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Hors des sentiers battus
Art et liberté

  "Hamlet était sans doute possible avant d'être réalisé, si l'on entend par là qu'il n'y avait pas d'obstacle insurmontable à sa réalisation. Dans ce sens particulier, on appelle possible ce qui n'est pas impossible : et il va de soi que cette non-impossibilité d'une chose est la condition de sa réalisation. Mais le possible ainsi entendu n'est à aucun degré du virtuel, de l'idéalement préexistant. Fermez la barrière, vous savez que personne ne traversera la voie : il ne suit pas de là que vous puissiez prédire qui la traversera quand vous ouvrirez. Pourtant du sens tout négatif du terme « possible » vous passez subrepticement, inconsciemment, au sens positif. Possibilité signifiait tout à l'heure « absence d'empêchement » ; vous en faites maintenant une « préexis­tence sous forme d'idée », ce qui est tout autre chose. Au premier sens du mot, c'était un truisme de dire que la possibilité d'une chose précède sa réalité : vous entendiez simplement par là que les obstacles, ayant été surmontés, étaient surmontables[1]. Mais, au second sens, c'est une absurdité, car il est clair qu'un esprit chez lequel le Hamlet de Shakespeare se fût dessiné sous forme de possible en eût par là créé la réalité : c'eût donc été, par définition, Shakespeare lui-même. En vain vous vous imaginez d'abord que cet esprit aurait pu surgir avant Shakespeare : c'est que vous ne pensez pas alors à tous les détails du drame. Au fur et à mesure que vous les complétez, le prédé­cesseur de Shakespeare se trouve penser tout ce que Shakespeare pensera, sentir tout ce qu'il sentira, savoir tout ce qu'il saura, percevoir donc tout ce qu'il percevra, occuper par conséquent le même point de l'espace et du temps, avoir le même corps et la même âme : c'est Shakespeare lui-même."

 

Bergson, "Le possible et le réel", 1930, in La Pensée et le Mouvant, P.U.F., 1998, p. 112-113.


[1] Encore faut-il se demander dans certains cas si les obstacles ne sont pas devenus surmontables grâce à l'action créatrice qui les a surmontés : l'action, imprévisible en elle-même, aurait alors créé la "surmontabilité". Avant elle, les obstacles étaient insurmon­tables, et, sans elle, ils le seraient restés.



"L'art et l'histoire

 

  Nous n'avons pas l'intention de discuter la trop fameuse question des droits respectifs de l'art et de la vérité, ou du conflit entre l'indépendance de l'art et le besoin pour l'homme de trouver, voir et admirer la vérité. Mais il est une question plus limitée qui nous importe ici et qui nous oblige à faire allusion à la première : le conflit entre l'indépendance de l'art et les exigences de la vérité historique ou, plus spécifiquement, le conflit entre l'imagination de l'écrivain et le témoignage acceptable par l'histoire. Si l'artiste est fondé à réclamer son indépendance à l'égard des idées reçues, de la tradition, des intérêts de classe et de politique, de la patrie, de l'histoire..., on ne saurait, par contre, dénier à l'historien le droit strict d'accepter ou de refuser les témoignages des gens de lettres, suivant qu'ils se conforment ou non aux exigences de la critique historique. L'histoire ne veut pas imposer ses propres règles à l'art, mais elle se réserve le droit de n'emprunter à l'art que ce qui répond à ses exigences comme à ses besoins, c'est-à-dire ce qui, après enquête de la critique historique, peut être considéré comme document utilisable.

La liberté de l'art

  Il est d'ailleurs peut-être exagéré de penser que la liberté des arts puisse être sans limite. L'opinion, mieux renseignée, est devenue plus difficile que jadis au sujet de l'exactitude et de cette vérité des choses qu'est la conformité à la nature. On ne pardonne plus à l'artiste certaines négligences ou ignorances. Du peintre on exige des paysages vrais, des animaux vrais, au lieu des paysages abstraits d'il y a cinq cents ans et de ces lions, chameaux ou singes qui n'avaient aucune ressemblance avec les animaux vivants. Les peintres avaient tout loisir d'observer les formes du cheval, mais il a fallu attendre le XIX^ siècle pour trouver des tableaux où les chevaux ne ressemblaient plus à des porcs gras. Il a fallu plus de cinquante ans de documents photographiques pour qu'on peigne le vrai galop, que l'œil discerne cependant fort bien, au lieu du vol plané des tableaux et gravures d'hier. Le progrès des connaissances exactes a développé le goût du réalisme, il a influé sur les canons de l'art. Ajoutons que la liberté de l'art a toujours été limitée par l'absurde, et notons en passant que la mythologie n'est pas absurde. Si l'art était vraiment libre on pourrait concevoir Corot, désireux de mettre quelques tons vifs sur sa toile, plaçant des oranges sur les saules et des fleurs de magnolia sur les chênes. L'artiste n'est donc libre à l'égard de l'opinion que dans la mesure où il s'astreint à respecter le bon sens et à peindre les objets avec un degré de vérité qui corresponde aux connaissances générales de son temps. S'il ne respecte pas cette vérité son œuvre tombe sous les coups de la critique, une critique avertie, bien informée, dont la mission est de défendre l'art contre ses propres excès de fantaisie.
  La littérature de guerre est le seul domaine où la critique, gardienne de vérité, ne se soit jamais exercée; les intéressés en ont conclu qu'elle n'a pas le droit de s'y exercer. Les romanciers célèbres dont nous avons critiqué dans Témoins[1] les inexactitudes et les inventions illégitimes nous dénient le droit de contrôle en s'abritant derrière l'indépendance de l'art, en invoquant une vérité esthétique supérieure à la vérité des faits. Il est évident qu'ils ne se rendent pas compte de l'énormité de leurs erreurs ni de l'énormité du privilège qu'ils réclament. Ce privilège, aucun autre artiste ne songerait à l'invoquer, car c'est le droit à l'absurde, le droit de placer des oranges dans le feuillage des saules sous le prétexte que cela frappe l'imagination. Leur excuse est que la guerre est un domaine singulier parmi tous ceux qui s'offrent aux artistes, domaine inexploré par la critique, où le bon sens n'a jamais exercé son action de refrènement, parce que les réalités de la guerre ne sont pas permanentes et restent, en temps de paix, inaccessibles à l'observation et à la vérification. Même pendant les hostilités, ces réalités ne sont accessibles qu'aux soldats et officiers subalternes vivant au feu, tandis que les chefs, les soldats abrités, et tous les civils voient la guerre sous l'apparence légendaire imposée par la tradition. Cette tradition menteuse existe chez tous les peuples, dans tous les temps, et sa puissance est telle qu'elle suffit à expliquer tous les conflits armés."

 

Jean Norton Cru, Du témoignage, 1930, Allia, 2008, p. 85-88.


[1] Témoins est un ouvrage de Jean Norton Cru, publié en 1929, dans lequel il étudie et critique à l'aune de son expérience de combattant mais aussi d'une abondante documentation (cartes d'état-major, journaux de marches...) plus de 300 récits publiés de soldats.

 

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Date de création : 01/03/2014 @ 13:01
Dernière modification : 15/07/2014 @ 14:30
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