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Hors des sentiers battus
Le problème du négationnisme / révisionnisme

  "En fait les « révisionnistes » partagent tous plus ou moins quelques principes extrêmement simples.
  1. Il n'y a pas eu de génocide et l'instrument qui le symbolise, la chambre à gaz, n'a jamais existé.
  2. La « solution finale » n'a jamais été que l'expulsion des Juifs en direction de l'Est européen, le « refoulement » comme dit élégamment Faurisson.
  3. Le chiffre des victimes juives du nazisme est beaucoup plus faible qu'on ne l'a dit […]

  4. L'Allemagne hitlérienne ne porte pas la responsabilité majeure de la Seconde Guerre mondiale. Elle partage cette responsabilité, par exemple, avec les Juifs, ou même elle n'a pas de responsabilité du tout.
  5. L'ennemi majeur du genre humain pendant les années 30 et 40 n'est pas l'Allemagne nazie, mais l'URSS de Staline.
  6. Le génocide est une invention de la propagande alliée, principalement juive, et tout particulièrement sioniste, que l'on peut expliquer aisément, mettons, par une propension des Juifs à donner des chiffres imaginaires, sous l'influence du Talmud. […]

  On prouvait jadis l'existence de Dieu par ceci que l'existence était contenue dans le concept même de Dieu. C'est la fameuse « preuve ontologique ». On peut dire que, chez les « révisionnistes », les chambres à gaz n'existent pas parce que l'inexistence est un de leurs attributs. C'est la preuve non ontologique. […]
  On voit peut-être mieux ce que signifie cette méthode historique; elle est, dans notre société de représentation et de spectacle, une tentative d'extermination sur le papier qui relaie l'extermination réelle."

 

Pierre-Vidal Naquet, Les Assassins de la mémoire, Un Eichmann de papier et autres essais sur le révisionnisme, 1987, La Découverte, 2005, p. 32-33 et p. 38-39.


 

  "L'historien, par définition, vit dans le relatif et c'est bien ce qui lui rend si difficile l'appréhension du discours révisionniste. Le mot lui-même n'a rien qui choque l'historien : d'instinct il fait sien cet adjectif. Si on lui démontre qu'il n'y a pas eu de chambre à gaz en fonctionnement à Dachau, que le journal d'Anne Frank, tel qu'il a été édité dans diverses langues, pose des problèmes de cohérence sinon d'authenticité, ou que le Krema I, celui du camp d'Auschwitz proprement dit, a été reconstruit après la guerre par les Polonais, il est prêt à s'incliner.
  Les événements ne sont pas des choses, même s'il existe une opacité irréductible du réel. Un discours historique est un réseau d'explications qui peut céder la place à une « autre explication » dont on jugera qu'elle rend mieux compte du divers. Un marxiste, par exemple, essaiera de raisonner en termes de rentabilité capitaliste, et se demandera si la destruction pure dans les chambres à gaz s'inscrit ou non aisément dans ce système interprétatif. Suivant le cas, il adaptera les chambres à gaz au marxisme ou les supprimera au nom de la même doctrine. L'entreprise révisionniste, dans son essence, ne me paraît pourtant pas relever de cette recherche d'une « autre explication ». Il faut plutôt chercher en elle cette négativité absolue dont parle Adorno et c'est précisément cela que l'historien a tant de mal à comprendre. Il s'agit d'un effort gigantesque non pas même pour créer un monde de fiction, mais pour rayer de l'histoire un immense événement."

 

Pierre Vidal-Naquet, "Thèses sur le révisionnisme", 1985, in Les assassins de la mémoire, La Découverte, 2005, p. 130-131.



  "Dans ce champ éclaté du discours historique, comment se situe l'entreprise « révisionniste » ? Sa perfidie est précisément d'apparaître pour ce qu'elle n'est pas, un effort pour écrire et penser l'histoire. Il ne s'agit pas de construire un récit vrai. Il ne s'agit pas non plus de réviser les acquis prétendus de la science historique. Rien de plus naturel que la « révision » de l'histoire, rien de plus banal. Le temps lui-même modifie le regard non seulement de l'historien mais du simple laïc. La Bataille du rail est un film qui se présentait en 1946 comme un discours vrai sur la résistance des cheminots. Qui la revoit en 1987 y voit la description d'un monde idéal où tous, de l'ingénieur au lampiste, sont unis pour duper l'ennemi. L'histoire de la déportation a comporté elle aussi ses scories. La mythomanie a joué son rôle ainsi que la propagande, parfois aussi une certaine concurrence entre non-Juifs et Juifs, jadis analysée par O. Wormser-Migot, les premiers revendiquant l'égalité dans la souffrance avec les seconds.
  Mais nier l'histoire n'est pas la réviser. Le cas Faurisson[1] n'est pas à cet égard nouveau. Un savant jésuite, Le RP Jean Hardouin (1646-1729), grand érudit, commença à partir de 1690 à nier l'authenticité de la plus grande partie des oeuvres conservées des littératures grecque et latine, classique ou chrétienne. L'Énéide de Virgile aussi bien que l'œuvre de saint Augustin seraient des faux fabriqués au XIVe siècle par des moines hérétiques. Raison de cette « hypothèse »: les grands hérésiarques, Wyclif au XIVe siècle, Luther et Calvin au XVIe se sont nourris de saint Augustin. La disparition de celui-ci entraîna celle de Virgile. Le révisionnisme progressait au service d'une idéologie. […]
  Le « révisionnisme » apparaît comme une entreprise de déréalisation du discours et sa littérature est un pastiche, un pastiche de l'Histoire."

 

Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, 1987, La Découverte, 2005, p. 148-149.


[1] Robert Faurisson : militant négationniste français (c'est-à-dire niant l'existence du génocide pratiqué par l'Allemagne nazie à l'encontre des Juifs et des Tsiganes), antisémite et proche de l'extrême droite ainsi que des mouvances néonazies.

 

  "L'écriture n'est pas le seul mode de l'histoire. Pourquoi Shoah [1] est-il une grande oeuvre d'histoire, et non, par exemple, un recueil de contes ? Il ne s'agit ni d'une reconstitution romanesque comme Holocauste [2], ni d'un film documentaire - un seul document de l'époque y est lu, concernant les camions de Chelmno [3] -, mais d'un film où des hommes d'aujourd'hui parlent de ce qui fut hier.
  Dans ce champ éclaté du discours historique, comment se situe l'entreprise « révisionniste » ? Sa perfidie est précisément d'apparaître pour ce qu'elle n'est pas, un effort pour écrire et penser l'histoire. Il ne s'agit pas de construire un récit vrai. Il ne s'agit pas non plus de réviser les acquis prétendus de la science historique. Rien de plus naturel que la « révision » de l'histoire, rien de plus banal. Le temps lui-même modifie le regard non seulement de l'historien mais du simple laïc. La Bataille du rail est un film, qui se présentait en 1946 comme un discours vrai sur la résistance des cheminots. Qui la revoit en 1987 y voit la description d'un monde idéal où tous, de l'ingénieur au lampiste, sont unis pour duper l'ennemi. L'histoire de la déportation a comporté elle aussi ses scories. La mythomanie a joué son rôle ainsi que la propagande, parfois aussi une certaine concurrence entre non-Juifs et juifs, jadis analysée par O. Wormser Migot, les premiers revendiquant l'égalité dans la souffrance avec les seconds.

  Mais nier l'histoire n'est pas la réviser. [...]
  La méthode des « révisionnistes » contemporains, des négateurs, a été souvent analysée. Comme l'écrivent Nadine Fresco et Jacques Baynac :
  « Curieux historiens en vérité que ces gens qui au lieu de s'attacher à "connaître le déroulement exact des événements" s'intitulent juges des "pièces à conviction" d'un procès qui n'a lieu que parce qu'ils nient l'existence de l'objet du litige, à l'heure du verdict, seront donc nécessairement amenés à déclarer fausses toutes les preuves contraires à l'a priori dont ils ne démordent pas. »
  Il n'est peut-être pas inutile de revenir sur ces méthodes et de montrer comment Faurisson [4], cet expert en littérature, travaille à déréaliser le discours. [...] Les cosmologies se préoccupaient jadis de « sauver les phénomènes », de rendre compte, par exemple, du mouvement apparent du soleil. Les « révisionnistes » eux, si volontiers « matérialistes », des matérialistes à sabots, s'occupent de sauver les non-phénomènes. N'importe quelle interprétation est bonne pourvu qu'elle nie. Ils sont dans le royaume du discours vide".


Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire, Éd.. La Découverte, 1987, p. 149-153.


[1] Film-document de Claude Lanzmann, 1985.
[2] Série télévisée sur le même sujet.
[3] Village polonais où eurent lieu les premiers gazages des Juifs.
[4] Robert Faurisson est le plus connu des négationnistes français.

 


 

  "Le mot « négationnisme » est récent. Il apparaît pour la première fois dans le livre de Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, paru en 1987: « Le révisionnisme de l'histoire étant une démarche classique chez les scientifiques, on préférera ici le barbarisme, moins élégant mais plus approprié, de "négationnisme", traduction du No Holocaust américain ». Henry Rousso complète son propos en ajoutant au substantif « négationnisme » un autre substantif : « négationniste » et un adjectif : « négationniste ». « Négationnisme » vient également à propos traduire le mot anglais denial dont « négation » ou « dénégation » rendent mal le sens. Ces initiatives sémantiques visaient à dépouiller l'entreprise révisionniste que dénonçaient depuis dix ans les historiens de la Shoah de son argument pseudo scientifique et à qualifier leur démarche : le négationnisme est un mensonge ; il ne se fonde ni sur un doute légitime, ni sur une interprétation des textes permettant de réviser une vérité établie, mais sur une manipulation perverse et malveillante. À l'origine donc, l'usage du mot « négationnisme » est limité à un contexte bien défini : la négation des faits constituant le génocide des Juifs, une négation conduite à distance de l'événement par des néonazis auxquels vint ultérieurement se joindre une secte de l'ultra-gauche. Comme l'a écrit Nadine Fresco, le négationnisme est une des formes de l'antisémitisme et le négationniste est un antisémite."

 

Yves Ternon, "La problématique du négationnisme",  L'Arche, mai 2003.



  "En définitive, le négationnisme doit être considéré comme un fait de société et de culture, voire comme un symptôme qui nous parle surtout des marges de nos sociétés démocratiques. [...]
  Or cette question est essentielle, car la négation de la Shoah appartient à un registre de discours de plus en plus répandu, fondé pour l'essentiel sur la suspicion universelle, qui rend vaine toute argumentation scientifique classique, laquelle repose sur un minimum de conventions, de confiance, de propositions implicites partagées. Enfin, le négationnisme a soulevé des problèmes éthiques, juridiques et politiques touchant aux limites de la liberté d'expression, à la difficile définition des droits et devoirs d'un universitaire, à la difficulté d'accepter que l'histoire soit écrite par des lois, même avec des intentions vertueuses : la loi Gayssot, nécessaire en 1990, a généré nombre d'effets indésirables[1] qui divisent aujourd'hui les historiens et l'opinion en général."

 

Henry Rousso, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Belin, 2016, p. 191-192.


[1] Allusion au débat sur le bien-fondé des lois mémorielles adoptées en France depuis lors.
 

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Date de création : 09/02/2015 @ 08:26
Dernière modification : 18/03/2019 @ 10:13
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