"Comme je l'ai rappelé, mon travail sur les Achuar a permis de mettre en évidence, en parallèle d'autres chercheurs, que la forêt amazonienne est en partie le produit de plusieurs millénaires de gestion du végétal par les populations amérindiennes. Leurs pratiques ont façonné la forêt telle qu'on la connaît aujourd'hui, et l'on peut dire qu'elles ont eu des effets bénéfiques, même si encore une fois, ils ne sont pas intentionnels : les hommes sont parvenus, au cours du temps, à conserver un taux élevé de biodiversité en accroissant le nombre et la distribution des espèces sylvestres utiles à la subsistance. On peut multiplier les exemples de ce type, car les pratiques agricoles traditionnelles, y compris près de nous, témoignent souvent de formes de prudence environnementale éprouvées par le temps. Autrement dit, dans ces circonstances, l'usage de la nature n'entre pas en contradiction avec sa conservation – et il est faux de dire que l'homme est en soi une maladie pour la planète.
La différence avec le monde moderne tient essentiellement au fait que les effets non intentionnels de notre usage de la nature sont tels qu'ils mettent en péril les équilibres écosystémiques, dont nous faisons partie. Il faut employer cette expression avec retenue, car la science écologique considère aujourd'hui que les milieux naturels ne sont pas des systèmes fixes, homéostatiques, mais qu'ils obéissent à des dynamiques d'instabilités compensées. Il reste toutefois que son inverse, l'idée de déséquilibres écosystémiques, permet de décrire des processus irréversibles de dégradation des milieux. Ce qui est menacé, au fond, c'est la capacité de ces derniers à se reproduire, à conserver leur dynamique propre, ce que les spécialistes appellent la résilience. Et c'est cela qui est dramatique pour les humains. Ce qui est tout à fait frappant, lorsque l'on s'intéresse à ces phénomènes, c'est qu'en dépit des avertissements de plus en plus urgents donnés par les scientifiques, et quelques rares politiques, nous ne semblons pouvoir prendre conscience de ce risque qu'après coup. C'est seulement lorsque les effets de ces déprédations deviennent tangibles, qu'ils mettent eu péril nos intérêts directs, et que l'on s'aperçoit de leur irréversibilité, c'est seulement lorsque l'on a franchi ce seuil que l'on commence à prendre leurs causes en considération. Peut-être ce décalage est-il propre à la nature humaine, mais il a en tout cas de quoi nous interroger."
Philippe Descola, La Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 317-318.
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