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Hors des sentiers battus
L'Etat naît de la violence

  "Sans la justice, en effet, les royaumes sont-ils autre chose que de grandes troupes de brigands ? Et qu'est-ce qu'une troupe de brigands, sinon un petit royaume ? Car c'est une réunion d'hommes où un chef commande, où un pacte social est reconnu, où certaines conventions règlent le partage du butin. Si cette troupe funeste, en se recrutant de malfaiteurs[1], grossît au point d'occuper un pays, d'établir des postes importants, d'emporter des villes, de subjuguer des peuples, alors elle s'arroge ouvertement le titre de royaume, titre que lui assure non pas le renoncement à la cupidité, mais la conquête de l'impunité. C'est une spirituelle et juste réponse que fit à Alexandre le Grand ce pirate tombé en son pouvoir. À quoi penses-tu, lui dit le roi, d'infester la mer ? À quoi penses-tu d'infester la terre ? répond le pirate avec une audacieuse liberté. Mais parce que je n'ai qu'un frêle navire, on m'appelle corsaire, et, parce que tu as une grande flotte, on te nomme conquérant."

 

Augustin, La Cité de Dieu, 424, Livre IV, § 4, tr. fr. Louis Moreau, Seuil, 1994, p. 167.


[1] En se recrutant de malfaiteurs : en se formant par le recrutement de malfaiteurs.


 

  "Presque tous les gouvernements qui existent à présent ou qui ont laissé des traces dans l'histoire se sont originellement fondés sur l'usurpation ou la conquête ou sur les deux sans qu'il y ait eu un consentement équitable ou un assujettissement volontaire du peuple. Quand un homme hardi et habile se trouve à la tête d'une armée ou d'une faction, il lui est souvent facile d'employer la violence ou de faux prétextes pour établir son empire sur un peuple cent fois plus nombreux que ses partisans. Il ne permet aucune communication libre pour que ses ennemis ne puissent pas savoir avec certitude sa force et le nombre de ses partisans. Il ne leur laisse pas le loisir de s'assembler en un corps pour s'opposer à lui. Même tous ceux qui sont les instruments de son usurpation peuvent souhaiter sa perte mais parmi eux, les uns ne connaissent pas les intentions des autres, ce qui les fait demeurer dans la crainte, et c'est là la seule raison de sa sécurité. Par de tels artifices, de nombreux gouvernements ont été établis et c'est là tout le contrat originel dont ils peuvent se vanter."
 

David Hume, Essai sur le contrat originel, 1748, in Three Essays, Moral and Political, A. Kincaid, tr. fr. Philippe Folliot.


 

  "On a dit beaucoup de mal du « machiavélisme» ; mais si on veut prendre au sérieux, comme il se doit, le Prince on découvrira qu'on n'élude pas aisément son problème qui est proprement l'instauration d'un nouveau pouvoir, d'un nouvel État. Le Prince, c'est la logique implacable de l'action politique ; c'est la logique des moyens, la pure technique de l'acquisition et de la conservation du pouvoir. Ainsi Machiavel posait le vrai problème de la violence politique, qui n'est pas celui de la vaine violence, de l'arbitraire et de la frénésie, mais celui de la violence calculée et limitée, mesurée par le dessein même d'instaurer un État durable. Sans doute peut-on dire que par ce calcul la violence instauratrice se met sous le jugement de la légalité instaurée ; mais cette légalité instaurée, cette « république », est marquée dès l'origine par la violence qui a réussi. Ainsi sont nés toutes les nations, tous les pouvoirs et tous les régimes ; leur naissance violente a été résorbée dans la nouvelle légitimité dont ils ont accouché, mais cette nouvelle légitimité garde quelque chose de contingent, de proprement historique, que sa naissance violente ne cesse de lui communiquer."

 

Paul Ricœur, Histoire et vérité, 1955, Éd. Du Seuil, coll. Esprit, 1987, p. 271.


 

   "Le pouvoir politique ne commence pas quand cesse la guerre. L'organisation, la structure juridique du pouvoir, des États, des monarchies, des sociétés a son principe là où cesse le bruit des armes. La guerre n'est pas conjurée. D'abord, bien sûr, la guerre a présidé à la naissance des États : le droit, la paix, les lois sont nés dans le sang et la boue des batailles. Mais par là il ne faut pas entendre des batailles idéales, des rivalités telles que les imaginent les philosophes ou les juristes : il ne s'agit pas d'une sorte de sauvagerie théorique. La loi ne naît pas de la nature, auprès des sources que fréquentent les premiers bergers ; la loi naît des batailles réelles, des victoires, des massacres, des conquêtes qui ont leur date et leur héros d'horreur ; la loi naît des villes incendiées, des terres ravagées ; elle naît avec les fameux innocents qui agonisent dans le jour qui se lève.
  Mais cela ne veut pas dire que la société, la loi et l'État soient comme l'armistice dans ces guerres, ou la sanction définitive des victoires. La loi n'est pas pacification, car sous la loi, la guerre continue à faire rage à l'intérieur de tous les mécanismes de pouvoir, même les plus réguliers. C'est la guerre qui est le moteur des institutions et de l'ordre : la paix, dans le moindre de ses rouages, fait sourdement la guerre. Autrement dit, il faut déchiffrer la guerre sous la paix : la guerre, c'est le chiffre. Nous sommes donc en guerre entière, continûment et en permanence, et c'est ce front de bataille qui place chacun de nous dans un camp ou un autre. Il n'y a pas de sujet neutre. On est forcément l'adversaire de quelqu'un."

 

Michel Foucault, "Il faut défendre la société", Cours au collège de France (21 janvier 1976), Éd. du Seuil/Gallimard, coll. Hautes Études, 1997.



  "Tous les États-nations naissent et se fondent dans la violence. Je crois cette vérité irrécusable. Sans même exhiber à ce sujet des spectacles atroces, il suffit de souligner une loi de structure : le moment de fondation, le moment instituteur est antérieur à la loi ou à la légitimité qu'il instaure. Il est donc hors la loi, et violent par là-même. Mais vous savez qu'on pourrait « illustrer » (quel mot, ici !) cette abstraite vérité de terrifiants documents, et venus de l'histoire de tous les États, les plus vieux et les plus jeunes. Avant les formes modernes de ce qu'on appelle, au sens strict, le « colonialisme », tous les États (j'oserais même dire, sans trop jouer sur le mot et l'étymologie, toutes les cultures) ont leur origine dans une agression de type colonial. Cette violence fondatrice n'est pas seulement oubliée. La fondation est faite pour l'occulter ; elle tend par essence à organiser l'amnésie, parfois sous la célébration et la sublimation des grands commencements. Or ce qui paraît singulier aujourd'hui, et inédit, c'est le projet de faire comparaître des États ou du moins des chefs d'État en tant que tels (Pinochet), et même des chefs d'État en exercice (Milosevic) devant des instances universelles. Il s'agit là seulement de projets ou d'hypothèses mais cette possibilité suffit pour annoncer une mutation : elle constitue à elle seule un événement majeur. La souveraineté de l'État, l'immunité d'un chef d'État ne sont plus, en principe, en droit, intangibles. Bien entendu, de nombreuses équivoques demeureront longtemps, devant lesquelles il faut redoubler de vigilance. On est loin de passer aux actes et de mettre ces projets en œuvre, car le droit international dépend encore trop d'États-nations souverains et puissants. De plus, quand on passe à l'acte, au nom de droits de l'homme universels ou contre des « crimes contre l'humanité », on le fait souvent de façon intéressée, compte tenu de stratégies complexes et parfois contradictoires, à la merci d'États non seulement jaloux de leur propre souveraineté mais dominants sur la scène internationale, pressés d'intervenir ici plutôt ou plus tôt que là, par exemple au Kosovo plutôt qu'en Tchétchénie, pour se limiter à des exemples récents, etc., et excluant, bien sûr, toute intervention chez eux ; d'où par exemple l'hostilité de la Chine à toute ingérence de ce type en Asie, au Timor, par exemple ­ cela pourrait donner des idées du côté du Tibet ; ou encore la réticence des États-Unis, voire de la France, mais aussi de certains pays dits « du Sud », devant les compétences universelles promises à la Cour pénale internationale, etc."

 

Jacques Derrida, Le Siècle et le pardon, 2001, Points essais, p. 131.
 

 

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Date de création : 28/03/2019 @ 17:56
Dernière modification : 10/10/2024 @ 08:44
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