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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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La répartition sociale des hommes dans l'espace ; de la structure sociale à la structure spatiale

  "Dans les sociétés dont l'organisation a un caractère totémique, c'est une règle générale que les groupes secondaires de la tribu, phratries, clans, sous-clans, se disposent dans l'espace suivant leurs rapports de parenté et les similitudes ou les différences que présentent leurs fonctions sociales. Parce que les deux phratries ont des personnalités distinctes, parce que chacune a un rôle différent dans la vie de la tribu, elles s'opposent spatialement ; l'une s'établit d'un côté, l'autre de l'autre; l'une est orientée dans un sens, l'autre dans le sens opposé. A l'intérieur de chaque phratrie, les clans sont d'autant plus voisins, ou, au contraire, d'autant plus éloignés les uns des autres que les choses de leur ressort sont plus parentes ou plus étrangères les unes aux autres. L'existence de cette règle était très apparente dans les sociétés dont nous avons parlé. Nous avons vu, en effet, comment, chez les Zuñis, à l'intérieur du Pueblo, chaque clan était orienté dans le sens de la région qui lui était assignée; comment, chez les Sioux, les deux phratries, chargées de fonctions aussi contraires que possible, étaient situées l'une à gauche, l'autre à droite, l'une à l'est, l'autre à l'ouest. Mais des faits identiques ou analogues se retrouvent dans bien d'autres tribus. On signale également cette double opposition des phratries, et quant à la fonction et quant à l'emplacement, chez les Iroquois, chez les Wyandols, chez les Séminoles, tribu dégénérée de la Floride, chez les Thlinkits, chez les Indiens Loucheux ou Déné Dindjé, les plus septentrionaux, les plus abâtardis, mais aussi les plus primitifs des Indiens[1]. En Mélanésie, l'emplacement respectif des phratries et des clans n'est pas moins rigoureusement déterminé. Il suffit, d'ailleurs, de se rappeler le fait déjà cité, de ces tribus divisées en phratrie de l'eau et phratrie de la terre, campant l'une sous le vent, l'autre vers le vent. Dans beaucoup de sociétés mélanésiennes, cette division bipartite est même tout ce qui reste de l'ancienne organisation. En Australie, à maintes reprises, on a constaté les mêmes phénomènes de localisation. Alors même que les membres de chaque phratrie sont dispersés à travers une multitude de groupes locaux, à l'intérieur de chacun d'eux elles s'opposent dans le campement. Mais c'est surtout dans les rassemblements de la tribu tout entière que ces dispositions sont apparentes, ainsi que l'orientation qui en résulte. C'est le cas tout particulièrement chez les Aruntas. Nous trouvons, d'ailleurs, chez eux, la notion d'une orientation spéciale, d'une direction mythique assignée à chaque clan. Le clan de l'eau appartient à une région qui est censée être celle de l'eau. C'est dans la direction du camp mythique où sont censés avoir habité les ancêtres fabuleux, les Alcheringas, que l'on oriente le mort. La direction du camp des ancêtres mythiques de la mère entre en ligne de compte lors de certaines cérémonies religieuses (le percement du nez, l'extraction de l'incisive supérieure[2]). Chez les Kulin, et dans tout le groupe de tribus qui habitent la côte de la Nouvelle-Galles du Sud, les clans sont placés dans l'assemblée tribale suivant le point de l'horizon d'où ils viennent.
  Ceci posé, on comprend aisément comment la classification par orients s'est établie. Les choses furent d'abord classées par clans et par totems. Mais cette étroite localisation des clans dont nous venons de parler entraîna forcément une localisation correspondante des choses attribuées aux clans. Du moment que les gens du loup, par exemple, ressortissent à tel quartier du camp, il en est nécessairement de même des choses de toutes sortes qui sont classées sous ce même totem. Par suite, que le camp s'oriente d'une manière définie, et toutes ses parties se trouveront orientées du même coup avec tout ce qu'elles comprennent, choses et gens. Autrement dit, tous les êtres de la nature seront désormais conçus comme soutenant des rapports déterminés avec des portions également déterminées de l'espace. Sans doute, c'est seulement l'espace tribal qui est ainsi divisé et réparti. Mais de même que la tribu constitue pour le primitif toute l'humanité, de même que l'ancêtre fondateur de la tribu est le père et le créateur des hommes, de même aussi l'idée du camp se confond avec l'idée du monde [3]. Le camp est le centre de l'univers et tout l'univers y est en raccourci. L'espace mondial et l'espace tribal ne se distinguent donc que très imparfaitement et l'esprit passe de l'un à l'autre sans difficulté, presque sans en avoir conscience. Et ainsi les choses se trouvent rapportées à tels ou tels orients en général. Toutefois, tant que l'organisation en phratries et en clans resta forte, la classification par clans resta prépondérante; c'est par l'intermédiaire des totems que les choses furent rattachées aux régions. Nous avons vu que c'était encore le cas chez les Zuñis, au moins pour certains êtres. Mais que les groupements totémiques, si curieusement hiérarchisés, s'évanouissent et soient remplacés par des groupements locaux, simplement juxtaposés les uns aux autres, et, dans la même mesure, la classification par orients sera désormais la seule possible[4]."

 

Émile Durkheim et Marcel Mauss, "De quelques formes primitives de classification", Essais de sociologie, Points essais, 1971, p. 210-212.


[1] Chez les Loucheux, il y a une phratrie de droite, une de gauche et une du milieu.
[2] Nous avons évidemment affaire ici soit à un commencement, soit à un reste de localisation des clans. C'est, croyons-nous, plutôt un reste. Si, comme on a essayé de le démontrer ici l'an dernier, on admet que les clans ont été répartis entre les phratries, comme les phratries sont localisées, les clans ont dû l'être.
[3] On trouve encore à Rome des traces de ces idées : mundus signifie à la fois le monde et le lieu où se réunissaient les comices. L'identification de la tribu (ou de la cité) et de l'humanité n'est donc pas due simplement à l'exaltation de l'orgueil national, mais à un ensemble de conceptions qui font de la tribu le microcosme de l'univers.
[4] Dans ce cas, tout ce qui survit de l'ancien système, c'est l'attribution de certains pouvoirs aux groupes locaux. Ainsi, chez les Kurnai chaque groupe local est maître d'un certain vent qui est censé venir de son côté.


 

  "L'espace des chasseurs nomades ne peut se répartir selon les mêmes lignes que celui des agriculteurs sédentaires. Divisé pour ceux-ci en espace de la culture, que constituent le village et les jardins, et en espace de la nature occupé par la forêt environnante, il se structure en cercles concentriques. Pour les Guayaki au contraire, l'espace est constamment homogène, réduit à la pure extension où s'abolit, semble-t-il, la différence de la nature et de la culture. Mais, en réalité, l'opposition déjà relevée [entre les hommes et les femmes] au plan de la vie matérielle fournit également le principe d'une dichotomie de l'espace qui, pour être plus masquée qu'en des sociétés d'un autre niveau culturel, n'en est pour autant pas moins pertinente. Il y a chez les Guayaki un espace masculin et un espace féminin, respectivement définis par la forêt où chassent les hommes et par le campement où règnent les femmes. Sans doute les haltes sont-elles très provisoires : elles durent rarement plus de trois jours. Mais elles sont le lieu du repos où l'on consomme la nourriture préparée par les femmes, tandis que la forêt est le lieu du mouvement spécialement voué aux courses des hommes lancés à la recherche du gibier. On n'en saurait conclure, bien entendu, que les femmes sont moins nomades que leurs époux. Mais, en raison du type d'économie à quoi est suspendue l'existence de la tribu, les vrais maîtres de la forêt sont les chasseurs : ils l'investissent effectivement obligés qu'ils sont de l'explorer avec minutie pour en exploiter systématiquement toutes les ressources. Espace du danger et du risque, de l'aventure toujours renouvelée pour les hommes, la forêt est au contraire, pour les femmes, espace parcouru entre deux étapes, traversée monotone et fatigante, simple étendue neutre. Au pôle opposé, le campement offre au chasseur la tranquillité du repos et l'occasion du bricolage routinier, tandis qu'il est pour les femmes le lieu où s'accomplissent leurs activités spécifiques et se déploie une vie familiale qu'elles contrôlent largement. La forêt et le campement se trouvent ainsi affectés de signes contraires selon qu'il s'agit des hommes ou des femmes. L'espace, pourrait-on dire, de la « banalité quotidienne », c'est la forêt pour les femmes, le campement pour les hommes : pour ceux-ci l'existence ne devient authentique que lorsqu'ils la réalisent comme chasseurs, c'est-à-dire dans la forêt, et pour les femmes lorsque, cessant d'être des moyens de transport, elles peuvent vivre dans le campement comme épouses et comme mères.
  On peut donc mesurer la valeur et la portée de l'opposition socio-économique entre hommes et femmes à ce qu'elle structure le temps et l'espace des Guayaki."

 

Pierre Clastres, La société contre l'État, 1974, chapitre 5 : L'arc et le panier, Éditions de minuit, p. 90-91.



  "L'organisation de l'espace fonctionne ainsi comme un système de production sociale qui met en lumière ce principe de la vie sociale : chacun est affecté à un espace donné. Toute société, toute institution est organisée de telle sorte que chacun est placé dans un domaine plus ou moins grand, plus ou moins spécifique aussi, qu'il a plus ou moins choisi. Cette affectation spatiale définit globalement une structure : elle constitue dans son ensemble un « système de lieux », et de déplacements liés à ces lieux. L'organisation spatiale désigne à chacun son champ d'insertion sociale. Cette organisation s'établit sur la base d"un certain nombre de règles. La première, peut-être la plus marquante, est la création de frontières ou de barrières définies par des limites symboliques, matérialisées par des objets et des rites de passage (douane) ou tout simplement par l'existence de toits ou de murs opaques. Ces limites vont définir un dehors et un dedans. Un « chez soi » et un « chez les autres » : c'est l'idée de clôture. Elle matérialise le lien et délimite l'espace auquel s'appliquent ces règles de passage et d'utilisation. Les clôtures sont particulièrement prégnantes : en effet, la délimitation garantit l'emprise sur un territoire. La structuration de l'espace,  qui est en fait un véritable système de cloisonnement, ressemble à une sorte de découpage dont le sens est à la fois technique, fonctionnel et social.
  L'espace assure les conditions d'une vie sociale par un système de fixation et de circulation, désigne à chacun une place, mais, en même temps, répartit des valeurs. Ces principes conditionnent la connaissance et la pratique de l'ensemble des espaces. Ils déterminent souvent l'orientation des conduites et amènent la plupart des gens à ignorer les environnements qui n'entrent pas dans une pratique spatiale liée au mode de vie qui leur est propre. Ceci nous amène à préciser un second principe : l'utilisation de l'espace est soumise à des règles juridiques, à tout un système de prétentions ou d'interdits qui assurent une fonction fondamentale : l'exercice différé du pouvoir. En entrant dans l'appartement d'un voisin sans prévenir, en franchissant la clôture d'un autre sans sa permission, je suis un intrus et, par là, je touche en quelque sorte à son intégrité.

  Toute affectation d'une place sur laquelle peut s'exercer un contrôle s'assortit de règles explicites ou implicites qui se manifestent par un système de conditions juridico-culturelles d'utilisation. Ces règles constituent un élément essentiel de l'organisation spatiale et de la fonction sociale."

 

Gustave-Nicolas Fischer, La psychosociologie de l'espace, 1981, PUF, coll. "Que sais-je ?", p. 54-55.



  "En Île-de-France l'habitat des familles les plus fortunées est concentré dans quatre arrondissements de l'ouest de la capitale, Ie7", en particulier dans le faubourg Saint-Germain, le 8", le nord du 16" et le sud-ouest du 17". Depuis la Libération, Neuilly-sur-Seine est devenue une sorte de 21" arrondissement, comme se plaisent à le souligner ses habitants, un archétype de la banlieue chic dont on trouve quelques autres exemples dans le prolongement des beaux quartiers vers l'ouest.
  Les appartements et les hôtels particuliers offrent de vastes surfaces habitables dont l'unité de compte est souvent la centaine de mètres carrés. Habiter dans 200, 300, 400 m2, ou plus, conforte le sentiment de son importance, une perception flatteuse de la surface sociale de sa famille et donc de soi-même. Dans le numéro de mars 2007 de Neuilly, journal indépendant, on peut lire l'annonce immobilière suivante : « Ravissant hôtel particulier dans prestigieuse voie privée. Entrée, cuisine, s. à manger de plain-pied sur jardin arrière. 1er ét. : triple réception 62m2, suite parentale et mezzanine surplombant la réception, 3 chbres au dernier ét., ascenseur. Charme absolu, calme, clarté, soleil. 3 675 000 €. » C'est sans doute à cet hôtel particulier, situé près du bois de Boulogne, que devait penser Louis-Charles Bary, maire de Neuilly depuis 2002, lorsqu'il écrivit, dans sa « Tribune », publiée dans le même numéro de ce journal dit « indépendant », que « Neuilly est une ville attractive pour de jeunes couples qui savent y trouver un environnement agréable favorable à l'épanouissement de leurs enfants ».

  Cette générosité de l'espace induit des comportements et des apprentissages spécifiques. Pour les collégiens, pas question de faire leurs devoirs sur le coin de la table de la salle à manger. Chacun a droit, dès le plus jeune âge, à l'intimité de sa chambre personnelle. Le corps lui-même, dans les pièces communes, salle à manger et salon, est modelé par sa mise en scène permanente devant le regard d'autrui. Il apprend à se tenir dignement, à être vu sans qu'il soit possible de dissimuler ses jambes sous la table. Petit à petit, l'enfant s'habitue à gérer ses gestes sous le regard des autres. Celui qui a grandi dans un logement ouvrier étriqué, encombré, sait combien il est difficile de maîtriser son corps dans une situation publique où l'on se trouve exposé aux regards. Ces expériences, qui peuvent paraître mineures, sont fondatrices de l'aisance ou du malaise en Public.
  Les espaces de réception offrent plus de place que nécessaire pour la famille qui vit là. Autour de la table majestueuse de la salle à manger, de nombreuses chaises attendent les convives. Les salons regorgent de fauteuils qui accueilleront les invités et leurs conversations feutrées. L'espace privé satisfait aux exigences de la sociabilité grande-bourgeoise. « On sacrifiait tout aux salons, se rappelle un membre du Jockey Club. Il y avait le grand et le petit salon et la salle à manger. C'était l'appartement type qu'il fallait avoir, ou vous étiez perdu. Les chambres étaient petites, mal conçues, un couloir filiforme desservait les pièces. Bref, tout était fait pour les réceptions. » Même restructurés, les appartements ou les villas continuent à sacrifier aux contraintes des dîners et des fêtes. D'ailleurs les annonces immobilières, dans des revues comme Demeures et Châteaux, insistent sur les « belles » ou les « vastes » pièces de réception. La configuration des appartements est révélatrice des modes de vie.
  La richesse économique suppose en effet une richesse sociale, des réseaux de relations que l'on peut mobiliser à tout instant. On connaît beaucoup de monde, « le » monde, comme on dit, en signifiant que seuls comptent ceux qui occupent les positions sociales élevées. Les appartements grand-bourgeois sont aussi un lieu d'exposition du capital culturel de la famille. La qualité des meubles anciens, agrémentés d'objets d'art et de tableaux, doit certifier du bon goût des hôtes.

  Dans la vitrine des agences immobilières de Neuilly, la proximité du bois de Boulogne est soigneusement mentionnée. Un argument de poids pour convaincre un acheteur potentiel, soucieux d'un environnement calme et verdoyant. Dans le 16" arrondissement, avenue Henri-Martin ou avenue Foch, la largeur des voies, les jardins devant les immeubles, les entrées spacieuses, agrémentées de plantes vertes, de colonnades et de vastes miroirs, signifient la position sociale de ceux qui habitent là. L'allure des passants, élégants et préservés par des conditions de vie confortables, renforce cette impression d'être dans un monde à part.
  Pour ces raisons, les beaux quartiers, ou les stations balnéaires comme Deauville, conçus pour la haute société, ont été construits sur des terres vierges. Les grandes familles ont des modes de vie à ce point spécifiques qu'elles ne peuvent s'approprier des espaces créés pour d'autres catégories sociales. Telle duchesse qui habite dans un bel immeuble du 16e arrondissement raconte comment son arrière-grand-père a fait édifier tous les bâtiments qui constituent l'îlot, pour y loger ses enfants. Cousins, neveux et autres descendants sont aujourd'hui encore voisins de palier. Mais les contraintes nées de la configuration des lieux et des règlements d'urbanisme peuvent être telles qu'on ne peut s'en affranchir sans obtenir une dérogation. Selon un membre du Nouveau Cercle de l'Union, « les propriétaires, qu'on appelait des notabilités, demandaient au préfet de police ou au ministère intéressé, une dérogation pour construire l'immeuble sur un terrain qui n'était pas toujours constructible. C'est le cas de la moitié de l'avenue Henri-Martin, ou des rues adjacentes ». Avec les « beaux quartiers », on n'est pas comme avec les « quartiers sensibles » dans une catégorie de l'action publique, mais dans le pragmatisme des habitants qui ont créé et gèrent eux-mêmes leurs lieux de vie.

  La ségrégation urbaine est toujours aussi une agrégation. Cela est particulièrement vrai pour les grands bourgeois qui paient les prix les plus é1evés du marché et peuvent donc habiter où bon leur semble. […] Il est remarquable que ce soit pour le groupe sur lequel les contraintes économiques sont les moins contraignantes que l'on constate ce choix aussi manifeste de vivre ensemble. S'il y a ghetto, c'est donc sur un mode volontaire et maîtrisé. La spécificité résidentielle de la grande bourgeoisie apparaît clairement lorsque l'on compare la localisation des domiciles des membres du Cercle du Bois de Boulogne à celle des cadres supérieurs. Ceux-ci sont 60% à habiter en banlieue, hors Neuilly. Les 40% restants se distribuent entre les différents arrondissements de Paris et cette ville. Hormis le poids la banlieue, aucune prépondérance significative ne se dégage.
  L'espace n'est pas seulement généreux, il est aussi contrôlé. Les familles sont sélectionnées par l'argent selon la logique du marché. Pas de pauvres venus gâcher le paysage. Mais parfois quelques nouveaux riches encore mal dégrossis. Qu'à cela ne tienne : la ségrégation spatiale, qui est donc ici une agrégation des semblables, est confortée par la création de lieux préservés au sein de ces espaces déjà privilégiés. Les cercles figurent parmi ces endroits hyper sélectifs. Les villes balnéaires, comme Marbella en Espagne ou les stations de sports d'hiver, telle Gstaad en Suisse, sont aussi le produit de la richesse conjuguée avec la conscience d'appartenir à une élite, soucieuse de gérer ses marges et son environnement. Les beaux quartiers sont le résultat de cette recherche effrénée de l'entre-soi. […]

  Le contrôle de l'espace par la grande bourgeoisie va jusqu'à l'appropriation privée d'espaces publics. Des conventions accordent la jouissance d'hectares du bois de Boulogne à plusieurs clubs, dont un cercle qui en porte le nom et le Polo de Paris, deux institutions qui comptent parmi les plus huppées. […]
  Beaux quartiers, lieux de villégiature, vie de cercle, palaces, tout cela a un prix. Sans fortune ces lieux sont inaccessibles. Mais la richesse elle-même ne suffit pas. Il faut encore être coopté dans les clubs, reçu dans les soirées. Cet entre-soi assure le plaisir d'être en compagnie de ses semblables, de partager le quotidien et l'exceptionnel, à l'abri des remises en cause que peuvent générer les promiscuités gênantes. Il n'est guère que les classes moyennes intellectuelles pour esquisser une réelle volonté de mixité sociale dans le lieu de résidence, encore que les pratiques scolaires et l'infini bonheur des rencontres entre soi, par exemple à l'occasion d'un colloque, relativisent cette propension affichée mais souvent démentie. Toutefois seule la grande bourgeoisie peut contrôler de manière efficace l'environnement social de ses lieux de vie.
  L'entre-soi permet d'exprimer les goûts et d'adopter les manières et les comportements les plus profondément intériorisés, ce qui n'est guère possible dans les situations de mixité. Celles-ci mettent en évidence les inégalités et le jeu social impose de les dénier pour éviter les tensions. Il faut donc les éviter jusque dans la mort."

 

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, 2007, rééd. Les ghettos du gotha. Au cœur de la grande bourgeoisie, Points Seuil, 2010, p. 21-28.
 

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Date de création : 06/01/2014 @ 16:14
Dernière modification : 25/05/2020 @ 09:27
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