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Texte à méditer :  Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.  David Hume
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Hors des sentiers battus
Travailler pour subvenir à ses besoins

  "Une certaine conception du monde place dans le passé l'âge d'or de l'humanité. Tout aurait été donné gratuitement à l'homme dans le paradis terrestre, et tout serait au contraire pénible et vicié de nos jours. Jean-Jacques Rousseau a donné une couleur populaire et révolutionnaire à cette croyance, qui est restée vive au coeur de l'homme moyen : ainsi l'on entend parler de la vertu des produits « naturels » et bien des Français croient que la vie d'autrefois était plus « saine » qu'aujourd'hui.
  En réalité, tous les progrès actuels de l'histoire et de la préhistoire confirment que la nature naturelle est une dure marâtre pour l'humanité. Le lait « naturel » des vaches « naturelles » donne la tuberculose, et la vie « saine » d'autrefois faisait mourir un enfant sur trois avant son premier anniversaire. Et des deux qui restaient, dans les classes pauvres, un seul dépassait, en France encore et vers 1800, l'âge de 25 ans. À une humanité sans travail et sans technique, le globe terrestre ne donne qu'une vie limitée et végétative : quelques centaines de millions d'individus subsistant animalement dans quelques régions subtropicales.
  Toutes les choses que nous consommons sont en effet des créations du travail humain, et même celles que nous jugeons en général les plus « naturelles » comme le blé, les pommes de terre ou les fruits.
  Le blé a été créé par une lente sélection de certaines graminées ; il est si peu « naturel » que si nous le livrons à la concurrence des vraies plantes naturelles il est immédiatement battu et chassé ; si l'humanité disparaissait de la surface du sol, le blé disparaîtrait moins d'un quart de siècle après elle; et il en serait de même de toutes nos plantes « cultivées », de nos arbres fruitiers et de nos bêtes de boucherie : toutes ces créations de l'homme ne subsistent que parce que nous les défendons contre la nature ; elles valent pour l'homme ; mais elles ne valent que par l'homme.
  À plus forte raison, les objets manufacturés, des textiles au papier et des montres aux postes de radio, sont des produits artificiels, créés par le seul travail de l'homme. Qu'en conclure sinon que l'homme est un être vivant étrange, dont les besoins sont en total désaccord avec la planète où il vit ?
  Pour le bien comprendre, il faut d'abord comparer l'homme aux animaux, et même aux plus évolués dans la hiérarchie biologique : un mammifère, cheval, chien ou chat, peut se satisfaire des seuls produits naturels : un chat qui a faim ne met rien au-dessus d'une souris, un chien, rien au-dessus d'un lièvre, un cheval, rien au-dessus de l'herbe. Et dès qu'ils sont rassasiés de nourriture, aucun d'eux ne cherchera à se procurer un vêtement, une montre, une pipe ou un poste de radio. L'homme seul a des besoins non naturels.
  Et ces besoins sont immenses. Imaginons ce que devrait être le globe terrestre pour que l'homme y trouve, par croit naturel, tous les types de produits qu'il désire consommer : non seulement il faudrait que le blé, les pêchers et les vaches grasses y prospèrent sans soin ; mais il faudrait que des maisons y poussent et s'y reproduisent comme des arbres, avec chauffage central et salle de bain ; et qu'à chaque printemps, des postes de télévision arrivent à maturité sur d'étranges légumes...
  L'oxygène de l'air seul produit naturel obtenu sans travail. - En réalité, la seule planète que nous connaissons, celle sur laquelle nous sommes, sans trop savoir pourquoi ni même s'il y en a d'autres moins inhumaines, est assez peu adaptée à nos aspirations, à nos facultés d'agir, à nos besoins. Elle satisfait libéralement et sans travail à un seul de nos besoins essentiels : la respiration. L'oxygène est le seul produit naturel qui satisfasse entièrement et parfaitement l'un des besoins de l'homme. Pour que l'humanité puisse subsister sans travail, il faudrait donc que la nature donne à l'homme tout ce dont il éprouve le besoin comme elle lui donne l'oxygène. (L'eau, il faut déjà la puiser, la pomper et souvent la filtrer).
  Nous travaillons pour produire.Cela étant, nous voyons bien pourquoi nous travaillons - nous travaillons pour transformer la nature naturelle qui satisfait mal ou pas du tout les besoins humains, en éléments artificiels qui satisfassent ces besoins ; nous travaillons pour transformer l'herbe folle en blé puis en pain, les merises en cerises et les cailloux en acier puis en automobiles.
  On appelle économiques toutes les activités humaines qui ont pour objet de rendre la nature ainsi consommable par l'homme. Nous comprenons qu'il s'agit là d'une rude tâche et qui sera loin de satisfaire aisément nos besoins : il y a un tel écart entre ce que la nature naturelle nous offre et ce que nous désirerions recevoir !
  Mais l'homme, au cours des 500 millions d'années qu'a déjà duré son histoire, a, bien lentement, appris à accroître son pouvoir de transformer la nature : il a forgé des techniques ; il a spécialisé son travail.
  Cette division du travail, nécessaire à l'efficacité, implique le groupement des travailleurs en cellules de production que l'on appelle entreprises. Chaque entreprise produit ainsi, non pas tous les produits nécessaires au groupe, mais certains seulement, ce qui implique l'échange. Je produis des livres mais je n'en mange pas : je dois donc échanger mes livres contre des carottes et des biftecks. Cet échange n'est pas tellement facile à concevoir. Il n'a donc pas dû être si aisé de trouver le mécanisme permettant de le réaliser en fait.
  Qu'est-ce que la science économique ? – La science économique est ainsi la connaissance, conduite selon la méthode expérimentale, des activité humaines tendant à transformer la nature et à échanger les produits ainsi obtenus, en vue de satisfaire les besoins humains.
  L'écart qui existe entre nos besoins potentiels, c'est-à-dire le volume des biens que nous serions capables de consommer si la nature nous les fournissait comme elle nous fournit l'oxygène, et les biens effectivement produits par notre travail, c'est-à-dire arrachés à la nature brute et rendus consommables, est si considérable que tous les systèmes économiques observés et observables sur notre planète comportent (et comporteront longtemps encore) un système de rationnement. C'est pourquoi l'on dit que la science économique est celle qui a pour objet la production, la consommation et l'échange de biens ou de services rares.
  Autrement dit encore, la science économique a pour objet l'étude des moyens qui permettent à l'humanité d'aménager et de réduire le rationnement qui résulte pour elle du fait que ses aspirations, ses besoins et ses désirs dépassent de beaucoup les fruits naturels de la terre où elle vit."

 

Jean Fourastié, Pourquoi nous travaillons, 1959, P.U.F., 1961, p. 12-15.



  "Il est à peu près certain que la tendance naturelle de l'homme, telle qu'elle se manifeste dans les sociétés primi­tives, est de travailler jusqu'à ce qu'un volume donné de consommation soit atteint. Ensuite, il se détend, se livre au sport, à la chasse, à des cérémonies orgiaques ou propitia­toires ou à d'autres formes de divertissement physique ou de perfectionnement spirituel. Cette tendance de l'homme primi­tif à combler ses désirs a fait, et fait encore de nos jours, le désespoir de ceux qui se considèrent comme des agents de la civilisation. Ce que l'on appelle le développement économique consiste, et très largement, à imaginer une stratégie qui per­mettra de vaincre la tendance des hommes fi imposer des limites à leurs objectifs en ce qui touche leurs revenus, donc des limites à leurs efforts. Certains produits impliquant une accoutumance physique, ont été tenus pendant longtemps pour particulièrement utiles à cet égard : c'est ce qui explique la valeur que l'on a attaché, dans les premières phases de la civilisation moderne, au tabac, à l'alcool, au coca et à l'opium, prix qu'ils n'ont pas entièrement perdu à l'heure actuelle. Néanmoins, il paraît plus normal aujourd'hui de rechercher des biens qui, par leur nouveauté, mettent en œuvre la vanité, l'émulation et la compétition, comme c'est le cas des articles dont on peut se parer ou faire étalage. Si les besoins ali­mentaires et le logement sont assez vite satisfaits, surtout sous d'heureux climats, on ne sait jamais où prend fin la pression de l'émulation et de la compétition dès qu'il s'agit de faire parade de ce que l'on possède. Il n'y a pas si longtemps, les fermiers californiens et les professionnels de l'embauchage incitaient les ouvriers philippins à dépenser des sommes folles pour s'habiller. La pression des dettes, jointe à l'émulation - chacun tentant de surclasser les congénères les plus extra­vagants - transforma rapidement cette race heureuse et nonchalante en une force de travail moderne sur laquelle on pouvait faire fond."

 

John Kenneth Galbraith, Le Nouvel État industriel, 1967, tr. fr. J.-L. Crémieux-Brilhac et Maurice Le Nan, Gallimard, coll. ''Bibliothèque des Sciences Humaines", 1968, p. 276-277.



  "De [la] convergence entre le sens commun et le discours scientifique résulte donc cette proclamation sans cesse rabâchée par les ethnologues : l'économie primitive est une économie de subsistance qui permet seulement aux Sauvages de subsister, c'est-à-dire de survivre. Si l'économie de ces sociétés ne peut dépasser le seuil piteux de la survivance – de la non-mort – c'est à cause de son sous-développement technologique et de son impuissance devant un milieu naturel qu'elle ne parvient pas à dominer. L'économie primitive est ainsi une économie de la misère […].
  Est-elle, oui ou non, une économie de la misère ? Ses forces productives représentent-elles ou non le minimum possible du développement ? Les recherches les plus récentes, et les plus scrupuleuses, d'anthropologie économique démontrent que l'économie des Sauvages, ou Mode de Production Domestique, permet en réalité une satisfaction totale des besoins matériels de la société, au prix d'un temps limité d'activité de production et d'une faible intensité de cette activité. En d'autres termes, loin de s'épuiser sans cesse à tenter de survivre, la société primitive, sélective dans la détermination de ses besoins, dispose d'une « machine » de production apte à les satisfaire, fonctionne en fait selon le principe : à chacun selon ses besoins. C'est pourquoi M. Sahlins a pu, à bon droit, parler de la société primitive comme de la première société d'abondance. Les analyses de Sahlins et de Lizot sur la quantité de nourriture nécessaire à une communauté et sur les temps consacrés à se la procurer indiquent que les sociétés primitives, qu'il s'agisse de chasseurs nomades ou d'agriculteurs sédentaires, sont en réalité, au vu des faibles temps voués à la production, de véritables sociétés de loisir."

 

Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 21 et p. 25-26.



  "Ces communautés avaient en réalité à leur disposition des ressources dépassant très largement leurs besoins. En prenant en compte la productivité de leurs jardins, les rendements de la chasse et de la pêche, mais aussi l'effort humain déployé dans ces activités, j'ai pu montrer que les Achuar disposaient potentiellement de quoi nourrir deux ou trois fois la population présente, et peut-être ­même plus. Ils n'étaient donc en rien esclaves de  leur environnement. On était vraiment dans le cadre de ce que Marshall Sahlins a appelé la « première société d'abondance » ; plutôt que de concéder un temps de travail équivalent à celui que l'on trouve dans les sociétés industrielles, et d'exploiter ainsi au maximum les potentialités écologiques et économiques du milieu, les Achuar travaillaient trois ou quatre heures par jour pour pourvoir abondamment à leurs besoins, et restaie­nt en deçà de ces possibilités de développement. Ils vivaient fort bien ainsi et, à population constante par ailleurs, l'on voit mal ce qui aurait pu les pousser à augmenter leur temps de travail pour intensifier leur production. Raisonner en termes d'adaptation à un écosystème me paraissait donc absurde, parce que les Achuar n'étaient pas déterminés dans leur existence sociale par des contraintes environnementales ou par des limitations techniques, mais par un idéal d'exis­tence culturellement défini, ce que l'on appelle dans leur langue shiir waras, « le bien vivre». Pour avoir partagé quelque temps avec eux cette façon d'user du monde, je ne peux que rendre hommage à leur sagesse."

 

Philippe Descola, La Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 143-144.
 

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Date de création : 07/07/2014 @ 14:57
Dernière modification : 18/01/2023 @ 14:25
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