"Je pense qu'une des différences essentielles entre les personnes et les autres créatures réside dans la structure de la volonté des premières. Les êtres humains ne sont pas les seuls à avoir des désirs et des motifs ou à faire des choix ; ils partagent ces facultés avec les membres d'autres espèces, dont certains sont, semble-t-il, capables de délibérer et de prendre des décisions sur base d'une réflexion. Cependant, un trait particulièrement caractéristique des êtres humains est qu'ils forment ce que j'appellerai des “désirs de second niveau”.
  Outre qu'ils ont des désirs, font des choix et sont motivés pour accomplir ceci ou cela, les êtres humains peuvent également désirer avoir (ou ne pas avoir) certains désirs et motifs. Ils peuvent désirer être différents de ce qu'ils sont quant à leurs préférences et à leurs desseins. Beaucoup d'animaux possèdent apparemment la capacité de former ce que j'appellerai des « désirs de premier niveau », qui sont des désirs d'accomplir ceci ou cela, mais seul l'homme paraît disposer de la capacité d'auto-évaluation réflexive qui se manifeste dans la formation de désirs de second niveau. […]
  Un individu possède un désir du second niveau, soit quand il désire simplement avoir un certain désir, soit lorsqu'il désire qu'un certain désir constitue sa volonté. Dans le dernier cas, je parlerai de « volitions de second niveau […]
  La capacité de former des volitions de second niveau est étroitement liée à un autre pouvoir essentiel de la personne, qu'on a souvent considéré comme trait distinctif de la condition humaine : ce n'est que par ses volitions de second niveau que la personne jouit ou, au contraire, est privée de la liberté de la volonté. […]
  Quand on veut savoir si la volonté d'une personne est libre, on ne se demande pas si cette dernière est en mesure de réaliser ses désirs de premier niveau. Cette question se rapporte à la liberté de l'action, alors que le problème de la liberté de la volonté concerne les désirs eux-mêmes et non pas la relation entre ce que l'agent fait et ce qu'il désire faire. […]
  La personne dispose d'une volonté libre lorsqu'elle a mis sa volonté en conformité avec ses volitions de second niveau. C'est en prenant conscience de l'écart entre sa volonté et ses volitions de second niveau, ou en se rendant compte que leur concordance n'est pas son œuvre mais l'effet d'un pur hasard, que la personne ressent son manque de liberté. La volonté du toxicomane malgré soi n'est pas libre et cela se manifeste dans le fait que sa volonté n'est pas celle qu'il désire avoir. […]
  La personne peut être libre d'agir selon ses désirs sans être en mesure d'avoir la volonté qu'elle désire. Mais supposons qu'elle jouisse de la liberté d'action et de la liberté de la volonté. Dans ce cas, elle est non seulement libre d'agir selon ses désirs, mais également de désirer ce qu'elle désire désirer. Elle possède alors, me semble-t-il, toute la liberté qu'on peut souhaiter ou concevoir."

Harry Frankfurt, "La liberté de la volonté et la notion de personne", in Marc Neuberg, Théorie de l'action : textes majeurs de la philosophie analytique de l'action, Mardage, 1991, p. 255-265.

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