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Observation/expérience et expérimentation

  "L'étude de [la Physique]  roule sur deux points qu'il ne faut pas confondre, l'observation et l'expérience. L'observation, moins recherchée et moins subtile, se borne aux faits qu'elle a sous les yeux, à bien voir et à bien détailler les phénomènes de toute espèce que la nature nous présente. L'expérience cherche à pénétrer la nature plus profondément, à lui dérober ce qu'elle cache , à créer en quelque manière , par la différente combinaison des corps, de nouveaux phénomènes pour les étudier; enfin elle ne se restreint pas à écouter la nature, mais elle l'interroge et la presse. On pourrait appeler l'observation, la physique des faits, ou plutôt la physique vulgaire et palpable, et réserver pour l'expérience le nom de physique occulte ; pourvu qu'on attache à ce mot une idée plus philosophique et plus vraie que n'ont fait certains physiciens modernes, et qu'on le borne à désigner la connaissance des faits cachés dont on s'assure en les voyant, et non le roman des faits supposés qu'on devine bien ou mal sans les chercher ni sans les voir."

 

D'Alembert, Essai sur les éléments de philosophie, 1759, Chapitre XX : Physique générale, Paris, Fayard, 1999, p. 173.


 

  "Mais il est des physiologistes et des médecins qui ont caractérisé un peu différemment l'observation et l'expérience. Pour eux l'observation consiste dans la constatation de tout ce qui est normal et régulier. Peu importe que l'investigateur ait provoqué lui-même, ou par les mains d'un autre, ou par un accident, l'apparition des phénomènes : dès qu'il les considère sans les troubler et dans leur état normal, c'est une observation qu'il fait. Ainsi dans les deux exemples de fistule gastrique que nous avons cités précédemment, il y aurait eu, d'après ces auteurs observation, parce que dans les deux cas on a eu sous les yeux les phénomènes digestifs conformes à l'état naturel. La fistule n'a servi qu'à mieux voir, et à faire l'observation dans de meilleures conditions.
  L'expérience, au contraire, implique, d'après les mêmes physiologistes, l'idée d'une variation ou d'un trouble intentionnellement apportés par l'investigateur dans les conditions des phénomènes naturels. Cette définition répond en effet à un groupe nombreux d'expériences que l'on pratique en physiologie et qui pourraient s'appeler expériences par destruction. Cette manière d'expérimenter, qui remonte à Galien, est la plus simple et elle devait se présenter à l'esprit des anatomistes désireux de connaître sur le vivant l'usage des parties qu'ils avaient isolées par la dissection sur le cadavre. Pour cela, on supprime un organe sur le vivant par la section ou par l'ablation, et l'on juge, d'après le trouble produit dans l'organisme entier ou dans une fonction spéciale, de l'usage de l'organe enlevé. Ce procédé expérimental essentiellement analytique est mis tous les jours en pratique en physiologie.

  Par exemple, l'anatomie avait appris que deux nerfs principaux se distribuent à la face : le facial et la cinquième paire ; pour connaître leurs usages, on les a coupés successivement. Le résultat a montré que la section du facial amène la perte du mouvement, et la section de la cinquième paire, la perte de la sensibilité. D'où l'on a conclu que le facial est le nerf moteur de la face, et la cinquième paire, le nerf sensitif. Nous avons dit qu'en étudiant la digestion par l'intermédiaire d'une fistule, on ne fait qu'une observation, suivant la définition que nous examinons. Mais si, après avoir établi la fistule, on vient à couper les nerfs de l'estomac avec l'intention de voir les modifications qui en résultent dans la fonction digestive, alors, suivant la même manière de voir, on fait une expérience, parce qu'on cherche à connaître la fonction d'une partie d'après le trouble que sa suppression entraîne. Ce qui peut se résumer en disant que dans l'expérience il faut porter un jugement par comparaison de deux faits, l'un normal, l'autre anormal.
  Cette définition de l'expérience suppose nécessairement que l'expérimentateur doit pouvoir toucher le corps sur lequel il veut agir, soit en le détruisant, soit en le modifiant, afin de connaître ainsi le rôle qu'il remplit dans les phénomènes de la nature. C'est même, comme nous le verrons plus loin, sur cette possibilité d'agir ou non sur les corps que reposera exclusivement la distinction des sciences dites d'observation et des sciences dites expérimentales."

 

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, 1ère partie, Chapitre I, § 1, Flammarion, p. 36-38.


 

  "On donne le nom d'observateur à celui qui applique les procédés d'investigations simples ou complexes à l'étude des phénomènes qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille par conséquent tels que la nature les lui offre ; on donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie les procédés d'investigations simples ou complexes pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la nature ne les présentait pas. Dans ce sens, l'observation est l'investigation d'un phénomène naturel, et l'expérience est l'investigation d'un phénomène modifié par l'expérimentateur".

 

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, 1ère partie, Chapitre I, § 4, Flammarion, p. 44-45.


 

  "Expérimenter, c'est produire artificiellement l'avènement ou le retour d'un phénomène, en modifiant plus ou moins sa direction, au lieu d'attendre qu'il se produise de lui-même. Ce procédé est plus scientifique que le précédent ; il complète les connaissances laissées imparfaites par l'observation. « L'observation, dit Cuvier, cherche à surprendre la nature, l'expérimentation la force à se dévoiler. » L'observateur lit, l'expérimentateur interroge, et met la nature à la question, suivant le mot de Bacon. Ainsi, le physicien, pour mieux déterminer l'influence des milieux dans la chute des corps, les laisse tomber d'abord dans l'air, puis dans l'eau, enfin dans le vide.
  Excellente et nécessaire dans les sciences physiques, l'expérimentation est employée moins heureusement par la physiologie, où elle trouble parfois les phénomènes de la vie, et ne traduit pas assez complètement le véritable jeu de la nature. Elle ne paraît pas admissible dans l'étude psychologique de l'âme. En effet, l'expérimentation , quand on la fait d'une manière complète, peut modifier sérieusement la direction des forces qu'elle fait agir, et, par là même, peut altérer plus ou moins leur nature."

 

F.-A. Jaffre, Cours de philosophie, 1883, Briday, p. 96.



  "L'observation et l'expérience – c'est-à-dire l'observation et l'expérience brutes, celles du sens commun – ne jouèrent qu'un rôle peu important dans l'édification de la science moderne. On pourrait même dire qu'elles ont constitué les principaux obstacles que la science a ren­contrés sur son chemin. Ce n'est pas l'expérience, mais l'expérimentation qui développa sa croissance et favorisa sa victoire : l'empirisme de la science moderne ne repose pas sur l'expérience, mais sur l'expérimentation.
  Je n'ai certainement pas besoin d'insister ici sur la dif­férence entre « expérience » et « expérimentation ». Je vou­drais néanmoins souligner le lien étroit qu'il existe entre l'expérimentation et l'élaboration d'une théorie. Loin de s'opposer l'une à l'autre, l'expérience et la théorie sont liées et mutuellement interdéterminées, et c'est avec le développement de la précision et le perfectionnement de la théorie que croissent la précision et le perfectionnement des expériences scientifiques, En effet, une expérience scientifique – comme l'a si bien exprimé Galilée – étant une question posée à la nature, il est parfaitement clair que l'activité qui a pour résultat de poser cette question est fonction de l'élaboration du langage dans lequel cette acti­vité est formulée. L'expérimentation est un processus téléologique dont le but est déterminé par la théorie."

 

Alexandre Koyré, "Une expérience de mesure", 1953, in Études d'histoire de la pensée scientifique, Gallimard, tel, 1985, p. 289-290.


 

  "Expérimenter, c'est produire arti­ficiellement des phénomènes qui ne peuvent être constatés par une observation spontanée, mais qui sont cependant déclarés « naturels », parce qu'ils obéissent aux lois qui sont à l'œuvre dans l'ensemble de la nature. La condition de validité de l'expérimentation est donc l'identité de l'artificiel et du naturel. L'expérimentateur produit (et reproduit à volonté, selon des procédures connues) un dispositif à l'ex­térieur duquel il se trouve et qu'il peut faire constater par différents témoins. L'expérimentation suppose l'extériorité du sujet et de l'objet. Il faut un objet mesurable, et un sujet abstrait, substituable à tout autre. Il faut une nature où l'on peut isoler des parties, dont on dispose à son gré, sans que le contexte en soit affecté, « toutes choses étant égales par ailleurs ». La nature de l'expérimentation c'est bien la natura naturata ; une machine que l'on peut décomposer en pièces distinctes. Mais le constructeur en est l'homme. Dans un retournement complet de la notion d'artifice, Boyle répond à ses détracteurs que c'est justement parce que l’expérience est produite, en laboratoire, dans des circonstances parfaitement connues, qu'elle est vraie. C'est le makers's argument, l' « argument du fabricant » : on connaît ce dont on contrôle de bout en bout le processus de fabrication, bien mieux qu'on ne connaît une nature observée, dont quelque chose nous échappe toujours. La nature connue est une nature faite."

 

Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, 1997, Champs essais, 2009, p. 66-67.

 


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Date de création : 12/02/2016 @ 12:01
Dernière modification : 16/03/2023 @ 10:37
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