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Hors des sentiers battus
La notion d'État de droit

  "Le régime d'État est par lui-même un état de droit. – Sans doute il existe un Droit sous toutes les organisations sociales, car sous tous les régimes la justice cherche à se réaliser pratiquement, mais il y a une affinité particulière entre le Droit et le régime d'État parce que tous les deux cherchent directement la justice. Cette affinité aboutit à une fusion complète et l'on peut dire que le régime d'État est par lui-même un état de droit. Cela n'est vrai théoriquement que lorsque le régime d'État se maintient dans la direction de la justice et il est bien entendu qu'en fait il peut dévier vers l'injustice ; mais il y a présomption en faveur de la rectitude de sa conduite, de telle sorte que pratiquement le régime d'État se confond avec le Droit positif.
  Il suit de là plusieurs conséquences :

  1° Toute situation d'état créée en fait tend à se transformer en situation de droit ; ce principe […] signifie que la situation d'état est un fait juridique qui vaut par lui-même sans qu'il soit besoin de l'analyser en un contrat ; c'est-à-dire que les situations créées par l'action parallèle des hommes, sous la protection de la foi publique et dans le sens de la loi, acquièrent la même valeur juridique que s'il y avait eu échange de consentement ; elles acquièrent cette valeur en Droit privé par la prescription, et en Droit public sans la prescription, par cela même que l'administration a contribué elle-même à créer l'état de fait et parce que, d'ailleurs, l'administration n'agissant jamais qu'en  vertu de règlements, cet état de fait est déjà juridique d'une certaine façon ;
  2° Toute situation d'état tend à s'analyser en des droits par un procédé qui est cher au Droit. C'est pour cela que la situation des individus vis-à-vis des individus s'analyse en des droits de puissance publique ;
  3° Le Droit, de son côté, subit l'action de l'État : la matière des règles de droit est de plus en plus fournie par le régime d'État, c'est-à-dire qu'elle se présente comme une participation des libertés dans des fins d'égalité individuelle ; la forme des règles est de plus en plus l'œuvre des autorités de l'État puissance publique. En somme, l'État opère une main-mise sur le Droit et cela se fait grâce à la loi. La loi est une source du droit particulièrement adaptée à l'État en ce qu'elle crée des stabilités modifiables. Elle est plus stable que le règlement, elle est plus facile à modifier que la coutume ; elle est réformiste, elle correspond donc parfaitement à cet équilibre mobile qui est le propre du régime de l'État. Aussi, c'est avec le Droit légal que l'État s'identifie".

 

Maurice Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public général, 4e édition, 1900, chapitre II, section 2, L. Larose, p. 26-27.



  "Le régime de l'État de droit signifie que les citoyens ne pourront se voir imposer d'autres mesures administratives que celles autorisées par l'ordre juridique en vigueur ; et par conséquent, il exige la subordination de l'administration aussi bien aux règlements administratifs eux-mêmes qu'aux lois. En outre, le développement naturel du principe sur lequel repose l'État de droit, impliquerait que le législateur lui-même ne peut point, par des lois faites à titre particulier, déroger aux règles générales consacrées par la législation existante. Et il serait pareillement conforme à l'esprit de ce régime que la Constitution détermine supérieurement et garantisse aux citoyens ceux des droits qui doivent demeurer placés au-dessus des atteintes du législateur. Le régime de l'État de droit est un système de limitation, non seulement des autorités administratives, mais aussi du Corps législatif."

Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'État, 1920, tome I, Éditions du CNRS, 1962, p. 492.



  "L'État est subordonné à une règle de droit supérieure à lui-même qu'il ne crée pas et qu'il ne peut pas violer. Peu importe la notion que l'on se forme de l'État, qu'on y voie la personnification juridique de la collectivité, comme l'enseigne la doctrine métaphysique, qu'on y voie que le produit  d'une différenciation entre gouvernants et gouvernés et une coopération de services publics, fonctionnant sous la direction et le contrôle des gouvernants, comme l'enseigne la doctrine réaliste, peu importe, il faut affirmer énergiquement et inlassablement que l'activité de l'État dans toutes ses manifestations est limitée par un droit supérieur à lui, qu'il y a des choses qu'il ne peut pas faire, qu'il y en a qu'il doit faire, que cette limitation ne s'impose pas seulement à tel ou tel organe, qu'elle s'impose à l'État lui-même, pris comme personne, si l'on admet cette conception, et si on ne l'admet pas, qui s'impose à toutes les manifestations de l'activité étatique, quel que soit l'organe qui intervienne.
  Cette limitation de l'État par le droit, il faut l'admettre aussi quel que soit le fondement qu'on donne au droit. On peut discuter, et on discute depuis des siècles, le principe du droit. Peu importe. Qu'avec la doctrine individualiste on croie à l'existence de droits individuels, inaliénables et imprescriptibles, antérieurs à l'État et venant limiter son action ; qu'avec la conception solidariste on affirme l'existence d'une règle de droit qui s'impose à tous, grands et petits, gouvernants et gouvernés ; qu'on rattache cette règle à un principe supérieur inné dans la conscience humaine, ou que, comme j'ai essayé de le faire, on lui donne un fondement purement positif en la rattachant aux éléments intimes de la structure sociale, peu importe ; à tout prendre, ce ne sont là que des discussions contingentes. L'essentiel, c'est de comprendre et d'affirmer, avec une indéfectible énergie, qu'il y a une règle de droit supérieure à la puissance publique, qui vient la limiter et lui imposer des devoirs."

 

Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, 1923, tome III, chap. IV, § 88, Fontemoing et Cie, p. 547-548.



  "Pour une science qui ne s'empêtre pas dans des images anthropomorphiques, mais cherche la réalité des relations humaines derrière le voile des personnifications, l'État et son droit sont un seul et même système de contrainte sociale.
  Il en résulte la complète impossibilité de légitimer l'État par le droit, car on ne saurait légitimer le droit par lui-même, à moins qu'il ne s'agisse de deux droits différents, le droit positif et le droit juste, ou la justice. La tentative de légitimer l'État en le présentant comme un État fondé sur le droit, comme un « État de droit », un Rechtsstaat, se révèle entièrement vaine. Tout État est nécessaire­ment fondé sur le droit, si l'on entend par là qu'il est un ordre juridique. Un État qui ne serait pas, ou ne serait pas encore, un ordre juridique n'existe pas, car un État ne peut être qu'un ordre juridique.

  Une telle constatation ne comporte aucun jugement sur la valeur politique des différents États. Pour certains théoriciens un État n'est fondé sur le droit que s'il garantit les libertés individuel­les, permet le contrôle de la légalité des actes étatiques et assure la formation des normes juridiques selon des procédures démocrati­ques. C'est cependant un préjugé de droit naturel que de voir dans de tels systèmes de normes les seuls ordres juridiques véritables.
  Pour une théorie positiviste conséquente avec elle-même, le droit (ou l'État) ne peut être qu'un ordre de contrainte appliqué à la conduite des hommes. L'État n'est donc ni plus ni moins juridique que le droit lui-même."

 

Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1953, Ad. Henri Thévenaz, Éd. De La Baconnière, p. 175-176.



  "S'il s'agissait simplement de distinguer l'État moderne d'autres formes, plus antiques, on serait donc fondé de voir dans le monopole de la violence une vraie différence spécifique : longtemps considéré comme but et idéal, ce monopole n'a été réalisé que dans le monde moderne, presque contemporain ; au moins jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, pratiquement jusqu'au milieu du siècle suivant, l'emploi de la violence est resté permis, dans la plupart des pays, à certaines personnes dans certaines situations (envers les serfs, les esclaves, les femmes, les enfants, etc.). Cependant, quand il s'agit de comprendre la signification de ce fait, le fait lui-même ne suffit pas. Il n'est peut-être pas décisif de constater qu'il dessine un trait en même temps trop large et trop étroit pour constituer, à lui seul, la définition de l'État moderne : trop large, parce qu'il ferait apparaître comme modernes les formes les plus primitives de la tyrannie (le tyran seul ayant des droits est aussi seul à disposer de la violence dans la réalité) ; trop étroit, parce qu'il exclurait du nombre des États modernes certains États qui conservent des traits du droit ancien (duel, punition de l'adultère par vengeance privée). Il importe bien plus qu'à ce défaut formel de la définition s'ajoute celui, fondamental, de ne pas montrer pourquoi ce monopole s'est constitué et pour quelles raisons il se maintient.
  Ainsi rencontre-t-on, à côté de la définition par le monopole de la violence, une autre qui fait de l'État moderne l'État du droit et voit l'essentiel non dans le monopole de la violence, mais dans le fait que l'action de l'État, de même que l'action de tout citoyen, est réglée par des lois. Elle enferme la première, étant donné que l'emploi de la violence reste réservé à l'État, qui crée, renforce et exécute les lois et, par la loi, règle l'emploi de la violence. Il ne l'emploie cependant que dans certaines circonstances qu'il est seul à définir par la loi et en dehors desquelles il s'interdit lui-même de s'en servir. Cette loi est formulée et formelle, et aucun droit non-écrit ne peut être invoqué contre elle : le contenu de la loi peut être influencé, voire fourni, par de tels droits traditionnels (« imprescriptibles », « naturels »), mais la reconnaissance de ces droits par l'État est requise de façon absolue, et elle n'est donnée que dans la forme de la loi.

  La définition de l'État comme État de droit possède de gros avantages sur la première. Elle n'est ni trop large ni trop étroite, et sans sacrifier l'avantage de la première, qui fut d'insister sur un trait essentiel de l'État moderne, elle y ajoute une détermination positive en indiquant la nature qu'a ce monopole de la violence dans la réalité moderne : il ne se révèle pas seulement dans un fait brut, dans la concentration effective du pouvoir contraignant entre les mains de l'État ou de ceux qui prétendent être l'État, mais il apparaît sous forme rationnelle aux yeux de tous les citoyens, comme ce cadre des lois qui règle tous les rapports entre eux, avec la société et avec l'État, pour autant que ces relations peuvent donner lieu à l'emploi de la violence."

 

Éric Weil, Philosophie politique, § 33, Librairie philosophique J. Vrin, 1956, p. 143.

 

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Date de création : 26/03/2023 @ 07:53
Dernière modification : 27/03/2023 @ 09:27
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