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Texte à méditer :  La solution du problème de la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème.  Wittgenstein
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Hors des sentiers battus
Le mensonge

  "Mais c'est un fait qu'il y a aussi la vérité, et que nous devons en faire le plus grand cas ! Car, si nous avons eu raison de dire tout à l'heure que, en réalité, tandis que la fausseté est inutilisable par les Dieux, elle est utilisable par les hommes sous la forme d'un remède, il est dès lors manifeste qu'une telle utilisation doit être réservée à des médecins, et que des particuliers incompétents n'y doivent pas toucher. — C'est manifeste, dit-il. — C'est donc aux gouvernants de l'État qu'il appartient, comme à personne au monde, de recourir à la fausseté, en vue de tromper, soit les ennemis, soit leurs concitoyens, dans l'intérêt de l'État ; toucher à pareille matière ne doit appartenir à personne d'autre. Au contraire, adresser à des gouvernants tels que sont les nôtres des paroles fausses est pour un particulier une faute identique, plus grave même, à celle d'un malade envers son médecin, ou de celui qui s'entraîne aux exercices physiques envers son professeur, quand, sur les dispositions de leur corps, ils disent des choses qui ne sont point vraies ; ou bien encore envers le capitaine de navire, quand, sur son navire ou sur l'équipage, un des membres de cet équipage ne lui rapporte pas ce qui est, eu égard aux circonstances, tant de sa propre activité que de celle de ses compagnons. — Rien de plus vrai, dit-il. — Concluons donc que tout membre particulier de l'équipage de l'État, pris en flagrant délit de tromperie, « quelle que soit sa profession, devin, guérisseur de maux, ou bien artisan du bois », sera châtié, pour introduire ainsi, dans ce que j'appellerais le navire de l'État, une pratique qui doit en amener le naufrage et la perte. — Châtié ? dit Adimante. Au moins le sera-t-il dans le cas où nos propos seront suivis de réalisation."

 

Platon, La République, entre 389 et 369 av. J.-C., in Œuvres  complètes, tome I, trad. L. Robin, "La Pléiade", Gallimard, 1950.



  "Il faut voir en quoi consiste le mensonge. Il ne suffit pas de dire quelque chose de faux pour mentir, si par exemple on croit, ou si on a l'opinion que ce que l'on dit est vrai. Il y a d'ailleurs une différence entre croire et avoir une opinion : parfois, celui qui croit sent qu'il ignore ce qu'il croit, bien qu'il ne doute en rien de la chose qu'il sait ignorer, tant il y croit fermement ; celui qui, en revanche, a une opinion, estime qu'il sait ce qu'il ne sait pas. Or quiconque énonce un fait que, par croyance ou opinion, il tient pour vrai, même si ce fait est faux, ne ment pas. Il le doit à la foi qu'il a en ses paroles, et qui lui fait dire ce qu'il pense ; il le pense comme il le dit. Bien qu'il ne mente pas, il n'est pas cependant sans faute, s'il croit des choses à ne pas croire, ou s'il estime savoir ce qu'il ignore, quand bien même ce serait vrai. Il prend en effet l'inconnu pour le connu. Est donc menteur celui qui pense quelque chose en son esprit, et qui exprime autre chose dans ses paroles, ou dans tout autre signe."

 

Augustin, Du mensonge, Chapitre 3.



  "Quiconque énonce une chose qu'il croit ou qu'il s'imagine être vraie, bien qu'elle soit fausse, ne ment pas. En effet, il a une telle confiance dans son énoncé qu'il ne veut exprimer que ce qu'il a dans l'esprit, et qu'il  l'exprime en effet. Mais bien qu'il ne mente pas, il n'est cependant point irréprochable, s'il croit ce qu'il ne faut pas croire, ou s'il pense savoir une chose qu'il ignore, quand même elle serait vraie : car il tient pour connue une chose inconnue. Ainsi donc mentir, c'est avoir une chose dans l'esprit, et en énoncer une autre soit en paroles, soit en signes quelconques. C'est pourquoi on dit du menteur qu'il a le cœur double, c'est-à-dire une double pensée : la pensée de la chose qu'il sait ou croit être vraie et qu'il n'exprime point, et celle de la chose qu'il lui substitue, bien qu'il la sache ou la croie fausse. D'où il résulte qu'on peut, sans mentir, dire une chose fausse, quand on la croit telle qu'on la dit, bien qu'elle ne soit pas telle réellement; et qu'on peut mentir en disant la vérité, quand on croit qu'une chose est fausse, et qu'on l'énonce comme vraie, quoiqu'elle soit réellement telle qu'on l'énonce, car c'est d'après la disposition de l'âme, et non d'après la vérité ou la fausseté des choses mêmes, qu'on doit juger que l'homme ment ou ne ment pas. On peut donc dire que celui qui énonce une chose fausse comme vraie, mais qui la croit vraie, se trompe ou est imprudent, mais on ne peut l'appeler menteur, parce qu'il n'a pas le cœur double quand il parle, qu'il n'a pas l'intention de tromper, mais que seulement il se trompe."

 

Augustin, Du mensonge, début du Ve siècle, Chapitre 3.
 

  "Il faut donc voir ce que c'est que le mensonge. Car dire une chose fausse n'est pas mentir, quand on croit ou qu'on s'imagine dire la vérité. Or, entre croire ou s'imaginer il y a cette différence : que quelquefois celui qui croit, sent qu'il ne comprend pas ce qu'il croit, bien qu'il n'ait aucun doute sur la chose qu'il sait qu'il né comprend pas, si toutefois il la croit avec une pleine conviction ; tandis que celui qui s'imagine, pense savoir ce qu'il ignore complètement. Or, quiconque énonce une chose qu'il croit ou s'imagine être vraie, bien qu'elle soit fausse, ne ment pas. En effet, il a une telle confiance dans son énoncé qu'il ne veut exprimer que ce qu'il a dans l'esprit, et qu'il l'exprime en effet. Mais bien qu'il ne mente pas, il n'est cependant point irréprochable, s'il croit ce qu'il ne faut pas croire, ou s'il pense savoir une chose qu'il ignore, quand même elle serait vraie :car il tient pour connue une chose inconnue. Ainsi donc mentir, c'est avoir une chose dans l'esprit, et en énoncer une autre soit en paroles, soit en signes quelconques. C'est pourquoi on dit du menteur qu'il a le coeur double, c'est-à-dire une double pensée : la pensée de la chose qu'il sait ou croit être vraie et qu'il n'exprime point, et celle de la chose qu'il lui substitue, bien qu'il la sache ou la croie fausse. D'où il résulte qu'on peut, sans mentir, dire une chose fausse, quand on la croit telle qu'on la dit, bien qu'elle ne soit pas telle réellement; et qu'on peut mentir en disant la vérité, quand on croit qu'une chose est fausse, et qu'on l'énonce comme vraie, quoiqu'elle soit réellement telle qu'on l'énonce, car c'est d'après la disposition de l'âme, et non d'après la vérité ou la fausseté des choses mêmes, qu'on doit juger que l'homme ment ou ne ment pas. On peut donc dire que celui qui énonce une chose fausse comme vraie, mais qui la croit vraie, se trompe ou est imprudent ; mais on ne peut l'appeler menteur, parce qu'il n'a pas le coeur double quand il parle, qu'il n'a pas intention de tromper, mais que seulement il se trompe. Le péché du menteur est le désir de tromper en énonçant: soit qu'on ajoute foi à sa parole exprimant une chose fausse ; soit qu'en réalité il ne trompe pas, ou parce qu'on ne le croit pas, ou parce que la chose que l'on croit sur sa parole se trouve vraie, bien qu'il la dise dans l'intention de tromper. Lorsque, dans ce cas on ajoute foi à sa parole, il ne trompe pas, malgré son intention de tromper; ou du moins il ne trompe qu'en ce sens qu'on le croit instruit ou persuadé de la chose qu'il exprime."

 

Saint Augustin, Du mensonge, début du Ve siècle, Chapitre III, tr. fr. Abbé Devoille, Librio, 2013, p. 8-9.


 

  "Est-il quelquefois utile d'énoncer une chose fausse avec l'intention de tromper ? Ceux qui sont pour l'affirmative, appuient leur opinion sur des témoignages; ils rappellent que Sara ayant ri, soutint :cependant aux anges qu'elle n'avait pas ri ; que Jacob, interrogé par son père, répondit qu'il était Esaü, son fils aîné ; que les sages-femmes égyptiennes ont menti pour sauver de la mort les enfants des Hébreux, et que Dieu a approuvé et récompensé leur conduite ; et beaucoup d'autres exemples de ce genre empruntés à des personnages qu'on n'oserait blâmer; et cela, dans le but de démontrer non-seulement que parfois le mensonge n'est pas coupable, mais qu'il est même digne d'éloge. Outre cet argument destiné à embarrasser ceux qui s'adonnent à la lecture des saints livres; ils invoquent encore l'opinion générale et le sens commun, et disent : si un homme se sauvait -chez toi et que tu pusses l'arracher à la mort par un seul mensonge, ne mentirais-tu pas ? Si un malade te faisait une question dont la réponse pourrait lui être nuisible, ou que ton silence même pût aggraver son mal, oserais-tu dire la vérité au risque de le faire mourir, ou garder un silence dangereux plutôt que de lui sauver la vie par un mensonge honnête et inspiré par la compassion ? Par ces raisonnements et d'autres de ce genre ils croient démontrer surabondamment qu'on doit mentir quelquefois pour rendre service."

 

Saint Augustin, Du mensonge, début du Ve siècle, Chapitre V, tr. fr. Abbé Devoille, Librio, 2013, p. 12-13.


 

  "Après avoir condamné sans hésiter ces espèces de mensonge, nous passons à un autre qui semble comme un progrès vers le bien c'est celui qu'on attribue généralement à un sentiment de bienveillance et de bonté, quand celui qui ment, non-seulement ne nuit à personne, mais rend même service à quelqu'un. Ici toute la question se réduit à savoir si c'est se faire tort à soi-même que de rendre service à quelqu'un aux dépens de la vérité. Quand même le nom de vérité ne conviendrait qu'à celle qui éclaire les intelligences de sa lumière intérieure et immuable, cependant le menteur dont nous parlons agit du moins à l'encontre d'une certaine vérité : car bien que les sens corporels soient sujets à la déception, c'est aller contre la vérité que de dire qu'une chose est telle ou n'est pas telle, quand ni l'intelligence, ni les sens, ni l'imagination, ni la foi ne le lui disent. Celui qui rend de cette façon service à un autre, ne se nuit-il point à lui-même, ou le service qu'il rend compense-t-il le tort qu'il se fait ? c'est là une grave question. S'il en est ainsi il faudra dire qu'il doit se rendre service à soi-même, en disant un mensonge qui ne nuit à personne. Mais ces propositions s'enchaînent mutuellement et les concessions mènent à des conséquences qui jettent dans un grand trouble. En effet si on demande quel tort éprouverait un homme excessivement riche de la perte d'un boisseau de blé pris parmi des milliers et des milliers d'autres, quand ce boisseau peut sauver la vie à celui qui le vole : on arrivera à dire qu'on peut voler sans se rendre coupable et rendre un faux témoignage sans pécher. Or quelle erreur plus criminelle que celle-là ? Mais si un autre avait volé ce boisseau, que vous en eussiez été témoin et qu'on vous questionnât là-dessus, ne vous serait-il pas permis de mentir? Quoi ! vous le pourriez pour un autre, et non pour vous qui êtes pauvre? Êtes-vous obligé d'aimer votre prochain plus que vous-même ? Donc dans les deux cas le mensonge est coupable et il faut l'éviter.
  Peut-être fera-t-on ici une exception : les mensonges, utiles à quelqu'un sans nuire à personne, seraient permis, mais non ceux que l'on dirait pour cacher ou justifier un crime ; par exemple un mensonge qui, sans nuire à personne, serait utile à un pauvre, mais dissimulerait un vol, serait coupable ; mais si sans nuire à personne, il rendait service à un pauvre, et ne cachait ni ne justifiait aucun vol, il ne le serait plus. Ainsi, quelqu'un cachera son argent devant toi, dans la crainte qu'on ne le lui vole ou ne le lui enlève par force ; on te questionne là-dessus et tu mens, évidemment tu ne fais tort à personne, tu rends service au propriétaire à qui le secret était nécessaire, et tu n'as dissimulé aucun péché par, ton mensonge : car il n'y a pas de péché à cacher son bien, quand on craint de le perdre. Mais si l'on ne pèche pas en mentant, quand on ne couvre aucune faute, qu'on ne fait tort à personne et qu'on rend service à quelqu'un, que ferons-nous du péché même de mensonge ? Car dans l'endroit où l'on nous dit : « Tu ne voleras pas », on nous dit aussi : « Tu ne rendras pas de faux témoignage »[1]. Comme la défense s'applique à l'un et à l'autre séparément, pourquoi le faux témoignage est-il coupable quand il couvre le vol ou tout autre péché, et ne l'est-il plus dès qu'il cesse de prêter un voile officieux au mal, alors que le vol et tous les autres péchés sont coupables par eux-mêmes ? serait-il donc défendu de cacher le péché et permis de le commettre ?
  Mais si cela est absurde, que dire ? n'y aura-t-il faux témoignage que quand on ment pour calomnier quelqu'un , ou pour dissimuler sa fauté, ou pour l'opprimer devant les tribunaux ? Car il semble que le juge a besoin de témoin pour connaître une cause. Mais si l'Écriture n'entendait qu'en ces sens le mot de témoin, l'Apôtre n'eût pas dit : « Nous nous trouvons même être de faux témoins à l'égard de Dieu, puisque nous rendons ce témoignage contre Dieu, qu'il a ressuscité le Christ, que pourtant il n'a pas ressuscité »[2]. Par là il fait voir que le mensonge est un faux témoignage, même quand on le dit pour louer faussement quelqu'un."

 

Saint Augustin, Du mensonge, début du Ve siècle, Chapitre V, tr. fr. Abbé Devoille, Librio, 2013, p. 27-29.


[1] Exode, XX, 15-16.
[2] I Corinthiens, XV, 15.



  "La première espèce [de mensonge], l'espèce capitale, celle qu'il faut éviter et fuir avant tout, c'est le mensonge en matière d'enseignement religieux; en aucun cas, on ne doit s'y prêter. Le second, c'est celui qui blesse injustement, celui qui nuit à quelqu'un sans servir à personne. Le troisième sert à l'un, nuit à l'autre, et n'empêche point la souillure du corps. Le quatrième n'a d'autre but que de dire faux et de tromper : c'est le mensonge tout pur. Le cinquième tend à plaire et à jeter de l'agrément dans le discours. Après ces cinq catégories qu'il faut absolument éviter et condamner, vient le sixième : le mensonge qui sert à quelqu'un et ne nuit à personne; comme par exemple quand quelqu'un connaissant le lieu où est cachée une somme qu'on voudrait prendre injustement, répond à qui s'en informe qu'il n'en sait rien. Le sixième ne nuit à personne et profite à quelqu'un, avec la différence que l'on est interrogé parle juge; comme par exemple si l'on ment pour ne pas trahir un homme destiné à la mort, non-seulement un homme juste et innocent, mais un criminel, par la raison que c'est un point de la doctrine chrétienne qu'on ne doit désespérer du salut de personne ni fermer à personne la voie du repentir. Nous avons traité assez longuement ces deux dernières espèces, qui prêtent matière à de grandes controverses et nous avons dit ce que nous en pensons, dans le but d'encourager les forts, les fidèles, les hommes et les femmes amis de la vérité, à les éviter et à supporter avec générosité et courage tous les inconvénients qui peuvent en résulter. La huitième espèce est le mensonge qui ne nuit à personne et sert à détourner de quelqu'un une souillure corporelle, mais seulement celle que nous avons indiquée plus haut. Car les Juifs regardaient comme une souillure de manger sans se laver les mains. Que si on veut y en voir une, elle n'est cependant pas telle qu'on doive mentir pour l'éviter. Mais si le mensonge est de nature à faire tort à quelqu'un, dût-il d'ailleurs sauver un homme de ce genre de souillure que tout le monde abhorre et déteste; si on peut mentir quand l'injure qu'il cause est autre que l'espèce d'impureté dont il est question : c'est une autre affaire; car alors il ne s'agit plus du mensonge, mais bien de savoir s'il est permis, même en dehors de tout mensonge, de faire tort à quelqu'un pour détourner d'un tiers ce genre d'ignominie. Je ne le crois pas du tout, même quand on ne parlerait que de torts peu considérables, comme le vol d'un boisseau de blé dont il a été parlé plus haut, et quoiqu'il soit fort embarrassant de décider si nous ne devrions pas causer un dommage de ce genre, dans le cas où il serait possible d'exempter à ce prix d'un odieux attentat celui qui en serait menacé. Mais, je le répète, c'est là une autre question."

 

Saint Augustin, Du mensonge, début du Ve siècle, Chapitre XIV, tr. fr. Abbé Devoille, Librio, 2013, p. 32-33.


 

  "De toute cette discussion, il résulte que le sens de ces témoignages de l'Écriture est qu'il ne faut jamais mentir, puisqu'on ne trouve dans la conduite et les actions des saints aucun exemple de mensonge qu'on puisse imiter, au moins dans les parties de l'Écriture qui ne contiennent pas de sens figuré, comme par exemple les Actes des apôtres. Car les paroles du Seigneur mentionnées dans l'Évangile, et que les ignorants pourraient prendre pour des mensonges, sont des paroles figurées. Quant à ce que dit l'Apôtre : « Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous »[1], cela n'indique aucune disposition à mentir, mais un sentiment de compassion, une charité si grande qu'elle le faisait agir avec ceux qu'il voulait sauver comme s'il eût lui-même souffert du mal dont il désirait les guérir.
  Il ne faut donc pas mentir dans l'enseignement de la vérité ; car c'est un grand crime, la première espèce de mensonge et la plus détestable. Il ne faut pas mentir de la seconde manière, parce qu'il ne faut faire de tort à personne; ni de la troisième, parce qu'il ne faut pas rendre service à l'un au détriment de l'autre; ni de la quatrième, parce que le plaisir de mentir est vicieux par lui-même; ni de la cinquième, parce que, comme on ne doit pas même dire la vérité pour plaire aux hommes, encore bien moins doit-on proférer le mensonge qui est coupable par lui-même parce qu'il est mensonge; ni de la sixième, car il n'est pas juste d'altérer la vérité du témoignage pour le bien temporel ou la vie de qui que ce soit. De plus on ne doit conduire personne au salut éternel à l'aide du mensonge; il ne faut pas qu'un homme soit converti à la vertu par le vice de celui qui le convertit, car, après sa conversion , il doit lui-même tenir à l'égard des autres la conduite qu'on a tenue envers lui; par conséquent ce n'est plus au bien, mais au mal qu'on le convertit, quand on lui donne à imiter après sa conversion le modèle qu'on lui a présenté pour sa conversion. Il ne faut pas mentir de la septième manière, parce qu'on ne doit pas préférer l'avantage ou la vie temporelle de quelqu'un à la perfection de la foi. Si nos bonnes actions faisaient une mauvaise impression sur le prochain, jusqu'à le rendre pire et à l'éloigner de la piété, nous ne devrions cependant pas nous en abstenir pour autant, parce qu'il faut avant tout tenir solidement au point où nous devons appeler et attirer ceux que nous aimons comme nous-mêmes. Il faut se pénétrer vaillamment de cette pensée de l'Apôtre : « Nous sommes aux uns odeur de vie pour la vie, aux autres odeur de mort pour la mort; or, qui est capable d'un tel ministère ? »[2] Enfin, il ne faut pas mentir de la huitième manière, parce que la chasteté de l'âme, qui est la pudeur du corps, compte parmi les biens; et que, parmi les maux, celui que nous faisons est plus grand que celui que nous laissons faire. Or, dans ces huit espèces de mensonges, on pèche d'autant moins qu'on s'approche plus de la huitième, et d'autant plus qu'on s'approche plus de la première. Mais s'imaginer qu'il peut y avoir un mensonge exempt de péché, c'est se tromper grossièrement en se figurant qu'on peut honnêtement tromper les autres."

 

Saint Augustin, Du mensonge, début du Ve siècle, Chapitre XIV, tr. fr. Abbé Devoille, Librio, 2013, p. 47-49.


[1] I Corinthiens, IX, 22.
[2] II Corinthiens, II, 16.


 

  "Ce n'est pas sans raison qu'on dit que celui qui n'a pas une bonne mémoire ne doit pas s'aviser de mentir. Je sais bien que les grammairiens font une différence entre « mensonge » et « mentir » : ils disent qu'un mensonge est une chose fausse, mais qu'on a pris pour vraie, et que la définition du mot « mentir » en Latin, d'où vient notre Français, signifie « aller contre sa conscience » ; que par conséquent, cela ne concerne que ceux qui disent ce qu'ils savent être faux, et qui sont bien ceux dont je parle. Or ceux-là, ou bien inventent de toutes pièces, ou bien déguisent et modifient quelque chose qui était vrai à la base.
 Quand ils déguisent et modifient, si on les amène à refaire souvent le même récit, il leur est difficile de ne pas se trahir, parce que ce qu'ils racontent s'étant inscrit en premier dans la mémoire et s'y étant incrusté, par la voie de la connaissance et du savoir, il se présente forcément à l'imagination, et en chasse la version fausse, qui ne peut évidemment y être aussi fermement installée. Et les circonstances de la version originelle, revenant à tout coup à l'esprit, font perdre le souvenir de ce qui n'est que pièces rapportées, fausses, ou détournées.
 Quand ils inventent tout, comme il n'y a nulle trace contraire qui puisse venir s'inscrire en faux, ils semblent craindre d'autant moins de se contredire. Mais ce qu'ils inventent, parce que c'est une chose sans consistance, et sur laquelle on a peu de prise, échappe volontiers à la mémoire, si elle n'est pas très sûre. J'en ai fait souvent l'expérience, et plaisamment, aux dépens de ceux qui prétendent ne donner à leurs discours que la forme nécessaire aux affaires qu'ils négocient, et qui plaise aux puissants à qui ils parlent. Car ces circonstances auxquelles ils veulent subordonner leur engagement et leur conscience étant sujettes à bien des changements, il faut que ce qu'ils disent change aussi à chaque fois.
 D'où il découle que d'une même chose ils disent tantôt blanc, tantôt noir ; à telle personne d'une façon, et à telle autre d'une autre. Et si par hasard ces personnes se racontent ce qu'ils ont appris sous des formes si contradictoires, que devient alors cette belle apparence ? Sans parler du fait qu'ils se coupent si souvent eux-mêmes ; car qui aurait assez de mémoire pour se souvenir de tant de diverses formes qu'ils ont brodées autour d'un même sujet ? J'en ai connu plusieurs, en mon temps, qui enviaient la réputation de cette belle habileté, et qui ne voyaient pas que si la réputation y est, l'efficacité y fait défaut.
 En vérité, mentir est un vice abominable, car nous ne sommes des hommes et nous ne sommes liés les uns aux autres que par la parole. Si nous en connaissions toute l'horreur et le poids, nous le poursuivrions pour le châtier par le feu, plus justement encore que d'autres crimes. Je trouve qu'on perd son temps bien souvent à châtier des erreurs innocentes chez les enfants, très mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actes inconsidérés, qui ne laissent pas de traces et n'ont pas de suite. Mais mentir, et un peu au-dessous, l'obstination, me semblent être ce dont il faudrait absolument combattre l'apparition et les progrès : ce sont chez les enfants des vices qui croissent avec eux. Et quand on a laissé prendre ce mauvais pli à la langue, c'est étonnant de voir combien il est difficile de s'en défaire. C'est pour cette raison que nous voyons des hommes honnêtes par ailleurs y être sujets et asservis. J'ai un tailleur qui est un bon garçon, mais à qui je n'ai jamais entendu dire une seule vérité, même quand cela pourrait lui être utile !
 
Montaigne, Les essais, 1580, Livre I, chapitre IX, « Des menteurs » (texte modernisé).


  "[…] l'esprit de piété porte toujours à parler avec vérité et sincérité ; au lieu que l'envie et la haine emploient le mensonge et la calomnie : splendentia et vehementia, sed rebus veris[1], dit saint Augustin. Quiconque se sert du mensonge agit par l'esprit du diable. Il n'y a point de direction d'intention qui puisse rectifier la calomnie : et quand il s'agirait de convertir toute la terre, il ne serait pas permis de noircir des personnes innocentes ; parce qu'on ne doit pas faire le moindre mal pour en faire réussir le plus grand bien, et que la vérité de Dieu n'a pas besoin de notre mensonge, selon l'Ecriture. Il est du devoir des défenseurs de la vérité, dit saint Hilaire, de n'avancer que des choses vraies. Aussi, mes Pères, je puis dire devant Dieu qu'il n'y a rien que je déteste davantage que de blesser tant soit peu la vérité ; et que j'ai toujours pris un soin très particulier non seulement de ne pas falsifier, ce qui serait horrible, mais de ne pas altérer ou détourner le moins du monde le sens d'un passage. De sorte que, si j'osais me servir, en cette rencontre, des paroles du même saint Hilaire, je pourrais bien vous dire avec lui : Si nous disons des choses fausses, que nos discours soient tenus pour infâmes ; mais si nous montrons que celles que nous produisons sont publiques et manifestes, ce n'est point sortir de la modestie et de la liberté apostolique de les reprocher."

 

Pascal, Les Provinciales, Lettre XI, du 18 août 1656.


[1] Citation approximative de Saint Augustin, De doctrina christiana, IV, 28. La phrase originale est la suivante : " Quid est ergo non solum eloquenter, verum etiam sapienter dicere, nisi verba in summisso genere sufficientia, in temperato splendentia, in grandi vehementia, veris tamen rebus, quas audiri oporteat, adhibere ?", que l'on peut traduire par : " Qu'est-ce donc que parler avec éloquence et avec sagesse, sinon employer dans le style simple des termes clairs ; dans le style tempéré des expressions brillantes ; et dans le sublime des paroles vives et entraînantes, mais toujours pour exprimer la vérité qu'on doit faire entendre ?".


 

 "Chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils servent ; et ainsi, ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes. Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle ; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion. L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut donc pas qu'on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur."
 
Pascal, Pensées, 1670, Brunschwig 100, Lafuma 978.

 

"L'homme libre n'agit jamais en trompeur, mais toujours de bonne foi

 

Démonstration

 

Si un homme libre agissait, en tant que libre, en trompeur, il le ferait par le commandement de la Raison (nous ne l'appelons libre qu'à cette condition) ; tromper serait donc une vertu et conséquemment il serait bien avisé à chacun de tromper pour conserver son être ; c'est-à-dire (comme il est connu de soi), il serait bien avisé aux hommes de s'accorder seulement en paroles et d'être en réalité contraires les uns aux autres, ce qui est absurde. Donc un homme libre, etc.

C.Q.F.D.

 

SCOLIE

 

Demande-t-on si, en cas qu'un homme pût se délivrer par la mauvaise foi d'un péril de mort imminent, la règle de la conservation de l'être propre ne commanderait pas nettement la mauvaise foi ? Je réponds de même : si la Raison commande cela, elle le commande donc à tous les hommes, et ainsi la Raison commande d'une manière générale à tous les hommes de ne conclure entre eux pour l'union de leurs forces et l'établissement des droits communs que des accords trompeurs, c'est-à-dire commande de n'avoir pas en réalité de droits communs, mais cela est absurde."

 

 

Spinoza, Éthique, 1672, Partie IV, Proposition 72, trad. Charles Appuhn, GF, p. 289-290.


 

   "Ceux qui nuisent le plus visiblement à leurs semblables ont souvent le front de se justifier en disant qu'ils sont véridiques ; et que la vérité étant importante au genre humain, il faut toujours la dire, quelles que puissent être ses conséquences pour les individus. C'est ainsi que la noirceur se couvre souvent du manteau de l'utilité. La vérité est sans doute nécessaire au genre humain quand elle l'intéresse ; il est avantageux de dénoncer à la société les erreurs qui lui nuisent ; un citoyen zélé est en droit de l'avertir des complots que les méchants ont formés contre son bonheur ; mais le philosophe, étant l'ami des hommes, n'en veut point aux hommes, il n'en veut qu’à leurs délires. Il ne fait point la satire, mais le tableau du genre humain. Ce n'est ni la malignité, ni l'envie, ni la vengeance qui doivent conduire sa langue ou son pinceau. Il n'est point un délateur, il n'est point l'assassin des réputations ; il défère le mensonge au tribunal de la raison, il en appelle à l'expérience des chimères. Il invite les mortels à renoncer aux préjugés qui les égarent pour suivre la vérité bienfaisante qui les conduira toujours à la félicité.
  Il faut donc que le philosophe commence par se sonder lui-même ; qu’il se mette en garde contre les illusions de son cœur ; qu'il se défie de ses passions, qu’il se rende un compte fidèle des motifs qui l'animent ; qu'il annonce la vérité lorsqu'un mûr examen lui en aura fait sentir l'utilité. Pour peu qu'il rentre en lui-même, sa conscience bientôt lui fera connaître si ses motifs sont purs, s'il peut se les avouer à lui-même, s'il peut sans rougir et sans crainte les avouer aux autres.
  Mais pour être assuré de cet examen, il faut nécessairement établir la paix dans son propre cœur. Tout homme qui est l'esclave d’un tempérament fâcheux, aigri par la malignité, poussé par des motifs déshonnêtes, n'est capable ni de s'éprouver lui-même, ni de découvrir la vérité, ni de la faire entendre aux autres ; ses leçons seraient suspectes, ses idées révolteraient et tous ses efforts ne viendraient point à bout de cacher les mobiles dangereux dont il serait animé. L'homme qui ne dit la vérité que pour nuire, se sert d'un instrument très utile pour faire un très grand mal.
  On demandera peut-être s'il est quelquefois permis à 'homme de bien de mentir ou de dissimuler la vérité ? Je réponds que le mérite de la vérité n'est fondé que sur son utilité réelle et sur l'intérêt du genre humain ; ce mérite cesse dès que cette utilité et cet intérêt disparaissent ou ne sont que fictifs. Quelques Théologiens ont prétendu qu'il n’était jamais permis de faire du mal en vue du plus grand bien ; ils n'ont point vu que dans ce cas le mal devient un bien. Quelques-uns ont été jusqu’à dire qu’il n’était jamais permis de mentir quand même le monde entier devrait périr. Il est aisé de sentir que ce principe fanatique n'est fondé que sur les idées incertaines que la Théologie se fait du bien et du mal, du vice et de la vertu. Le bien est ce qui est utile, le mal est ce qui est nuisible aux êtres de l'espèce humaine ; faire ou dire ce qui est véritablement utile à l'homme est un bien ; faire ou dire ce qui lui devient nécessairement nuisible est évidemment un mal. De quelle utilité la vérité serait-elle, par exemple, pour un malade, à qui son médecin se ferait un devoir de découvrir que son état est sans remède ? Lui dire la vérité, ne serait-ce pas de gaîté de cœur lui plonger le poignard dans le sein ? Est-il un Être assez déraisonnable pour blâmer un homme qui mentirait dans la vue de sauver sa patrie, son père, son ami, ou pour se sauver lui-même ? Nous ne devons la vérité aux hommes que lorsqu'elle leur est nécessairement utile ou nécessaire, nous ne la leur devons point lorsqu'elle leur est évidemment inutile ou dangereuse."

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Essai sur les préjugés, 1770, Chapitre VIII, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 85-86.



  "Soit, par exemple, la question suivante : ne puis-je pas, si je suis dans l'embarras, faire une promesse avec l'intention de ne pas la tenir ? Je distingue ici aisément entre les sens que peut avoir la question : demande-t-on s'il est prudent ou s'il est conforme au devoir de faire une fausse promesse ? Cela peut être sans doute prudent plus d'une fois. À la vérité, je vois bien que ce n'est pas assez de me tirer, grâce à ce subterfuge, d'un embarras actuel, qu'il me faut encore bien considérer si de ce mensonge ne peut pas résulter pour moi dans l'avenir un désagrément bien plus grand que tous ceux dont je me délivre pour l'instant ; et comme, en dépit de toute ma prétendue finesse, les conséquences ne sont pas si aisées à prévoir que le fait d'avoir une fois perdu la confiance d'autrui ne puisse m'être bien plus préjudiciable que tout le mal que je songe en ce moment à éviter, n’est-ce pas agir avec plus de prudence que de se conduire ici d'après une maxime universelle et de se faire une habitude de ne rien promettre qu'avec l'intention de le tenir ? Mais il me paraît ici bientôt évident qu'une telle maxime n'en est pas moins toujours uniquement fondée sur les conséquences à craindre. Or c'est pourtant tout autre chose que d'être sincère par devoir, et de l'être par crainte des conséquences désavantageuses ; tandis que dans le premier cas le concept de l'action en soi-même contient déjà une loi pour moi, dans le second cas il faut avant tout que je cherche à découvrir autre part quels effets peuvent bien être liés pour moi à l'action. Car, si je m'écarte du principe du devoir, ce que je fais est certainement tout à fait mal ; mais si je suis infidèle à ma maxime de prudence, il peut, dans certains cas, en résulter pour moi un grand avantage, bien qu'il soit en vérité plus sûr de m'y tenir. Après tout, en ce qui concerne la réponse à cette question, si une promesse trompeuse est conforme au devoir, le moyen de m'instruire le plus rapide, tout en étant infaillible, c'est de me demander à moi-même : accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d'embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres) ? Et pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l'embarras et qu'il n'a pas d'autre moyen d'en sortir ? Je m'aperçois bientôt ainsi que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir ; en effet, selon une telle loi, il n'y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d'autres hommes qui ne croiraient point à cette déclaration ou qui, s'ils y ajoutaient foi étourdiment, me payeraient exactement de la même monnaie : de telle sorte que ma maxime, du moment qu'elle serait érigée en loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement."

 

Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, Première Section, tr. fr. V. Delbos.



  "Si je dis quelque chose de faux dans des affaires d'importance où le mien et le tien sont en jeu, dois-je répondre de toutes les conséquences qui peuvent suivre de mon mensonge ? Par exemple, un maître a donné l'ordre de répondre, si quelqu'un le demandait, qu'il n'est pas à la maison. Le domestique suit la consigne reçue, mais il est cause par-là que son maître, après être sorti, commet un grand crime, ce qui aurait été empêché par la force armée envoyée pour l'appréhender. Sur qui retombe ici la faute, selon les principes de l'éthique ? À n'en pas douter sur le domestique également qui, par le mensonge a enfreint un devoir envers lui-même : sa propre conscience doit lui reprocher les conséquences."

 

 Kant, Doctrine de la vertu, 1795, Chapitre 1, Article 1 : "Du mensonge".



   "Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s'il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu'à tirées de ce dernier principe un philosophe Allemand qui va jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime [...].
  Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir ? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droit, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui."
 

Benjamin Constant, "Des réactions politiques", 1797, Chapitre VIII, in La France de l'an 1797, sixième cahier, n° 1.

 

  "Je prends pour exemple le principe moral que je viens de citer, que dire la vérité est un devoir.
  Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, la société n'en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées.

  Il faut donc chercher le moyen d'application, et pour cet effet, il faut, comme nous venons de le dire, définir le principe.
  Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir ? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droits, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui.
  Voilà, ce me semble, le principe devenu applicable. En le définissant, nous avons découvert le lien qui l'unissait à un autre principe, et la réunion de ces deux principes nous a fourni la solution de la difficulté qui nous arrêtait.
  Observez quelle différence il y a entre cette manière de procéder, et celle de rejeter le principe. Dans l'exemple que nous avons choisi, l'homme qui, frappé des inconvénients du principe qui porte que dire la vérité est un devoir, au lieu de le définir et de chercher son moyen d'application, se serait contenté de déclamer contre les abstractions, de dire qu'elles n'étaient pas faites pour le monde réel, aurait tout jeté dans l'arbitraire. Il aurait donné au système entier de la morale un ébranlement dont ce système se serait ressenti dans toutes ses branches. Au contraire, en définissant le principe, en découvrant son rapport avec un autre, et dans ce rapport le moyen d'application, nous avons trouvé la modification précise du principe de la vérité, qui exclut tout arbitraire et toute incertitude.
  C'est une idée peut-être neuve, mais qui me paraît infiniment importante, que tout principe renferme, soit en lui-même soit dans son rapport avec un autre principe, son moyen d'application."

 

Benjamin Constant, "Des réactions politiques", 1797, Chapitre VIII, in De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s'y rallier, Flammarion, Champs classiques, 1988, p. 137-138.



  "Dans « Des réactions politiques » de B. Constant parues dans le recueil La France en l'an 1797 (tome VI, n° 1), on lit le propos suivant (p. 123) : « Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s'il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu'a tirées de ce premier principe un philosophe allemand qui va jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugie dans votre maison, le mensonge serait un crime. »
  Le philosophe français réfute ce principe de la manière suivante (p. 124) :
« Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir ? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droit, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. » [...]
  On remarquera tout d'abord que l'expression « avoir droit à la vérité » est dépourvue de sens. On doit plutôt dire : l'homme a droit à sa propre véracité (veracitas), c'est-à-dire à la vérité subjective dans sa personne. Car avoir un droit objectif à la vérité signifierait que la vérité ou la fausseté d'une proposition dépend de la volonté de chacun, comme c'est le cas à propos du mien et du tien ; ce qui aboutirait à une logique pour le moins étrange. [...]
Être véridique dans les propos qu'on ne peut éluder, c'est là le devoir formel de l'homme envers chaque homme, quelle que soit la gravité du préjudice qui peut en résulter pour soi-même ou pour autrui. Et même si, en falsifiant mon propos, je ne cause pas de tort à celui qui m'y contraint injustement, il reste qu'une telle falsification, qu'on peut nommer également pour cette raison un mensonge (même si ce n'est pas au sens des juristes), constitue au regard de l'élément le plus essentiel du devoir en général, un tort : car je fais en sorte, autant qu'il est en mon pouvoir, que des propos (des déclarations) en général ne trouvent aucun crédit et, par  suite,que tous les droits fondés sur des contrats deviennent caducs et perdent toute leur force ; ce qui est un tort causé à l'humanité en général."

 

Kant, D'un prétendu droit de mentir par humanité, 1797, trad. Fr. Proust, Flammarion, coll. " CF ", 1994, p. 97-99.



  "Ainsi, il suffit de définir le mensonge comme une déclaration intentionnellement fausse et point n'est besoin d'ajouter cette clause qu'il faut qu'elle nuise à autrui, que les juristes exigent pour leur définition […]. Car il nuit toujours à autrui : même si ce n'est pas à un autre homme, c'est à l'humanité en général, puisqu'il disqualifie la source du droit.

  Mais ce mensonge par bonté d'âme peut même, par accident, tomber sous le coup des lois civiles ; or ce qui n'échappe à la sanction que par accident, peut également être réputé injustice selon des lois extérieures. C'est ainsi que si tu as par un mensonge empêché d'agir quelqu'un qui s'apprêtait à commettre un meurtre, tu es juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourraient en découler. Mais si tu t'en es tenu à la stricte vérité, la justice publique ne peut s'en prendre à toi, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui s'ensuivent. Il est cependant possible que, après que tu as loyalement répondu par l'affirmative au meurtrier qui te demandait si celui à qui il en voulait était dans ta maison, ce dernier en soit sorti sans qu'on le remarque et ait ainsi échappé au meurtrier, et qu'ainsi le forfait n'ait pas eu lieu ; mais si tu as menti et dit qu'il n'était pas à la maison, et que de fait il soit réellement sorti (encore que tu ne le saches pas), supposé que le meurtrier le rencontre lors de sa sortie et perpètre son acte, c'est à bon droit qu'on peut t'accuser d'être à l'origine de sa mort. Car si tu avais dit la vérité exactement comme tu la savais, peut-être le meurtrier cherchant son ennemi dans la maison aurait-il été arrêté par les voisins accourus et le crime aurait-il été empêché. Donc celui qui ment, si généreuse puisse être son intention en mentant, doit répondre des conséquences de son mensonge, même devant les tribunaux civils, si imprévues qu'elles puissent être : c'est que la véracité est un devoir qui doit être considéré comme la base de tous les devoirs à fonder sur un contrat, devoirs dont la loi, si on y tolère la moindre exception, devient chancelante et vaine.

  C'est donc un commandement de la raison qui est sacré, absolument impératif, qui ne peut être limité par aucune convenance : en toutes déclarations, il faut être véridique (loyal)."

 

Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, 1797, trad. L. Guillermit, Vrin, 1977.



  "Considérons le motif général sous lequel se manifeste l'injustice : elle a deux formes, la violence et la ruse ; au sens moral et pour l'essentiel, c'est tout un. D'abord, si je commets un meurtre, il n'importe que je me serve du poignard ou du poison ; et de même pour toute lésion corporelle. Quant aux autres formes de l'injustice, on peut toujours les ramener à un fait capital : faire tort à un homme, c'est le contraindre de servir non plus sa propre volonté, mais la mienne, d'agir selon mon vouloir et non le sien. Si j'use de violence, c'est en m'aidant de l'enchaînement des causes physiques que j'arrive à mes fins ; et si de ruse, je m'aide de l'enchaînement des motifs, ce qui est la loi même de causalité reflétée dans l'intelligence : à cet effet, je présente à sa volonté des motifs illusoires, si bien qu'au moment où il croit suivre sa propre volonté, il suit la mienne. Comme le milieu ou se meuvent les motifs, c'est l'intelligence, il faut à cet effet que je falsifie les données de son intelligence : et voilà le mensonge. Le mensonge a toujours pour but d'agir sur la volonté d'autrui, jamais sur son esprit seul et en lui-même ; s'il veut toucher l'esprit, c'est qu'il le prend pour moyen, et s'en sert pour déterminer la volonté. En effet, mon mensonge lui-même part de ma volonté : il a donc besoin d'un motif ; or ce motif, ce ne peut être que de faire vouloir autrui, non d'agir sur son esprit seulement, cet esprit ne pouvant par lui-même avoir aucune influence sur ma volonté à moi, ni par conséquent la mettre en mouvement, agir sur sa direction : seules la volonté et la conduite d'autrui peuvent jouer ce rôle ; quant à l'intelligence d'autrui, elle intervient dans mon calcul par suite, et indirectement. En cela, je ne songe pas seulement aux mensonges inspirés d'un intérêt évident, mais aussi à ceux qui sont de pure méchanceté, car il y a une méchanceté qui se réjouit des erreurs des autres à cause des maux où elles les jettent. Au fond, c'est aussi le but de la hâblerie : elle cherche à gagner plus de respect, à relever l'estime qu'on fait de nous, et par là à agir plus ou moins efficacement sur la volonté et la conduite d'autrui. Ce n'est pas de taire simplement une vérité, en d'autres termes, de se refuser à un aveu, qui constitue une injustice ; mais tout ce qui accrédite un mensonge en est une. Celui qui refuse d'indiquer à un voyageur le bon chemin ne lui fait pas de tort, mais bien celui qui lui en montre un mauvais. – On le voit par ce qui précède, le mensonge en lui-même est aussi bien une injustice que la violence : car il se propose d'étendre le pouvoir de ma volonté jusque sur des étrangers, d'affirmer par conséquent ma volonté au prix d'une négation de la leur : 1a violence ne fait pas pis. – Mais le mensonge le plus achevé, c'est la violation d'un contrat : là se trouvent réunies, et dans la forme la plus évidente, toutes les circonstances ci-dessus énumérées. En effet, si j'adhère à une convention, je compte que l'autre contractant tiendra sa promesse, et c'est même là le motif que j'ai de tenir présentement la mienne. Nos paroles ont été échangées après réflexion et en bonne formé. La véracité des déclarations faites de : part et d'autre dépend, d'après l'hypothèse, de la volonté des contractants. Si donc l'autre viole sa promesse, il m'a trompé, et, en faisant flotter devant ma vue des ombres de motifs, il a entraîné ma volonté dans la voie convenable à ses desseins, il a étendu le pouvoir de sa volonté sur la personne d'un étranger : l'injustice est complète. Tel est le principe qui rend les contrats légitimes et valables en morale.
  L'injustice violente ne déshonore pas son auteur autant que l'injustice perfide : celle-là vient de la force physique, si puissante pour en imposer aux hommes, quelles que soient les circonstances ; celle-ci, au contraire, marche par des chemins détournés, et ainsi trahit la faiblesse, ce qui rabaisse le coupable dans son être physique comme dans son être moral. En outre, pour le menteur et le trompeur, il n'y a qu'un moyen de succès : c'est, au moment de mentir, de témoigner son mépris, son dégoût contre le mensonge ; la con fiance d'autrui est à ce prix, et sa victoire est due à ce qu'on lui attribue toute la loyauté qui lui manque. – Si la fourberie, l'imposture, la tricherie inspirent un tel mépris-, en voici la cause : la franchise et la loyauté forment le lien qui met encore de l'unité entre-test individus, ces fragments d'une volonté dispersée sous forme de multiplicité, une unité extérieure, du moins, et qui par là contient dans de certaines limites les effets de l'égoïsme né de cette fragmentation. L'imposture et la fourberie brisent ce dernier, ce lien extérieur, et ouvrent ainsi aux effets de l'égoïsme un champ illimité."

 

Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1819, § 62, tr. fr. A. Burdeau, PUF, Quadrige, 2003, p. 424-426.



  "Toutes les fois que j'ai un droit de contrainte, un droit absolu d'user de mes forces contre autrui, je peux également, selon les circonstances, opposer à la violence d'autrui la ruse ; je n'aurai pas en cela de tort ; en conséquence, je possède un droit de mentir, dans la même mesure où je possède un droit de contrainte. Ainsi un individu se trouve arrêté par des voleurs de grande route ; ils le fouillent ; lui leur assure qu'il n'a sur lui rien de plus que ce qu'ils ont trouvé : il est pleinement dans son droit. De même encore, si un voleur s'est introduit nuitamment dans la maison, que vous l'ameniez par un mensonge à entrer dans une cave, et que vous l'y enfermiez. Un homme est pris par des brigands, des Barbaresques, je suppose ; il se voit emmener en captivité ; pour ressaisir sa liberté, il ne peut recourir à la force ouverte ; il use de ruse, il les tue : c'est son droit. — C'est pour le même motif qu'un serment arraché par la force brutale toute pure et simple ne lie pas qui l'a fait ; la victime de cet abus de la force pouvait de plein droit se défaire de son agresseur en le tuant ; à plus forte raison pouvait-il bien s'en défaire en le trompant. On vous a volé votre bien, vous n'êtes pas en état de le recouvrer par la force ; si vous y arrivez par une supercherie, vous n'aurez pas tort. Et même, si mon voleur joue contre moi l'argent qu'il m'a volé, j'ai le droit de me servir avec lui de dés pipés ; ce que je lui regagne n'est après tout que mon bien. Pour nier tout cela, il faudrait d'abord nier la légitimité des stratagèmes à la guerre ; car en somme, ce sont autant de mensonges, autant d'exemples à l'appui du mot de la reine Christine de Suède : « Aux paroles des hommes il ne faut pas ajouter foi ; à leurs actes, à peine. »."

 

Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1819, § 62, tr. fr. A. Burdeau, PUF, Quadrige, 2003, p. 428.



  "Quant aux dispositions résultées de l'existence domestique, elle suscitera surtout le meilleur apprentissage de cette règle fondamentale que chacun doit s'imposer libre­ment, comme base personnelle du régime public : Vivre au grand jour. Pour cacher leurs turpitudes morales, nos métaphysiciens firent prévaloir la honteuse législation qui nous interdit encore de scruter la vie privée des hommes publics. Mais le positi­visme, systématisant dignement l'instinct universel, invoquera toujours la scrupuleuse appréciation de l'existence personnelle et domestique comme la meilleure garantie de la conduite sociale. Nul ne devant aspirer qu'à l'estime de ceux qui lui en inspirent, cha­cun ne doit pas indistinctement à tous un compte habituel de ses actions quelcon­ques. Mais, quelque restreint que puisse devenir, en certains cas, le nombre de nos juges, il suffit qu'il en existe toujours pour que la loi de vivre au grand jour ne perde jamais son efficacité morale, en nous poussant constamment à ne rien faire qui ne soit avouable. Une telle disposition prescrit aussitôt le respect continu de la vérité et le scrupuleux accomplissement des promesses quelconques. Ce double devoir général, dignement introduit au moyen âge, résume toute la morale publique. Il vous fait sentir la profonde réalité de cette admirable décision où Dante, représen­tant, à son insu, l'impulsion chevaleresque, assigne aux traîtres le plus horrible enfer[1]. Au milieu même de l'anarchie moderne, le meilleur chantre de la chevalerie proclamait digne­ment la principale maxime de nos héroïques ancêtres :

La fede unqua non deve esser corrotta,
O data a un solo, o data insieme a mille;
.........................................

Senza giurare, o segno altro più espresso,
Basti una volta che s'abbia promesse [2].

  Ces pressentiments croissants des mœurs sociocratiques sont irrévocablement systématisés par la religion positive, qui représente le mensonge et la trahison comme directement incompatibles avec toute coopération humaine."

 

Auguste Comte, Catéchisme positiviste, 1852, Éd. du Sandre, 2009, p. 256.


[1] Le neuvième cercle de l'Enfer, où sont relégués les traîtres et les parjures.
[2] Citation de l'Arioste, Roland furieux, chant XXI : "Jamais la foi ne doit être trahie, donnée à un seul, ou donnée à mille ; même en l'absence de serment ou de pacte exprès, il suffit qu'on ait promis une fois."


 

  "En s'écartant, même sans le vouloir, de la vérité, on contribue beaucoup à diminuer la confiance que peut inspirer la parole humaine, et cette confiance est le fondement principal de notre bien-être social actuel ; disons même qu'il ne peut rien y avoir qui entrave davantage les progrès de la civilisation, de la vertu, de toutes les choses dont le bonheur humain dépend pour la plus large part, que l'insuffisante solidité d'une telle confiance. C'est pourquoi, nous le sentons bien, la violation, en vue d'un avantage présent, d'une règle dont l'intérêt est tellement supérieur n'est pas une solution; c'est pourquoi celui qui, pour sa commodité personnelle ou celle d'autres individus, accomplit, sans y être forcé, un acte capable d'influer sur la confiance réciproque que les hommes peuvent accorder à leur parole, les privant ainsi du bien que représente l'accroissement de cette confiance, et leur infligeant le mal que représente son affaiblissement, se comporte comme l'un de leurs pires ennemis. Cependant c'est un fait reconnu par tous les moralistes que cette règle même, aussi sacrée qu'elle soit, peut comporter des exceptions: ainsi - et c'est la principale - dans le cas où, pour préserver quelqu'un (et surtout un autre que soi-même) d'un grand malheur immérité, il faudrait dissimuler un fait (par exemple une information à un malfaiteur ou de mauvaises nouvelles à une personne dangereusement malade) et qu'on ne pût le faire qu'en niant le fait. Mais pour que l'exception ne soit pas élargie plus qu'il n'en est besoin et affaiblisse le moins possible la confiance en matière de véracité, il faut savoir la reconnaître et, si possible, en marquer les limites."

 

John Stuart Mill, L'utilitarisme, 1861, tr. fr. Georges Tannesse, Champs classiques, 1988, p. 76-77.


" […] il serait souvent expédient pour se tirer de quelque embarras momentané ou atteindre quelque objet immédiatement utile à soi-même ou à autrui, de dire un mensonge. Mais la culture en nous-même d'une sensibilité chatouilleuse en matière de véracité est l'une des choses les plus utiles, l'affaiblissement de cette sensibilité l'une des plus nuisibles, que nous puissions donner comme fin en soi de notre conduite ; En s'écartant, même sans le vouloir, de la vérité, on contribue beaucoup à diminuer la confiance que peut inspirer la parole humaine, et cette confiance est le fondement principal de notre bien-être social actuel ; disons même qu'il ne peut rien y avoir qui entrave davantage les progrès de la civilisation, de la vertu, de toutes les choses dont le bonheur humain dépend pour la plus large part, que l'insuffisante solidité d'une telle confiance. C'est pourquoi, nous le sentons bien, la violation, en vue d'un avantage présent, d'une règle dont l'intérêt est tellement supérieur n'est pas une solution; c'est pourquoi celui qui, pour sa commodité personnelle ou celle d'autres individus, accomplit, sans y être forcé, un acte capable d'influer sur la confiance réciproque que les hommes peuvent accorder à leur parole, les privant ainsi du bien que représente l'accroissement de cette confiance, et leur infligeant le mal que représente son affaiblissement, se comporte comme l'un de leurs pires ennemis. Cependant c'est un fait reconnu par tous les moralistes que cette règle même, aussi sacrée qu'elle soit, peut comporter des exceptions: ainsi - et c'est la principale - dans le cas où, pour préserver quelqu'un (et surtout un autre que soi-même) d'un grand malheur immérité, il faudrait dissimuler un fait (par exemple une information à un malfaiteur ou de mauvaises nouvelles à une personne dangereusement malade) et qu'on ne pût le faire qu'en niant le fait. Mais pour que l'exception ne soit pas élargie plus qu'il n'en est besoin et affaiblisse le moins possible la confiance en matière de véracité, il faut savoir la reconnaître et, si possible, en marquer les limites ; et si le principe utilitariste est bon à quelque chose, il doit nous permettre de peser ces utilités en conflit, d'en faire la balance et de bien déterminer le domaine dans lequel l'une ou l'autre a la prépondérance."
 

John Stuart Mill, L'utilitarisme, 1861, tr. fr. Georges Tannesse, Champs classiques, 1988, p. 76-77.


 

  "Le menteur fait usage des désignations valables, les mots, pour faire que l'irréel apparaisse réel : il dit, par exemple, « je suis riche », tandis que,pour son état, «pauvre» serait la désignation correcte. Il mésuse des conventions fermes au moyen de substitutions volontaires ou d'inversions de noms. S'il fait cela d'une manière intéressée et surtout préjudiciable, la société ne lui accordera plus sa confiance et par là l'exclura. Les hommes ne fuient pas tellement le fait d'être trompés que le fait de subir un dommage par la tromperie : au fond, à ce niveau, ils ne haïssent donc pas l'illusion, mais les conséquences fâcheuses et hostiles de certaines sortes d'illusion. C'est dans un sens aussi restreint que l'homme veut seulement la vérité : il convoite les suites agréables de la vérité, celles qui conservent la vie ; envers la connaissance pure et sans conséquence il est indifférent, envers les vérités préjudiciables et destructrices il est même hostilement disposé."

 

 

Nietzsche, Sur la vérité et le mensonge, Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral ; Paris, Garnier Flammarion, 1991 ; Dans Le livre des philosophes, 1873, traduction d’Angèle Kremer-Marietti.
 

 

 "Le menteur utilise les désignations valables, les mots, pour faire apparaître l'irréel comme réel ; il dit par exemple : « je suis riche » alors que « pauvre » serait pour son état la désignation correcte. Il maltraite les conventions établies par des substitutions arbitraires et même des inversions de noms. S'il fait cela par intérêt et en plus d'une façon nuisible, la société lui retirera sa confiance et du même coup l'exclura. Ici les hommes ne craignent pas tant le fait d'être trompés que le fait qu'on leur nuise par cette tromperie : à ce niveau-là aussi, ils ne haïssent pas au fond l'illusion, mais les conséquences pénibles et néfastes de certains genres d'illusions. Une restriction analogue vaut pour l'homme qui veut seulement la vérité : il désire les conséquences agréables de la vérité, celles qui conservent la vie, mais il reste indifférent face à la connaissance pure et sans effets et ressent même de l'hostilité à l'égard des vérités éventuellement nuisibles et destructrices."
 
Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Babel, Actes Sud, p. 11-12.


  "Le mensonge consiste à tromper, sur ce qu'on sait être vrai, une personne à qui l'on doit cette vérité-là. Le mensonge est donc un abus de confiance ; il suppose qu'au moins implicitement on a promis de dire la vérité. À quelqu'un qui me demande son chemin, il est implicite que je dois cette vérité-là ; mais non pas s'il me demande quels sont les défauts d'un de mes amis. Le juge lui-même admet qu'on ne prête point serment, si on est l'ami, l'employeur ou l'employé de l'inculpé. Et il peut être de notre devoir de refuser le serment (un prêtre au sujet d'une confession). Seulement refuser le serment c'est quelquefois avouer. Il faudrait alors jurer, et puis mentir ? Telles sont les difficultés en cette question, que les parents, les précepteurs et les juges ont intérêt à simplifier."

                                                                                                                                                    

Alain, Définitions, 1929-1934, "La Pléiade", Gallimard, 1958.


 
 "Toute vérité n'est pas bonne à dire ; on ne répond pas à toutes les questions, du moins on ne dit pas n'importe quoi à n'importe qui ; il y a des vérités qu'il faut manier avec des précautions infinies, à travers toutes sortes d'euphémismes et d'astucieuses périphrase ; l'esprit ne se pose sur elles qu'en décrivant de grands cercles, comme un oiseau. Mais cela est encore peu dire : il y a un temps pour chaque vérité, une loi d'opportunité qui est au principe même de l'initiation ; avant, il est trop tôt, après il est trop tard. […] Ce n'est pas tout de dire la vérité, « toute la vérité », n'importe quand, comme une brute : l'articulation de la vérité veut être graduée; on l'administre comme un élixir puissant et qui peut être mortel, en augmentant la dose chaque jour, pour laisser à l'esprit le temps de s'habituer. La première fois, par exemple, on racontera une histoire ; plus tard, on dévoilera le sens ésotérique de l'allégorie. […] Car la pensée, en mûrissant, va de la lettre à l'esprit et traverse successivement des plans de vérité de plus en plus ésotériques."
 
Vladimir Jankélévitch, L'ironie, 1936, Champs Flammarion, 1979, p. 51.
 
 "Toute vérité n'est pas bonne à dire ; on ne répond pas à toutes les questions, du moins on ne dit pas n'importe quoi à n'importe qui ; il y a des vérités qu'il faut manier avec des précautions infinies, à travers toutes sortes d'euphémismes et d'astucieuses périphrase ; l'esprit ne se pose sur elles qu'en décrivant de grands cercles, comme un oiseau. Mais cela est encore peu dire : il y a un temps pour chaque vérité, une loi d'opportunité qui est au principe même de l'initiation ; avant, il est trop tôt, après il est trop tard. […] Ce n'est pas tout de dire la vérité, « toute la vérité », n'importe quand, comme une brute : l'articulation de la vérité veut être graduée; on l'administre comme un élixir puissant et qui peut être mortel, en augmentant la dose chaque jour, pour laisser à l'esprit le temps de s'habituer. La première fois, par exemple, on racontera une histoire ; plus tard, on dévoilera le sens ésotérique de l'allégorie. C'est ainsi qu'il y a une histoire de Saint Louis pour les enfants, une autre pour les adolescents et une troisième pour les chartistes[1] ; à chaque âge sa version ; car la pensée, en mûrissant, va de la lettre à l'esprit et traverse successivement des plans de vérité de plus en plus ésotériques. Aux enfants le lait des enfants, aux adultes le pain substantiel des forts."
 
Vladimir Jankélévitch, L'ironie, 1936, Champs Flammarion, 1979, p. 51.

[1] Élèves de l’école des Chartes, où l’on approfondit notamment l’étude de l’histoire de France.


  "Le besoin de vérité est plus sacré qu'aucun autre. Il n'en est pourtant jamais fait mention. On a peur de lire quand on s'est une fois rendu compte de la quantité et de l'énormité des faussetés matérielles étalées sans honte, même dans les livres des auteurs les plus réputés. On lit alors comme on boirait l'eau d'un puits douteux.
  Il y a des hommes qui travaillent huit heures par jour et font le grand effort de lire le soir pour s'instruire. Ils ne peuvent pas se livrer à des vérifications dans les grandes bibliothèques. Ils croient le livre sur parole. On n'a pas le droit de leur donner à manger du faux. Quel sens cela a-t-il d'alléguer que les auteurs sont de bonne foi ? Eux ne travaillent pas physiquement huit heures par jour. La société les nourrit pour qu'ils aient le loisir et se donnent la peine d'éviter l'erreur. Un aiguilleur cause d'un déraillement serait mal accueilli en alléguant qu'il est de bonne foi.
  À plus forte raison est-il honteux de tolérer l'existence de journaux dont tout le monde sait qu'aucun collaborateur ne pourrait y demeurer s'il ne consentait parfois à altérer sciemment la vérité.
  Le public se défie des journaux, mais sa défiance ne le protège pas. Sachant en gros qu'un journal contient des vérités et des mensonges, il répartit les nouvelles annoncées entre ces deux rubriques, mais au hasard, au gré de ses préférences. Il est ainsi livré à l'erreur.
  Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l'organisation du mensonge, il constitue un crime. Mais on croit que c'est un crime impunissable. Qu'est-ce qui peut bien empêcher de punir une activité une fois qu'elle a été reconnue comme criminelle ? D'où peut bien venir cette étrange conception de crimes non punissables ? C'est une des plus monstrueuses déformations de l'esprit juridique."

 

Simone Weil, L'Enracinement, 1943, in Oeuvres, Quarto, Gallimard, 2000.



  "Au lieu que l'ironie porte en soi son propre chiffre (avec ou sans « point d'ironie », le ton de voix serait déjà suffisamment révélateur), les chiffres du mensonge restent toujours extérieurs au propos mensonger ; on les conclut par raisonnement, ou de certains indices recueillis dans l'expérience […] Le cas typique entre tous est celui des mensonges conventionnels du marchandage, où chacun pour son propre compte et en son for intérieur soumet le partenaire à une régulation compensatrice ; la loi dialectique de l'offre et de la demande veut que le vendeur surestime sa marchandise au lieu que l'acheteur la déprécie, celui-là feignant de ne pas tenir à s'en séparer, et celui-ci de n'en  pas avoir particulièrement envie, l'un alléguant des propositions imaginaires qu'il aurait reçues, l'autre de soi-disant occasions  qu'il aurait trouvées ; le bon commerçant demande trop pour  avoir assez, tandis que le bon client offre le moins possible. Tel est le jeu, la double comédie que l'un à l'autre se jouent producteur  et consommateur."

 

Jankélévitch, Traité des vertus, 1949, Paris, Bordas, p. 253-254.



  "L'opposé de la valeur « véracité » est le « mensonge », tandis que l'opposé de la vérité est l'erreur. La norme morale interdit de mentir, c'est-à-dire de formuler sciemment un énoncé faux. Néanmoins, aucune norme n'interdit de se tromper, de commettre une erreur. Celui qui pense quelque chose de faux et l'énonce parce que, par erreur, il le tient pour vrai, ne viole aucune norme ; son action n'est pas contraire à l'interdiction qui ne pourrait être qu'une interdiction morale. Telle est la signification du proverbe - « L'erreur est humaine. » Il ne peut y avoir une norme prescrivant la vérité. Car une norme ne peut que prescrire un comportement, une action ou une abstention ; elle ne peut que prescrire des actes déterminés, et un comportement, un acte ne peuvent être ni vrais, ni faux ; pas plus qu'un fait quelconque ne peut être vrai ou faux. C'est seulement la signification d'un acte, à savoir d'un acte d'énoncer (l'énoncé sur un fait, qui est la signification de cet acte), qui peut être vraie ou fausse. C'est pourquoi la logique ne se réfère qu'à la signification des actes, et non aux actes, non aux actes de pensée et aux actes d'énoncer, mais à ce qui est pensé, à ce qui est énoncé. Elle ne peut pas prescrire que les énoncés doivent être vrais, mais seulement que les actes d'énoncer doivent être véridiques, c'est-à-dire qu'on ne doit formuler que des énoncés que l'on tient soi-même pour vrais, et qu'on ne doit pas formuler des énoncés que l'on tient soi-même pour faux. Autrement dit, et selon la formule la plus usitée, on doit dire la vérité, et non pas mentir.Une telle norme ne peut être qu'une norme morale, et non une norme logique.
 En outre, cette norme morale n'est valide qu'avec certaines restrictions. L'acte par lequel est formulé un énoncé que le locuteur tient pour vrai n'est nullement valable ou bon dans toutes les circonstances; dans certaines circonstances, il est « mauvais ». Il y a des circonstances dans lesquelles on doit formuler un énoncé tenu non pas pour vrai, mais pour faux, c'est-à-dire qu'on doit mentir. Si un médecin dit à l'un de ses malades qu'il considère incurable que celui-ci va bientôt mourir dans d'horribles souffrances, il agit en violant une norme déontologique, quoiqu'il tienne son énoncé pour vrai. Un prisonnier de guerre viole les devoirs de sa fonction de militaire s'il formule des énoncés qu'il tient pour vrais relatifs à la position de son régiment jusqu'alors inconnue de l'ennemi. Ces énoncés du médecin et du prisonnier de guerre sont moralement mauvais, quoiqu'ils soient objectivement vrais. En tant que signification d'un acte, un énoncé n'a de valeur ni positive, ni négative ; il est indifférent à la valeur. Seul l'acte a une valeur, et la valeur positive ne coïncide pas nécessairement avec la vérité de la signification. Le vrai n'est pas toujours le bon, et le faux n'est pas toujours le mauvais."
 
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, 1979, Chapitre 45, §3, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 237-238.


  "Fais bien attention à une chose, mon enfant ! — L'immoralité du mensonge ne tient pas à ce qu'on porte atteinte à la sacro-sainte vérité. Une société comme la nôtre est bien mal placée pour se réclamer de la vérité, puisque aussi bien elle ne pousse ses membres obligés à dire ce qu'ils ont à dire que pour les prendre au piège d'autant plus sûrement. La fausseté (Unwahrheit) généralisée n'a pas lieu d'exiger des vérités particulières, alors qu'elle les change immédiatement en leur contraire. Et pourtant, il y a dans le mensonge quelque chose d'odieux, dont faisait prendre conscience le châtiment du fouet qu'on infligeait autrefois, mais qui en même temps nous apprend quelque chose sur les gardes chiourmes de cette société. L'erreur, c'est une franchise excessive. Celui qui ment a honte, car chaque mensonge lui fait éprouver tout ce qu'il y a d'indigne dans l'ordre d'un monde qui le contraint au mensonge pour survivre et lui chante en même temps la vieille chanson : « À la fidélité et à la probité, décideras bien de ne manquer jamais... ». Cette pudeur affaiblit les mensonges de ceux qui ont une sensibilité délicate. Ils s'en tirent mal ; et c'est alors seulement que le mensonge devient proprement quelque chose d'immoral par rapport à autrui. C'est en effet le prendre pour un imbécile et lui témoigner son dédain. Au sein des pratiques éhontées de notre temps, le mensonge a perdu depuis longtemps sa fonction bien claire de nous tromper sur la réalité. Personne ne croit plus personne, tout le monde sait à quoi s'en tenir. On ne ment à autrui que pour lui signifier le peu d'intérêt qu'on lui porte, pour lui montrer qu'on n'a pas besoin de lui et qu'on se moque de ce qu'il peut bien penser. Le mensonge, qui pouvait autrefois apporter un certain libéralisme dans la communication, est devenu maintenant l'une des techniques de l'impudence, qu'utilise chaque individu pour répandre autour de lui la froideur dont il a besoin pour prospérer."

 

Theodor Adorno, Minima Moralia, 1951, trad. E. Kaufholz, Payot & Rivages, 1993.



  "Tant que nous restons à un plan banal de la vérité - à l'énoncé paresseux des propositions coutumières (du style: « il pleut »), - le problème du mensonge concerne seulement le dire (je dis faussement cela même que je sais ou crois ne pas être vrai; je ne dis pas ce que je sais ou crois être vrai). Ce mensonge, qui suppose donc la vérité connue, a pour contraire la véracité, tandis que la vérité a pour contraire l'erreur. Les deux couples de contraires mensonge-véracité, erreur-vérité - paraissent alors sans rapport.
  À mesure, pourtant, que nous nous élevons vers des vérités qu'il faut former, travailler, la vérité entre dans le champ des œuvres, principalement des œuvres de civilisation. Alors le mensonge peut concerner de très près l'œuvre de la vérité cherchée; le mensonge vraiment «dissimulé» n'est pas celui qui concerne le dire de la vérité connue, mais celui qui pervertit la recherche de la vérité. Il m'a semblé avoir touché un point où l'esprit de mensonge - qui est antérieur aux mensonges - est le plus contigu à l'esprit de vérité, antérieur lui-même aux vérités formées; ce point, c'est celui où la question de la vérité culmine dans le problème de l'unité totale des vérités et des plans de vérité. L'esprit de mensonge contamine la recherche de la vérité par le cœur, c'est-à-dire par son exigence unitaire; il est le faux pas du total au totalitaire. Ce glissement se produit historiquement quand un pouvoir sociologique incline et réussit plus ou moins complètement à regrouper tous les ordres de vérité et à ployer les hommes à la violence de l'unité. Ce pouvoir sociologique a deux figures typiques: le pouvoir clérical[1], et le pouvoir politique. Il se trouve en effet que l'un et l'autre ont une fonction authentique de regroupement; la totalité religieuse et la totalité politique sont des totalisations réelles de notre existence; c'est bien pourquoi elles sont les deux plus grandes tentations pour l'esprit de mensonge, pour la chute du total au totalitaire."

 

Paul Ricœur, "Vérité et Mensonge", Histoire et Vérité, 1951, Seuil, 1955, p. 190-191.


[1] Clérical : qui concerne le clergé (les prêtres); est pris dans un sens péjoratif, en ce qu'il renvoie ici au pouvoir d'une caste, et s'oppose à "ecclésial" (= qui concerne l'Eglise, en tant que communauté des chrétiens).



  "Pour le menteur, le trompé est un objet manié, non son égal. Il est à peine nécessaire d'ajouter que le mensonge n'est pas limité au discours : non seulement l'expression, le geste, le silence peuvent mentir, des actes qui directement n'expriment aucune opinion peuvent y servir ; il n'y a rien d'humain qui ne puisse tromper l'homme, tout peut être mis au service de la ruse, à tel point que la vérité même non seulement peut tromper, mais peut remplir, selon l'intention de celui qui ainsi « dit la vérité », les fonctions du mensonge ; dans des milieux civilisés, c'est la forme parfaite de la tromperie, et l'histoire est remplie de vérités dites dans des conditions et avec des formules telles que, paraissant incroyables et interprétées comme vantardise ou contre-vérité, elles ont rendue à leurs auteurs plus de services que n'aurait fait le déguisement le plus habile d'une pensée et d'intentions que, par un habile calcul, on a exprimées avec une franchise brutale assez brutale pour être considérée comme un mensonge."

 

Éric Weil, Philosophie morale, 1961, Vrin, 1992, p. 112.



  "La tromperie n'entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient pu se passer effectivement de la façon dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d'avance ce que le public souhaite entendre ou s'attend à entendre. Sa version a été préparée à l'intention du public, en s'attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l'inattendu, auquel nous n'étions nullement préparés.

  En temps normal, la réalité, qui n'a pas d'équivalent, vient confondre le menteur. Quelle que soit l'ampleur de la trame mensongère que peut présenter le menteur expérimenté, elle ne parviendra jamais, même avec le concours des ordinateurs, à recouvrir la texture entière du réel. Le menteur, qui pourra peut-être faire illusion, quel que soit le nombre de ses mensonges isolés, ne pourra le faire en ce qui concerne le principe même du mensonge. C'est là une des leçons que l'on pourrait tirer des expériences totalitaires, et de cette effrayante confiance des dirigeants totalitaires dans le pouvoir du mensonge – dans leur aptitude, par exemple, à réécrire sans cesse l'histoire, à adapter l'interprétation du passé aux nécessités de la « ligne politique » du présent, ou à éliminer toutes les données qui ne cadrent pas avec leur idéologie. Ainsi, ils prouveront que, dans un système d'économie socialiste, il n'existe pas de chômage en refusant de reconnaître son existence ; dès lors, un chômeur n'est plus qu'une entité non existante.

  Les résultats de telles expériences, effectuées par des hommes disposant des moyens de la violence, sont assez effrayants, mais ils ne disposent pas du pouvoir d'abuser indéfiniment. Poussé au-delà d'une certaine limite, le mensonge produit des résultats contraires au but recherché ; cette limite est atteinte quand le public auquel le mensonge est destiné est contraint, afin de pouvoir survivre, d'ignorer la frontière qui sépare la vérité du mensonge. Quand nous sommes convaincus que certaines actions sont pour nous d'une nécessité vitale, il n'importe plus que cette croyance se fonde sur le mensonge ou la vérité ; la vérité en laquelle on peut se fier disparaît entièrement de la vie publique, et avec elle disparaît le principal facteur de stabilité dans le perpétuel mouvement des affaires humaines."

 

Hannah Arendt, "Du mensonge en politique", 1969, in Du mensonge à la violence, tr. Fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 10-12.

 

 

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Date de création : 09/02/2006 @ 14:00
Dernière modification : 06/03/2017 @ 08:11
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