"[Les maximes du sens commun] sont les maximes suivantes : l. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même. La première est la maxime du mode de pensée qui est libre de préjugés, la seconde celle de la pensée élargie, la troisième celle de la pensée conséquente. La première est la maxime d'une raison qui n'est pas passive. La tendance à la passivité, par conséquent à l'hétéronomie de la raison, c'est là ce qu'on appelle le préjugé ; et le plus de tous les préjugés consiste se représenter la nature comme n'étant pas soumise à des règles que l'entendement, à travers sa propre loi essentielle, lui donne pour fondement : ce qui n'est autre que la superstition. La libération de la superstition correspond à ce qu'on appelle les Lumières ; car, bien que cette dénomination convienne aussi à la libération de préjugés en général, c'est la superstition qui mérite au premier chef (in sensu eminenti) d'être appelée un préjugé, dans la mesure où l'aveuglement en lequel la superstition nous plonge – et même : l'aveuglement qu'elle impose comme une obligation – fait ressortir d'une manière remarquable le besoin d'être guidé par d'autres, par conséquent l'état d'une raison passive."
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, 1ère partie, 1ère section, livre II, § 40, tr. fr. Alain Renaut, GF, 2000, 279-280.
"L'une des raisons de l'efficacité et du danger des préjugés consiste en ce qu'une partie du passé se cache toujours en eux. Si on n'y regarde de plus près, on peut en outre reconnaître un véritable préjugé du fait qu'en lui se dissimule également un jugement qui a été formulé dans le passé, qui possédait originellement en lui un fondement d'expérience légitime et adéquat, et qu'il n'est devenu un préjugé que parce qu'il a réussi à se faufiler au cours du temps sans qu'on s'en aperçoive ni qu'on en prenne garde. De ce point de vue le préjugé se distingue du simple bavardage qui ne survit pas à la journée ou à l'heure de la conversation où les opinions et les jugements les plus hétérogènes se font entendre et se succèdent comme dans un kaléidoscope. Le danger du préjugé consiste précisément en ce qu'il est à proprement parler toujours – c'est-à-dire de manière extraordinairement solide – ancré dans le passé. Et c'est la raison pour laquelle non seulement il précède le jugement en l'entravant, mais encore il rend impossible à l'aide du jugement toute véritable expérience du présent. Si l'on veut détruire les préjugés il faut en premier lieu retrouver les jugements passés qu'ils recèlent en eux, c'est-à-dire en fait mettre en évidence leur teneur de vérité […]
C'est parce que le préjugé précède le jugement en même temps qu'il se réclame du passé que sa légitimité temporelle est limitée aux époques historiques qui, quantitativement parlant, constituent la majeure partie de l'histoire – c'est-à-dire celle où la nouveauté est relativement rare et où ce qui est ancien, tant dans la structure sociale que politique, prévaut. Dans l'usage courant, le mot jugement a deux significations qu'il convient de distinguer l'une de l'autre, même si elles s'interpénètrent toujours quand nous parlons. Il désigne tout d'abord le fait de subsumer en l'ordonnant l'individuel et le particulier sous quelque chose de général et d'universel ; le fait de suivre une règle et d'appliquer des critères en fonction desquels le concret doit se légitimer et en fonction desquels il sera possible d'en décider. Dans tous les jugements de ce genre se cache un préjugé ; seul l'individuel sera jugé, mais ni le critère ni encore moins sa pertinence par rapport à ce qui est à mesurer. Certes il a bien fallu qu'on décide une fois du critère en portant un jugement, mais à présent ce jugement a pour ainsi dire été adopté et il est même devenu un moyen permettant de formuler d'autres jugements.
Mais juger peut aussi signifier toute autre chose et c'est toujours le cas lorsque nous sommes confrontés à quelque chose que nous n'avions encore jamais vu et pour lequel nous ne disposons d'aucun critère. Ce jugement, qui est sans critères, ne peut s'appuyer sur rien d'autre que sur l'évidence de l'objet même du jugement et il n'a pas d'autre présupposé que l'aptitude à cette faculté humaine de juger qui est beaucoup plus proche de la capacité de décider que de la capacité d'ordonner et de subsumer. Ce jugement sans critères nous est familier grâce au jugement esthétique ou jugement de goût à propos duquel, comme l'a dit un jour Kant, on ne peut pas « disputer » mais à propos duquel en revanche on peut entrer en conflit ou, inversement, s'accorder : nous en faisons l'expérience dans la vie quotidienne chaque fois que, confrontés à une situation inconnue, nous estimons que tel ou tel a bien ou mal jugé de la situation.
C'est seulement à l'occasion de chaque crise historique que les préjugés vacillent : on ne peut plus se fier à eux précisément parce qu'en l'absence d'obligation qui résulte du « on dit » et du « on pense », dans l'espace restreint où ils trouvent leur légitimation et leur utilisation, ils ne peuvent plus prétendre à être reconnus et par conséquent ils se solidifient très facilement en quelque chose qui ne correspond pas à leur nature, à savoir ses pseudos-théories qui proposent des visions du monde fermées sur elles-mêmes ou des idéologies qui prétendent tout expliquer et saisir la réalité historico-politique dans son ensemble."
Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, 1956-1957, tr. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Points essais, 1993, p. 52-54.
"L'une des raisons de l'efficacité et du danger des préjugés consiste en ce qu'une partie du passé se cache toujours en eux. Si on n'y regarde de plus près, on peut en outre reconnaître un véritable préjugé du fait qu'en lui se dissimule également un jugement qui a été formulé dans le passé, qui possédait originellement en lui un fondement d'expérience légitime et adéquat, et qu'il n'est devenu un préjugé que parce qu'il a réussi à se faufiler au cours du temps sans qu'on s'en aperçoive ni qu'on en prenne garde. De ce point de vue le préjugé se distingue du simple bavardage qui ne survit pas à la journée ou à l'heure de la conversation où les opinions et les jugements les plus hétérogènes se font entendre et se succèdent comme dans un kaléidoscope. Le danger du préjugé consiste précisément en ce qu'il est à proprement parler toujours – c'est-à-dire de manière extraordinairement solide – ancré dans le passé. Et c'est la raison pour laquelle non seulement il précède le jugement en l'entravant, mais encore il rend impossible à l'aide du jugement toute véritable expérience du présent. Si l'on veut détruire les préjugés il faut en premier lieu retrouver les jugements passés qu'ils recèlent en eux, c'est-à-dire en fait mettre en évidence leur teneur de vérité […]
C'est parce que le préjugé précède le jugement en même temps qu'il se réclame du passé que sa légitimité temporelle est limitée aux époques historiques qui, quantitativement parlant, constituent la majeure partie de l'histoire – c'est-à-dire celle où la nouveauté est relativement rare et où ce qui est ancien, tant dans la structure sociale que politique, prévaut. Dans l'usage courant, le mot jugement a deux significations qu'il convient de distinguer l'une de l'autre, même si elles s'interpénètrent toujours quand nous parlons. Il désigne tout d'abord le fait de subsumer en l'ordonnant l'individuel et le particulier sous quelque chose de général et d'universel ; le fait de suivre une règle et d'appliquer des critères en fonction desquels le concret doit se légitimer et en fonction desquels il sera possible d'en décider. Dans tous les jugements de ce genre se cache un préjugé ; seul l'individuel sera jugé, mais ni le critère ni encore moins sa pertinence par rapport à ce qui est à mesurer. Certes il a bien fallu qu'on décide une fois du critère en portant un jugement, mais à présent ce jugement a pour ainsi dire été adopté et il est même devenu un moyen permettant de formuler d'autres jugements.
Mais juger peut aussi signifier toute autre chose et c'est toujours le cas lorsque nous sommes confrontés à quelque chose que nous n'avions encore jamais vu et pour lequel nous ne disposons d'aucun critère. Ce jugement, qui est sans critères, ne peut s'appuyer sur rien d'autre que sur l'évidence de l'objet même du jugement et il n'a pas d'autre présupposé que l'aptitude à cette faculté humaine de juger qui est beaucoup plus proche de la capacité de décider que de la capacité d'ordonner et de subsumer. Ce jugement sans critères nous est familier grâce au jugement esthétique ou jugement de goût à propos duquel, comme l'a dit un jour Kant, on ne peut pas « disputer » mais à propos duquel en revanche on peut entrer en conflit ou, inversement, s'accorder : nous en faisons l'expérience dans la vie quotidienne chaque fois que, confrontés à une situation inconnue, nous estimons que tel ou tel a bien ou mal jugé de la situation.
C'est seulement à l'occasion de chaque crise historique que les préjugés vacillent : on ne peut plus se fier à eux précisément parce qu'en l'absence d'obligation qui résulte du « on dit » et du « on pense », dans l'espace restreint où ils trouvent leur légitimation et leur utilisation, ils ne peuvent plus prétendre à être reconnus et par conséquent ils se solidifient très facilement en quelque chose qui ne correspond pas à leur nature, à savoir ses pseudos-théories qui proposent des visions du monde fermées sur elles-mêmes ou des idéologies qui prétendent tout expliquer et saisir la réalité historico-politique dans son ensemble. Si donc la fonction du préjugé est de préserver l'homme qui juge d'avoir à s’exposer ouvertement et à affronter par la pensée chaque réalité qu'il rencontre, les idéologies et les visions du monde remplissent parfaitement cette tâche de protéger de toute expérience parce en elles, prétendument, toute réalité serait d'une certaine façon déjà prévue. Mais c'est précisément cette universalité qui se départit si clairement des préjugés, lesquels sont toujours d'une nature partielle, qui montre avec évidence qu'il ne faut plus se fier aux préjugés, pas plus qu'aux critères du jugement et à ce qui est préjugé en eux, et qu'ils sont littéralement inadéquats. Cette défaillance des critères dans le monde moderne – l'impossibilité de juger ce qui a eu lieu et tout ce qui se produit chaque jour de nouveau – en fonction de critères solides et reconnus de tous, de le subsumer comme les cas particuliers d'un Tout universel bien connu, de même que la difficulté qui en découle de fournir des principes à l'action qui doit avoir lieu, voilà ce qui a souvent été décrit en termes de nihilisme inhérent à l'époque, d'inversion de toutes les valeurs, d'espèce de crépuscule des dieux et de renversement catastrophique pour l'ordre moral du monde. Toutes ces interprétations présupposent tacitement qu'on ne peut évidemment compter sur le jugement des hommes que là où ils sont en possession de critères, et que la faculté de juger n'est donc rien d'autre que la capacité de subordonner de façon adéquate le particulier à l'universel dont il relève et à propos duquel on est d'accord. On sait pourtant bien que la faculté de juger consiste et doit consister à juger directement et sans critère, mais les domaines où ceci se produit, au cours de décisions de toutes sortes, qu'elles soient d'ordre personnel ou public, et dans ce qu'on appelle le jugement de goût, ne sont pas pris au sérieux, étant donné qu'en fait ce qui est jugé de cette façon n'a jamais un caractère contraignant, ne peut jamais contraindre l'autre à l'accord, au sens d'un raisonnement logiquement inéluctable, mais ne peut le convaincre. Mais dire de façon générale qu'un élément contraignant appartient au jugement est déjà un préjugé ; car, dans la mesure où les critères ont quelque valeur, on ne peut jamais démontrer qu'ils sont contraignants ; seule leur appartient l'évidence toujours limitée des jugements sur lesquels tout le monde est tombé d'accord et à propos desquels il ne peut plus y avoir de conflit ni de « dispute ». On ne peut démontrer le caractère contraignant que de la subordination, du fait d'appliquer à l'individuel et au concret une règle préalablement établie, laquelle présuppose la validité du critère par rapport à la nature de la chose en question. Or cette subordination et cette réglementation, où l'on ne décide de rien d'autre si ce n'est de la vérité ou de la fausseté de la manière dont on procède, comme on peut toujours le démontrer, sont beaucoup plus proches d'une pensée déductive que d'une pensée judicative. Par conséquent, la parte des critères, qui détermine effectivement le monde moderne dans sa facticité, et qui ne peut être révoquée par aucun retour au bon vieux temps ni par l'établissement de nouvelles valeurs et de nouveaux critères, n'est catastrophique pour le monde moral que si l'on admet l'idée que les hommes ne seraient pas du tout en mesure de juger les choses par eux-mêmes, que leur faculté de juger serait insuffisante pour poser un jugement originel et qu'on ne pourrait attendre d'elle rien de plus que l'application correcte de règles connues et la mise en œuvre adéquate de critères préétablis.
Si telle était la vérité, c'est-à-dire s'il était vrai que l'essence de la pensée humaine est telle que les hommes ne sont capables de jugement qu'à condition d'avoir à leur disposition des critères solides et tout prêts, il serait alors effectivement exact – comme on le prétend de nos jours – que ce n'est pas tant le monde que l'homme lui-même qui est déboussolé dans la crise contemporaine."
Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique ?, 1956-1957, tr. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Points essais, 1993, p. 52-57.
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