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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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Hors des sentiers battus
Mémoire et identité collective

  "Faute de se transmettre héréditairement, la mémoire culturelle doit s'entretenir culturellement à travers les générations. C'est une affaire de mnémotechnie culturelle, c'est-à-dire d'enregistrement, de réactivation et de transmission de sens visant à garantir la conti­nuité, ou encore l'identité. L'identité est une affaire de mémoire et de souvenir, on le comprend aisément. Un individu ne peut développer une identité personnelle et la maintenir au fil des jours et des années que grâce à sa mémoire, et il en va de même pour un groupe. La différence, c'est que la mémoire collective n'a pas de base neuronale. Sa base est culturelle : un ensemble de savoirs iden­titaires qui s'objectivent en formes symboliques telles que mythes, chants, danses, proverbes, lois, textes sacrés, ornements, marques, voies de communication, ou même – comme chez les Australiens – paysages entiers. La mémoire culturelle circule dans les formes de souvenir qui, à l'origine, sont du ressort des fêtes et de la célébra­tion rituelle. Tant que les rires garantissent dans le groupe la circulation du savoir identitaire, la transmission s'accomplit sous la forme de la répétition. Il appartient au rite de reproduire avec le moins de changement possible un ordre préalablement posé. Ainsi chaque célébration coïncide avec les précédentes, d'où l'idée d'une cyclicité du temps qui est typique des sociétés sans écriture. S'agis­sant de la circulation du sens culturel dans les rites, on peut donc presque parler d'une « contrainte répétitive». Cette contrainte est précisément ce qui garantit la continuité rituelle, et dont s'affranchissent les sociétés en passant la continuité textuelle."

 

Jan Assmann, La Mémoire culturelle, Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, 2002, tr. fr. Diane Meur, Aubier, 2010, p. 81.


 

  "L'identité est une affaire de conscience, c'est-à-dire de réflexivisation d'une image de soi inconsciente. C'est vrai des individus comme des collectivités. Je ne suis une personne que dans la mesure où je le sais, de même qu'un groupe n'est une « tribu», un « peuple » ou une « nation » que dans la mesure où il se comprend, se représente, se présente en ces termes. Il sera ici question des catégories et des formes sous lesquelles il peut le faire, c'est-à-dire plus d'ethnogenèse que d'« egogenèse », et du rôle que tient dans ce contexte la mémoire culturelle.

  1. Identité personnelle et identité collective

  Les deux dimensions de l'identité entretiennent une relation sin­gulière, qui peut sembler paradoxale. Je m'expliquerai en proposant deux thèses apparemment contradictoires :
  1) Un « je» se développe de l'extérieur vers l'intérieur. Il se construit dans l'individu du fait que ce dernier participe aux struc­tures d'interaction et de communication de son groupe, et s'identi­fie à l'image que le groupe a de soi. Le « nous » du groupe vient donc avant le « je » de l'individu, ou encore: l'identité est un phé­nomène social, elle est « sociogène ».
  2) L'identité collective, le « nous », n'existe pas en dehors des individus qui la portent et constituent. Elle doit être un objet de connaissance et de conscience individuelles.
  La première thèse affirme le primat du tout sur la partie, la seconde, celui de la partie sur le tout. C' St la dialectique, familière aux linguistes, de la dépendance et de la constitution (ou de la descendance et de l'ascendance). La partie dépend du tout et n'acquiert son identité que par le rôle qu'elle joue en son sein, mais le tout ne naît que de la coopération des parties. Mises ensemble, ces deux thèses font apparaître un double sens du mot « socio­gène », La conscience individuelle n'est pas seulement sociogène en tant qu'elle se forme par socialisation, de l'extérieur vers l'intérieur, au sens de la thèse 1. Elle l'est aussi au sens de la thèse 2 : elle fait naître une communauté parce qu'elle «porte» une image de soi collective, un « nous ». Comment la communauté, l'identité collec­tive ou socioculturelle se constitue-t-elle ?
  À la simple dichotomie entre « je » et « nous », on commencera par substituer une structure ternaire en distinguant au sein du « je » une identité « individuelle» et une identité « personnelle » :

identité

« je »

« nous »

individuel

personnel

collectif

     

  L'identité individuelle est l'image, élaborée et entretenue dans la conscience de l'individu, des traits particuliers qui le distinguent de tous les autres (les « autres significatifs ») ; elle est la conscience, développée grâce au fil directeur qu'est le corps, de sa spécificité irréductible, de son caractère unique et irremplaçable. L'identité per­sonnelle est, elle, la somme de tous les rôles, qualités et compétences qu'impose à l'individu son appartenance à des constellations spéci­fiques de la structure sociale. L'identité individuelle est liée à la contingence d'une vie avec ses « dates angulaires » de naissance et de mort, au fait que l'existence et ses besoins fondamentaux s'incarnent dans un corps; l'identité personnelle est liée à la recon­naissance sociale de l'individu responsable de ses actes. Toutes deux sont « sociogènes » et déterminées culturellement. Les deux proces­sus que sont l'individuation et la socialisation suivent des voies déjà balisées par la culture. Les deux aspects de l'identité relèvent d'une conscience spécifiquement façonnée et déterminée par la langue et le système de représentations, les valeurs, les normes d'une culture et d'une époque. La société - conformément à notre première thèse – n'apparaît donc pas comme une grandeur opposée à l'indi­vidu, mais comme un élément constituant de sa personnalité. Même le « je» est toujours une construction sociale et, à ce titre, une identité culturelle.
  Ce qui distingue le « je » du « nous », ce n'est donc absolument pas le caractère « naturel » du premier et culturel du second. Il n'y a pas d'identité « naturelle». Mais contrairement à l'identité personnelle, l'identité collective n'est pas liée à l'évidence naturelle d'un substrat corporel. Son évidence à elle est le fruit d'un façonne­ment exclusivement symbolique. Le « corps social » n'est pas une réalité visible, tangible. Il est une métaphore, une grandeur imaginaire, une construction sociale. Mais, à ce titre, il appartient pleinement à la réalité.
  Par identité collective, le « nous », on entend l'image de soi qu'un groupe élabore et à laquelle s'identifient ses membres. L'identité collective requiert l'identification des individus concernés. Elle n'existe pas « en soi », mais seulement dans la mesure où des indivi­dus s'en réclament. Sa force ou sa faiblesse lui vient de ce qu'elle est plus ou moins vivante dans leur conscience, capable de motiver leur pensée et leur action.
  Ce qui nous importe ici, c'est la relation entre image sociale de soi et mémoire sociale, c'est-à-dire conscience historique. Comme a pu le formuler l'ethnologue Rüdiger Schott, les groupes assoient la conscience de leur unité et de leur particularité sur des événe­ments du passé. Si les sociétés ont besoin du passé, c'est avant tout pour se définir. « Une nation ne vit qu'en faisant revivre son passé » – ce sont là les mots d'un auteur égyptien moderne. Car chaque groupe, constatait déjà Droysen, trouve dans son passé « comme l'explication et la conscience de ce qu'il est - un bien commun qui rend la communauté de ses membres d'autant plus ferme et profonde qu'il est riche », Pour imaginer la communauté nationale, il faut imaginer une continuité remontant loin dans le temps."

 

Jan Assmann, La Mémoire culturelle, Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, 2002, tr. fr. Diane Meur, Aubier, 2010, p. 117-119.



  "Technique privée, la photographie fabrique des images privées de la vie privée. Avec l'image photographique, la technique photographique offre aux plus déshérités la possibilité de posséder des portraits qui ne soient plus ceux des grands de ce monde ou des figures de l'autre. La Galerie des Portraits s'est démocratisée et chaque famille a, en la personne de son chef, son portraitiste attitré. Photographier ses enfants, c'est se faire l'historiographe de leur enfance et leur préparer comme un legs l'image de ce qu'ils ont été. […] L'album de famille exprime la vérité au souvenir social. Rien ne ressemble moins à la recherche artistique du temps perdu que ces présentations commentées des photographies de familles, rites d'intégration que la famille fait subir à ses nouveaux membres. Les images du passé rangées selon l'ordre chronologique, « ordre des raisons » de la mémoire sociale, évoquent et transmettent le souvenir des événements qui méritent d'être conservés parce que le groupe voit un facteur d'unification dans les monum­ents de son unité passée ou, ce qui revient au même, parce qu'il retient de son passé les confirmations de son unité présente. C'est pourquoi il n'est rien qui soit plus décent, plus rassurant et plus édifiant qu'un album de famille : toutes les aventures singulières qui enferment le souvenir individuel dans la particularité d'un secret en sont bannies et le passé commun ou, si l'on veut, le plus petit commun dénominateur du passé, a la netteté presque coquette d'un monument funéraire fidèlement fréquenté."

 

Pierre Bourdieu, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, 1965, Les Éditions de Minuit, p. 53-54.

 

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Date de création : 26/02/2019 @ 15:46
Dernière modification : 26/02/2019 @ 15:46
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