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Texte à méditer :  

Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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Hors des sentiers battus
Les différentes manières d'aimer (Éros, Philia, Agapè)

  "Qu'est-ce qu'éros ? C'est le manque, et c'est la passion amoureuse. C'est l'amour selon Platon : « Ce qu'on n'a pas, ce qu'on n'est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l'amour. » C'est l'amour qui prend. Je t'aime : je te veux. C'est le plus facile. C'est le plus violent. Comment ne pas aimer ce qui manque ? Comment aimer ce qui ne manque pas ? C'est le secret de la passion (qu'elle ne dure que dans le manque, le malheur, la frustration) et de la religion (Dieu est ce qui manque absolument). Comment un tel amour, sans la foi, serait-il heureux ? Il lui faut aimer ce qu'il n'a pas, et souffrir, ou avoir ce qu'il ne désire plus (puisqu'il ne désire que ce qui manque) et s'ennuyer... Souffrance de la passion, tristesse des couples : il n'y a pas d'amour (éros) heureux.
    Mais comment serait-on heureux sans amour ? Et comment, quand on aime, ne le serait-on jamais ? C'est que Platon n'a pas raison sur tout, ni toujours. C'est que le manque n'est pas le tout de l'amour : il nous arrive aussi parfois, d'aimer ce qui ne nous manque pas – d'aimer ce que nous avons, ce que nous faisons, ce qui est –, et d'en jouir joyeusement, oui, d'en jouir et de nous en réjouir ! C'est ce que les Grecs appelaient philia, disons que c'est l'amour selon Aristote (« Aimer, c'est se réjouir ») et le secret du bonheur. Nous aimons ce qui ne nous manque pas, et cela nous réjouit, ou plutôt notre amour est cette joie même. Plaisir du coït et de l'action (l'amour qu'on fait), bonheur des couples et des amis (l'amour qu'on partage) : il n'y a pas d'amour (philia) malheureux.

    L'amitié ? C'est ainsi qu'on traduit ordinairement philia en français, ce qui n'est pas sans en réduire quelque peu le champ ou la portée. Car cette amitié-là, n'est exclusive ni du désir (qui n'est plus manque alors mais puissance), ni de la passion (éros et philia peuvent se mêler, et se mêlent souvent), ni de la famille (Aristote désigne par philia aussi bien l'amour entre les parents et les enfants que l'amour entre les époux : un peu comme Montaigne, plus tard, parlera de l'amitié maritale), ni de la si troublante et si précieuse intimité des amants... Ce n'est plus seulement ce que saint Thomas appelait l'amour de concupiscence (aimer l'autre pour son bien à soi) ; c'est l'amour de bienveillance (aimer l'autre pour son bien à lui) et le secret des couples heureux. Car on se doute que cette bienveillance n'exclut pas la concupiscence : entre amants, elle s'en nourrit au contraire, et l'éclaire. Comment ne pas se réjouir du plaisir qu'on donne ou qu'on reçoit ? Comment ne pas vouloir du bien à celui ou celle qui nous en fait ?
  Cette bienveillance joyeuse, cette joie bienveillante, que les Grecs appelaient philia, c'est l'amour selon Aristote, disais-je : aimer, c'est se réjouir et vouloir le bien de celui qu'on aime. Mais c'est aussi l'amour selon Spinoza : « une joie, disait-il, qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure ». Aimer, c'est se réjouir de. C'est pourquoi il n'est d'autre amour, dans son principe, que joyeux. Le manque ? Ce n'est pas l'essence de l'amour : c'est son accident, quand le réel nous fait défaut, quand le réel nous blesse ou nous tue. Mais il ne nous blesserait pas si le bonheur d'abord, fût-ce en rêve, n'était là. L'amour n'est pas manque : l'amour est puissance et joie. Tous les amants le savent, quand ils sont heureux, et tous les amis. Je t'aime : je suis joyeux que tu existes.
    Agapé ? C'est encore un mot grec, mais très tardif. Ni Platon, ni Aristote, ni Épicure, d'un tel mot n'eurent jamais l'usage. Éros et philia leur suffisaient : ils ne connaissaient que la passion ou l'amitié, la souffrance du manque ou la joie du partage. Mais il se trouve qu'un petit juif, bien après la mort de ces trois-là, s'est mis soudain, dans une lointaine colonie romaine, dans un improbable dialecte sémitique, à dire des choses étonnantes : « Dieu est amour... Aimez votre prochain... Aimez vos ennemis... » Ces phrases, sans doute étranges dans toutes les langues, semblaient, en grec, à peu près intraduisibles. De quel amour pouvait-il s'agir ? Éros ? Philia ? Cela nous vouerait à l'absurdité. Comment Dieu pourrait-il manquer de quoi que ce soit. Être l'ami de qui que ce soit ? « Il y a quelque, ridicule, disait déjà Aristote, à se prétendre l'ami de Dieu ». De fait, on voit mal comment notre existence, si piètre, si dérisoire, pourrait augmenter l'éternelle et parfaite joie divine... Et qui pourrait décemment nous demander de tomber amoureux de notre prochain (c'est-à-dire de tout le monde et de n'importe qui !) ou d'être l'ami, absurdement, de nos ennemis ? Pourtant il fallait traduire cet enseignement en grec, comme on le ferait aujourd'hui en anglais, pour être compris du monde... Les premiers disciples de Jésus, car c'est bien sûr de lui qu'il s'agit, durent pour cela inventer ou populariser un néologisme, forgé à partir d'un verbe (agapan : aimer) qui n'avait pas de substantif usuel : cela donna agapè, que les Latins traduiront par caritas, et les Français, le plus souvent, par charité... De quoi s'agit-il ? De l'amour du prochain, pour autant que nous en soyons capables : de l'amour pour celui qui ne nous manque ni ne nous fait du bien (dont on n'est ni amoureux ni l'ami), mais qui est là, simplement là, et qu'il faut aimer en pure perte, pour rien, ou plutôt pour lui, quoi qu'il soit, quoi qu'il vaille, quoi qu'il fasse, et fût-il notre ennemi... C'est l'amour selon Simone Weil ou Jankélévitch, et le secret, si elle est possible, de la sainteté. On ne confondra pas cette aimable et aimante charité avec l'aumône ou la condescendance : il s'agirait bien plutôt d'une amitié universelle, parce que libérée de l'ego (ce qui n'est pas le cas de l'amitié simple : « parce que c'était lui, parce que c'était moi », dira Montaigne à propos de son amitié pour La Boétie), libérée de l'égoïsme, libérée de tout, et pour cela libératrice. Ce serait l'amour de Dieu, s'il existe (« O Théos agapé estin », lit-on dans la première épître de saint Jean : Dieu est amour), et ce qui s'en approche le plus, dans nos cœurs ou nos rêves, si Dieu n'existe pas."

 

André Comte-Sponville, Présentations de la philosophie, 2000, Albin Michel, p. 51-55.

 

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Date de création : 17/09/2021 @ 08:55
Dernière modification : 17/09/2021 @ 08:55
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