"Dans les mers du Sud, il y a une île, appelée du nom de son découvreur, “Juan Fernandez”. Dans cet endroit isolé, John Fernando plaça une colonie de chèvres, consistant en un mâle assisté par sa femelle. Cet heureux couple trouvant pâture en abondance put obéir avec empressement au premier commandement, de croître et se multiplier, jusqu’à ce que, au bout d’un certain temps, il eût rempli cette petite île. Pendant toute cette période, ces animaux ne connurent ni la misère ni le manque, et semblaient se glorifier de leur nombre. Mais, à partir d’un malheureux moment, ils commencèrent à souffrir de la faim. Néanmoins, ils continuèrent pendant un certain temps à accroître leur nombre, et ils auraient dû craindre d’en venir à la famine, s’ils avaient été doués de raison. Dans cette situation, les plus faibles succombèrent en premier, et l’abondance fut ainsi restaurée. Ainsi, ces animaux fluctuèrent entre le bonheur et la misère, soit souffrant du manque soit se réjouissant de l’abondance, selon que leur nombre augmentait ou diminuait, jamais stable, mais suivant tout le temps à peu de chose près la quantité de nourriture. […]
Quand les Espagnols s’aperçurent que les armateurs anglais utilisaient cette île pour se ravitailler, ils décidèrent d’exterminer totalement les chèvres, et pour cela déposèrent sur le rivage un chien et une chienne. Ceux-ci, à leur tour, crurent et multiplièrent, en proportion de la quantité de nourriture qu’ils trouvèrent ; et, en conséquence, comme les Espagnols l’avaient prévu, les chèvres, qui leur servaient de nourriture, diminuèrent. Eussent-elles été totalement détruites, les chiens auraient dû périr eux aussi. Mais, comme de nombreuses chèvres se retiraient sur des rochers escarpés, où les chiens ne pouvaient pas les suivre, et qu’elles descendaient seulement pendant des courts intervalles dans les vallées pour se nourrir avec crainte et circonspection, il n’y eut que les insouciantes et les irréfléchies qui devinrent des proies ; et seuls les chiens les plus attentifs, les plus forts et les plus actifs purent trouver assez de nourriture. Ainsi, une nouvelle sorte d’équilibre s’établit. Les plus faibles des deux espèces furent les premiers à payer leur dette à la nature ; les plus actifs et vigoureux préservèrent leur vie."
Joseph Townsend, A Dissertation on the Poor Laws, 1786, Section VIII.
"Si la modernité conçoit la nature comme un système en équilibre, voire comme un ensemble harmonieux, cette conception équilibriste n'est plus tenable. Il ne s'agit pas de nier qu'il y ait des équilibres ni des régularités, mais de considérer que la nature a une histoire : celle de l'évolution. Une histoire dont l'humanité est issue, une histoire qui poursuit, à la fois autonome et liée à celle des sociétés humaines. Si la nature a une histoire, c'est bien que l'équilibre n'est pas la règle générale. Certes, il y a dans la nature des mécanismes autorégulateurs, mais nous savons non seulement qu'il advient à Dieu de « jouer aux dés », mais au qu'il y a des processus « chaotiques », déterminés et imprédictibles."
Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, 1997, Champs essais, 2009, p. 163-164.
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