, signifie-t-il pour autant qu'il faille s'interdire de témoigner ? Le temps du témoignage n'est-il pas nécessairement un temps pris sur le temps vécu ?
  En vérité, témoigner du temps vécu n'est pas que le luxe d'un écrivain au soir de sa vie. Il y a dans le témoignage non pas seulement un retour sur le passé, mais un rapport à l'avenir : il s'agit alors de témoigner pour vivre.

 

  1. Témoigner pour vivre

 

  1. Témoigner pour se guérir

  Obsédé par le souvenir, par le passé, le témoignage peut être considéré comme une forme d'exorcisme ou de thérapie. Il s'agit alors de se guérir de son passé.
  Ainsi, le narrateur de Sylvie utilise-t-il l'écriture pour essayer de se libérer de sa nostalgie, ce qu'il l'exprime de manière subliminale dans le "Dernier feuillet" :

"Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie. J'ai essayé de les fixer sans beaucoup d'ordre, mais bien des cœurs me comprendront. Les illusions tombent l'une après l'autre, comme les écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience. Sa saveur est amère ; elle a pourtant quelque chose d'âcre qui fortifie".
 

  1. Témoigner pour les autres

  Par son témoignage, l'artiste nous fait revivre les choses. Peut alors se produire le phénomène de catharsis, analysé par Aristote. C'est ce qu'exprime Bergson.

"Mais la plupart des émotions sont grosses de mille sensations, sentiments ou idées qui les pénètrent : chacune d'elles est donc un état unique en son genre, indéfinissable, et il semble qu'il faudrait revivre la vie de celui qui l'éprouve pour l'embrasser dans sa complexe origi­nalité. Pourtant l'artiste vise à nous introduire dans cette émotion si riche, si personnelle, si nouvelle, et à nous faire éprouver ce qu'il ne saurait nous faire comprendre. Il fixera donc, parmi les manifestations extérieures de son sentiment, celles que notre corps imitera machinalement, quoique légèrement, en les apercevant, de manière à nous replacer tout d'un coup dans l'indéfinis­sable état psychologique qui les provoqua. Ainsi tombera la barrière que le temps et l'espace interposaient entre sa conscience et la nôtre; et plus sera riche d'idées, gros de sensations et d'émotions le sentiment dans le cadre duquel il nous aura fait entrer, plus la beauté exprimée aura de profondeur ou d'élévation."[8]


Mais le témoin est aussi celui qui donne une leçon au monde.

Cf. les témoignages des survivants des camps (Si c'est un homme de Primo Lévi).

C'est parce qu'il a survécu que Primo Lévi a témoigné (À son amie Bianca Guidetti Serra, il dit : "J’ai survécu, j’ai raconté, j’ai témoigné."). Il évoque ainsi le "besoin de raconter aux autres, de faire participer les autres, avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires".

→ témoigner d'un temps vécu, pour permettre aux autres de vivre le temps à venir.


[1] La Conscience de soi, 1933.
[2] Ibid.
[3] Il répète la même idée dans Les deux sources de la morale et de la religion : "avant de philosopher, il faut vivre ; c'est d’une nécessité vitale qu'ont dû sortir les dispositions et les convictions originelles." (p. 187).
[4] Essai sur les données immédiates de la conscience, Chapitre II,
[5] L'évolution créatrice
[6] La brièveté de la vie
[7] Pensées, in Oeuvres Complètes, p. 506, Seuil, 1963.

[8] Essai sur les données immédiates de la conscience, Chapitre I

 


Date de création : 18/12/2013 @ 18:26
Dernière modification : 18/12/2013 @ 18:29
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