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Texte à méditer :  Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue.  Socrate
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La maîtrise de la nature par la technique

  "L'attitude prométhéenne, qui consiste à utiliser des procédés techniques pour arracher à la Nature ses « secrets » afin de la dominer et l'exploiter, a eu une influence gigantesque. Elle a engendré notre civilisation moderne et l'essor mondial de la science et de l'industrie. [...]
  Dans l'Antiquité, l'attitude prométhéenne se présente sous trois formes : la mécanique, la magie, et les ébauches de la méthode expérimentale, trois pratiques qui ont en commun le fait de chercher à obtenir des effets étrangers à ce que l'on considère comme le cours normal de la nature, effets dont les causes échappent à ceux qui n'opèrent pas selon ces techniques. A la fin du Moyen-Age et au début des Temps modernes, ces trois pratiques se rapprocheront et se transformeront profondément pour donner naissance à la science expérimentale."


Pierre Hadot, Le Voile d'Isis, Essai sur l'histoire de l'idée de Nature, 2004,
Folio-Essais, 2004, p. 143.



  "L'homme, interprète et ministre de la nature, n'étend ses connaissances et son action qu'à mesure qu'il découvre l'ordre naturel des choses, soit par  l'observation, soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus.
  La main seule et l'entendement abandonné à lui-même n'ont qu'un pouvoir très limité ; ce sont les instruments, et les autres genres de secours qui font presque tout, secours et instruments non moins nécessaires à l'esprit qu'à la main ; et de même que les instruments de la main excitent ou règlent son mouvement, les instruments de l'esprit l'aident à saisir la vérité ou à éviter l'erreur.
  La science et la puissance humaine se correspondent dans tous les points et vont au même but ; c'est l'ignorance où nous sommes de la cause qui nous prive de l'effet ; car on ne peut vaincre la nature qu'en lui obéissant ; et ce qui était principe, effet ou cause dans la théorie, devient règle, but ou moyen dans la pratique."

 

Francis Bacon, Novum Organum, 1620, tr. fr. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF, 1986, p. 101.



  "Il semble bien que l'introduction de grandes inventions tienne de loin le premier rang parmi les actions humaines ; c'est ainsi qu'en jugèrent les âges anciens. Ils rendirent en effet des honneurs divins aux inventeurs ; mais à ceux qui méritèrent bien dans les affaires publiques, [...] ils se contentèrent de décerner les honneurs des héros. Et, à bien comparer les choses, on appréciera certainement la justesse de ce jugement rendu par l'antiquité. En effet, les bienfaits des inventions peuvent s'étendre à tout le genre humain, les bienfaits publics sont bornés à certaines nations ; ceux-ci ne durent pas au-delà de quelques générations, ceux-là sont presque perpétuels. Le redressement d'une situation, dans les affaires publiques, ne va pas le plus souvent sans violence ni trouble ; mais les inventions répandent leurs bienfaits, sans nuire à personne et sans coûter de larmes.
  On peut aussi regarder les inventions comme de nouvelles créations et des imitations des œuvres divines, ainsi que l'a bien chanté le poète (Lucrèce, De natura rerum, VI, 1-3]. Il paraît remarquable que Salomon, pourtant comblé de tous les biens, n'ait rien tourné de ceci à sa propre gloire, mais qu'il ait déclaré : La gloire de Dieu est de cacher les choses, la gloire du roi est de les rechercher (Prov. 25.2).
  Qu'on daigne aussi songer à la différence qui existe entre la vie des hommes dans les pays les plus civilisés de l'Europe et celle dans les territoires les plus sauvages et barbares des Nouvelles Indes ; on la jugera assez grande pour justifier la formule : l'homme est un dieu pour l'homme, non seulement à cause des services et des bienfaits que les hommes peuvent se rendre, mais encore par la comparaison des conditions. Et cette différence ne vient pas du sol, du climat, ni de la constitution physique, mais des arts.
  Il est bon également de relever la force, la vertu, les conséquences des choses inventées ; qualités qui ne se présentent nulle part plus clairement que dans ces trois inventions, inconnues des anciens, et dont les commencements, quoique récents, demeurent obscurs et sans gloire ; l'imprimerie, la poudre à canon et la boussole. Elles ont toutes trois changé la face et la condition des choses, sur toute la terre ; la première dans les lettres, la seconde dans la guerre, la troisième dans la navigation. Il s'en est suivi d'innombrables changements si considérables qu'aucun empire, aucune secte, aucune étoile ne semble avoir exercé davantage de puissance et d'influence sur les affaires humaines, que ne l'ont fait ces arts mécaniques.
  Il ne sera pas inopportun non plus de distinguer trois genres et comme trois degrés d'ambition ; le premier comprend ces hommes qui sont avides d'accroître leur propre puissance au sein de leur pays ; c'est le genre le plus commun et le plus vil. Le second comprend ceux qui s'efforcent d'accroître la puissance et l'empire de leur patrie au sein du genre humain ; ce genre montre plus de dignité, mais non moins d'avidité. Mais qu'un homme travaille à restaurer et à accroître la puissance et l'empire du genre humain lui-même sur l'univers, cette ambition-là (s'il faut encore la nommer ainsi) est sans doute plus sage et plus noble que les autres. Or l'empire de l'homme sur les choses repose tout entier sur les arts et les sciences. Car on ne gagne d'empire sur la nature qu'en lui obéissant."

 

Francis Bacon, Novum Organum, 1620, Livre I, § 129, tr. fr. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF, 1986, p. 181-182.



  "Sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusqu'à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative, qu'on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l'esprit dépend si fort du tempérament, et de la disponibilité des organes du corps que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher."
 

Descartes, Discours de la méthode, 1637, sixième partie.



  "L'outil est la ruse de la Raison par laquelle la nature est tournée contre la nature, si bien que l'homme n'est pas subjugué par l'extériorité inerte. Ces découvertes humaines appartiennent à l'Esprit ; un instrument inventé par l'homme est plus haut qu'une chose de la nature ; car il est une production de l'Esprit.
  Ces instruments, qui tout d'abord ont un sens pratique, ont été estimés très haut par les Grecs, le trait est particulièrement sensible chez Homère, chez qui les hommes se réjouissent d'avoir produit des ustensiles de toutes sortes, où des choses qui nous sont devenues tout à fait indifférentes par l'usage sont hautement estimées, et où l'homme se réjouit de ses inventions. Les mœurs sont encore très simples ; les princes préparent eux-mêmes leur manger, et Ulysse construit son propre lit avec un figuier. On y raconte avec beaucoup de détails comment le sceptre d'Agamemnon a été fait ; comment les portes tournent sur leurs gonds ; les armes, les triangles et autres ustensiles sont mentionnés avec plaisir. Et le sentiment se fait jour qu'il s'agit là de créations de l'Esprit... Les Grecs ont embelli les débuts de la culture et les ont vénérés comme des dons divins ; ils attribuent l'invention du feu à Prométhée, l'élevage des chevaux à Poséidon, la culture des oliviers et l'invention du tissage, à Pallas. Ainsi, on confère le plus grand honneur à l'invention humaine, en tant qu'elle subjugue les choses naturelles et se les approprie pour l'usage."

 

Hegel, Leçons sur la Philosophie de l'histoire, 1822-1830, in Morceaux choisis, t. 2, tr. fr. H. Lefèvre et N. Guterman, Gallimard, Idées, 1939, p. 127.



  "Sans doute, quand on envisage l'ensemble complet des travaux de tout genre de l'espèce humaine, on doit concevoir l'étude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de l'action de l'homme sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les corps qui nous entourent sont extrêmement faibles, et tout à fait disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à exercer une grande action, c'est seulement parce que la connaissance des lois naturelles nous permet d'introduire, parmi les circonstances déterminées sous l'influence desquelles s'accomplissent les divers phénomènes, quelques éléments modificateurs, qui, quelque faibles qu'ils soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à notre satisfaction les résultats définitifs de l'ensemble des causes extérieures. En résumé, science, d'où prévoyance ; prévoyance, d'où action : telle est la formule très simple qui exprime, d'une manière exacte, la relation générale de la science et de l'art."

  

Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Leçon II, 1828-1842.


  "[…] il faut évoquer le développement de la techn­ique, qui est plus important pour la vie pratique sur terre et qui va de pair avec le développement des siences de la nature ; c'est cette technique qui, à partir de l'Occident, a répandu les sciences de la nature sur la terre entière et les a situées au centre de la pensée contemporaine. Dans le processus de ce développe­ment au cours des deux derniers siècles, la technique a toujours été la condition et la conséquence des sciences de la nature. Elle en est la condition, parce qu'un élargissement et un approfondissement de la science ne peut souvent se produire que par un perfectionnement des moyens d'observation ; que l'on pense l'invention de la longue-vue et du microscope et à la découverte des rayons de Röntgen. La technique, d'autre part, est la conséquence des sciences de nature, car l'exploitation technique des forces naturelles ne devient généralement possible que grâce à une connaissance approfondie dans le domaine l'expérience concerné.
  C'est ainsi qu'au XVIIIe et au début du XIXe  siècle développa une technique fondée sur l'exploitation d'événements mécaniques. La machine ne fait souvent ici qu'imiter la main de l'homme, qu'il s'agisse de filer ou de tisser, de soulever des poids ou de forger de grands blocs de fer. C'est pourquoi on a d'abord considéré cette forme de la technique comme la continuation et le développement de l'ancien artisanat ; au non-initié elle paraissait aussi compréhensible et évidente que les vieux métiers eux-mêmes dont tout monde connaissait les bases sans cependant savoir en imiter le tour de main. Même l'introduction de la machine à vapeur ne changea en principe rien encore ce caractère de la technique ; mais cependant, à partir de ce moment, la technique se développa dans des proportions inconnues jusqu'alors ; car désormais les forces naturelles concentrées dans le charbon pouvaient être mises à la disposition de l'homme et remplacer le travail manuel. Pourtant, une transformation décisive du caractère de la technique ne s'est produite qu'avec le développement de l'électrotechnique dans la deuxième moitié du siècle passé. On ne pouvait alors guère plus parler d'un rapport immédiat avec les vieux métiers. Il ne s'agissait plus que de l'exploitation de forces naturelles que, réduit à l'expérience directe, l'homme connaissait à peine. C'est pourquoi l'électrotechnique demeure encore effrayante pour beaucoup ; au minimum, elle reste souvent incompré­hensible, bien qu'elle nous entoure de toutes parts. Il est vrai que le câble à haute tension, dont il est dange­reux de s'approcher, nous enseigne, dans une certaine mesure, la notion de champ électrique ; mais au fond le domaine de la nature reste inconnu pour nous. Regarder l'intérieur d'un appareil électrique compliq­ué nous est parfois aussi pénible qu'assister à une opération chirurgicale.
  De même, on pourrait considérer la technique de la chimie comme une continuation de certains vieux métiers : que l'on pense à la teinturerie, à la tannerie, la pharmacie. Mais ici encore l'extension d'une nou­velle technique de la chimie, développée vers le début du siècle, ne permet plus aucune comparaison avec les états antérieurs. En ce qui concerne enfin la techn­ique de l'atome, il s'agit uniquement de l'exploitati­on de forces de la nature qu'aucune expérience du monde naturel n'a rendues accessibles. Il est possible que cette technique devienne pour nous aussi fami­lière que l'électrotechnique pour l'homme moderne : il lui semblerait inconcevable de ne pas la trouver ans le monde qui l'environne directement. Mais même les choses qui nous entourent quotidiennement n'en deviennent pas encore par là une partie de la nature au sens originel du mot. Dans l'avenir, les nombreux appareils techniques seront peut-être aussi inséparables de l'homme que la coquille, de l'escargot ou la toile, de l'araignée. Mais même en ce cas ces appareils seraient des parties de l'organisme humain, plutôt que des parties de la nature environnante.

  L'intervention de la technique dans les rapports de la nature avec l'homme se traduit par le fait qu'elle transforme sur une large échelle le monde environnant de l'homme, lui montrant sans cesse et inévitablement l'aspect scientifique de l'univers. La technique reflète l'aspiration de la science à pénétrer dans le cosmos avec une méthode capable de dégager et d'examiner le détail et, de ce fait, d'aller de rapport en rapport ; pas à pas, elle avance dans des domaines nouveaux, transforme devant nos yeux le monde environnant et le marque du sceau humain. De même que, dans les sciences de la nature, chaque question de détail se subordonne à la grande tâche de comprendre la nature dans son ensemble, le plus petit progrès technique sert le but général : augmenter le pouvoir matériel de l'homme. La valeur de ce but est aussi peu contestable que la valeur de la connaissance de la nature pour la science ; les deux buts confluent dans la formule banale : « savoir c'est pouvoir ». L'on peut prouver la subordination au but général de chaque processus technique particulier ; cependant il est aussi caractéristique du développement entier que le processus technique particulier soit souvent lié au but d'ensemble de façon si indirecte qu'on ne peut plus guère le considérer comme une partie d'un plan conscient élaboré en vue de cette fin. Dans ce cas la technique n'apparaît  presque plus comme le produit d'efforts conscients humains en vue d'augmenter le pouvoir matériel ; elle apparaît plutôt comme un événement biologique à grande échelle au cours duquel les structures internes de l'organisme humain sont transportées de plus en plus dans le monde environnant l'homme ; c'est donc un processus biologique qui par sa nature même se trouve soustrait au contrôle de l'homme ; car « même si l'homme peut faire ce qu'il veut, il ne peut pas vouloir ce qu'il veut »."

 

Werner Heisenberg, "La Nature dans la physique contemporaine", 1949, tr. fr. A. E. Leroy, in La Nature dans la physique contemporaine, Folio essais, 2000, p. 131-132.



  "L'homo faber est dès l'origine des temps un inventeur : déjà le bâton, la massue dont il arme son bras pour gauler les fruits, pour assommer les bêtes sont des instruments par lesquels il agrandit sa prise sur le monde ; il ne se borne pas à transporter au foyer des poissons cueillis au sein de la mer : il faut d'abord qu'il conquière le domaine des eaux en creusant des pirogues ; pour s'approprier les richesses du monde il annexe le monde même. Dans cette action il éprouve son pouvoir; il pose des fins, il projette vers elles des chemins : il se réalise comme existant. Pour maintenir, il crée ; il déborde le présent, il ouvre l'avenir. C'est pourquoi les expéditions de pêche et de chasse ont un caractère sacré. On accueille leurs réussites par des fêtes et des triomphes ; l'homme y reconnaît son humanité. Cet orgueil il le manifeste aujourd'hui encore quand il a bâti un barrage, un gratte-ciel, une pile atomique. Il n'a pas seulement travaillé à conserver le monde donné : il en a fait éclater les frontières, il a jeté les bases d'un nouvel avenir."

 

Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949, I, Deuxième partie, Chapitre I, Édition du Club France Loisirs, La Bibliothèque du XXe siècle, 1990, p. 124-125.



  "Jusqu'à ce jour, la réalité de l'objet technique a passé au second plan derrière celle du travail humain. L'objet technique a été appréhendé à travers le travail humain, pensé et jugé comme instrument, adjuvant, ou produit du travail. Or, il faudrait, en faveur de l'homme même, pouvoir opérer un retournement qui permettrait à ce qu'il y a d'humain dans l'objet technique d'apparaître directement, sans passer à travers la relation de travail. […]
    Le travail est ce par quoi l'être humain est médiateur entre la nature et l'humanité comme espèce. […]. Au contraire, par l'activité technique, l'homme crée des médiations, et ces médiations sont détachables de l'individu qui les produit et les pense ; l'individu s'exprime en elles, mais n'adhère pas à elles ; la machine possède une sorte d'impersonnalité qui fait qu'elle peut devenir instrument pour un autre homme ; la réalité humaine qu'elle cristallise en elle est aliénable, précisément parce qu'elle est détachable. Le travail adhère au travailleur, et réciproquement, par l'intermédiaire du travail, le travailleur adhère à la nature sur laquelle il opère. L'objet technique, pensé et construit par l'homme, ne se borne pas seulement à créer une médiation entre homme et nature ; il est un mixte stable d'humain et de naturel, il contient de l'humain et du naturel ; il donne à son contenu humain une structure semblable à celle des objets naturels, et permet l'insertion dans le monde des causes et des effets naturels de cette réalité humaine. La relation de l'homme à la nature, au lieu d'être seulement vécue et pratiquée de manière obscure, prend un statut de stabilité, de consistance, qui fait d'elle une réalité ayant ses lois et sa permanence ordonnée. L'activité technique, en édifiant le monde des objets techniques et en généralisant la médiation objective entre homme et nature, rattache l'homme à la nature selon un lien beaucoup plus riche et mieux défini que celui de la réaction spécifique de travail collectif. Une convertibilité de l'humain en naturel et du naturel en humain s'institue à travers le schématisme technique."

 

Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, 1969, Aubier, p. 241 et 245. 

 "Depuis toujours, l'homme a cherché à dompter la nature. L'ampleur des moyens mis en oeuvre par l'époque moderne pour y parvenir, si elle intensifie la lutte millénaire contre la nature, n'en change pas fondamentalement le caractère.
 C'est la conquête elle-même qui prend une signification nouvelle. Il serait inexact de dire que l'homme commence par s'opposer à la nature. Dès les premiers âges de l'humanité, il sait mettre à son service les ressources naturelles ; il utilise les forces motrices du vent et de l'eau de même qu'il se sert des matières premières telles que le bois, la pierre et les métaux. [...]
 Mais voici que la science moderne force les portes qui donnent accès à l'essence même de la nature. À l'empirisme et à la coutume ancestrale succède l'expérience rationnelle et volontaire. L'homme [moderne] découvre les lois naturelles [...]. Démiurge, désormais, l'homme se charge du destin du monde et par là même de sa propre destinée. Il manifeste la volonté d'être à lui-même son Prométhée.
 Prenons-y garde cependant. Si l'histoire de Prométhée exalte le progrès humain et qu'elle en rend évident le caractère inéluctable, elle n'en traduit pas moins l'effroi ancestral de l'homme devant ses propres créations. Le châtiment qui frappe le contempteur des dieux rappelle que toute oeuvre humaine semble entraîner une transgression de l'ordre divin et qu'à ce titre elle peut être sacrilège et source de maux nouveaux.
 C'est de cette ambiguïté foncière du mythe de Prométhée que Hegel tire argument pour nous prévenir contre une conception tronquée de l'activité humaine. […] Il met en parallèle les exploits de Prométhée et ceux d'Hercule.
 Victime des dieux pour avoir voulu être le bienfaiteur de l'humanité, Prométhée devrait au moins pouvoir compter sur la reconnaissance éternelle des hommes. Or, les Grecs le rangent parmi les Titans, forces aveugles et le plus souvent néfastes. Platon justifie cette apparente ingratitude en précisant que la découverte du feu, quelque utile qu'elle soit au genre humain, est du seul ressort de la vie matérielle. L'entreprise de Prométhée pour libérer l'humanité de la servitude où les dieux cherchaient à la maintenir se solde par un échec, puisque la loi morale, seul garant d'une liberté véritable, continue à rester entre les mains de Zeus. Et Hegel d'ajouter que le martyre de Prométhée met en pleine lumière les conséquences douloureuses d'une libération manquée. Offrant au bec du vautour un foie perpétuellement renouvelé, Prométhée préfigure l'homme moderne en butte à des tourments incessants du fait qu'insatisfait des conditions maternelles de sa vie, il ne cesse de se créer des besoins nouveaux.
 Il en est tout autrement des travaux d'Hercule qui consistent non pas à s'emparer des forces de la nature afin de s'en servir, mais à les dompter, à délivrer les hommes de leur pression brutale et malfaisantes. Vainqueur de la nature grâce à une activité qui puise son unique raison d'être dans les exigences de la loi morale, il atteint à une « individualité purement spirituelle », alors que les dieux, issus des puissances naturelles, ne se libèrent pas tout à fait de la matière.
 L'interprétation de Hegel conduit vers l'essentielle question posée à l'homme moderne. La civilisation technicienne s'épuise-t-elle dans l'effort « titanique » qui se borne à rechercher la satisfaction des besoins matériels de l'homme dans les limites tracées par la nature, ou bien doit-elle tendre vers l'effort « héroïque » qui, au bout d'un pénible mais magnifique cheminement, permet à l'homme de dépasser la nature, en substituant à l'ordre des choses tyrannique un monde de l'esprit où règne la liberté ?"
 
Henri Arvon, La Philosophie du travail, 1961, PUF, 1979.


 "Depuis l'origine des temps, l'homme a été soumis – et il en était même l'esclave – à sa propre nature et à son environnement.
 Il a dû s'adapter aux réalités de la nature et perfectionner ses institutions sociales pour assurer sa survie en tant qu'être spécifiquement humain. Ce qui différencie l'homme de tous les autres êtres vivants, c'est que son adaptation à la nature implique qu'il s'efforce de la soumettre à sa volonté.
 À travers les millénaires, les progrès de l'homme, dans ses tentatives pour se libérer des impératifs de la nature, ont été extrêmement lents. Mais pendant ces deux derniers siècles, ces progrès sont devenus de plus en plus rapides, et nous sommes actuellement témoins d'une accélération stupéfiante de la maîtrise technologique. À tel point que le processus semble nous avoir submergés. Ces changements ont certainement eu, et continuent d'avoir des répercussions profondes sur notre style de vie traditionnel."
 
Bruno Bettelheim, "À propos de la révolution sexuelle", 1971, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 438-439.

  "Le chasseur nomade de la préhistoire est à la merci des grands pouvoirs énergétiques de la terre : feu, inondations, orages, sécheresse, animaux sauvages. Disposant à peine d'énergie pour lui-même, il ne peut en investir dans le maintien d'une organisation sociale, même rudimentaire. Il ne lui reste qu'une possibilité : collecter l'énergie dispersée dans l'environnement et l'utiliser au fur et à mesure de ses besoins, car il n'a pas les moyens de la mettre en réserve. Avec l'agriculture et la métallurgie, l'humanité entre dans une phase de concentration de l'énergie.
  Le stockage du grain et des aliments est réalisé dans des pots en terre cuite. Des tuyaux et des canaux endiguent l'énergie. Le four concentre  la chaleur, cuit l'argile, fond les métaux. Les hommes s'établissent dans les vallées fertiles et domestiquent l'énergie solaire en perfectionnant les techniques agricoles. Ils se rassemblent autour des réserves alimentaires  et se protègent par un système défensif contre les agressions de l'environnement, des autres hommes et des animaux. Les aliments stockés libèrent les hommes de la contrainte des saisons, dégagent le temps de l'artisanat et de l'invention.

  Mais la concentration des hommes et de l'énergie entraîne inévitablement le contrôle des hommes et le contrôle de l'énergie. L'exploitation de l'énergie biologique passe par la domination et l'asservissement de l'homme par l'homme : l'esclave, le galérien, le serf sont des machines peu coûteuses et faciles à contrôler.
  La maîtrise de l'énergie mécanique des éléments culmine dans l'expansion de la navigation à voile, la construction de canaux, de digues, de barrages, la mise en service de moulins à eau et à vent. L'amélioration de l'efficacité des animaux domestiques, des outils et des machines facilite les processus d'extraction et d'accumulation de l'énergie : la consommation s'accroît et le rythme de l'évolution s'accélère.

  Le passage à la seconde phase de la domestication de l'énergie coïncide avec la découverte et l'exploitation des ressources du sous-sol : houille et pétrole. Le capital de la terre. Exploitation explosive: quelques instants seulement à l'horloge géologique...
  L'organisation sociale se poursuit et se complexifie dans les villes. C'est le règne de la houille, de la vapeur et des machines. La division du travail et les usines. Les réseaux de chemin de fer et les bateaux transatlantiques. L'expansion industrielle de la fin du XIXe  siècle et du début du XXe. La naissance du capitalisme et de la classe ouvrière. Le nouvel asservissement de l'homme par l'intermédiaire du contrat de travail.

  Le pétrole, c'est l'énergie à bon marché ; l'électricité, l'automobile et l'avion à réaction. La fantastique explosion de la puissance industrielle, de la consommation individuelle, des transports et des communications. Mais aussi la dilapidation d'un précieux capital, la dégradation de l'environnement et les déséquilibres politiques et économiques.
  Devant la crise, la réaction de la société est de faire appel à la meilleure source énergétique de substitution que nous connaissions : le nucléaire. Mais cette substitution coûte cher en capital, en travail, en informations, sans parler des dangers nouveaux qu'elle introduit. À cheval entre deux grandes phases du développement de l'humanité, l'énergie nucléaire relève peut-être plus de l'exploitation d'un capital accumulé (financier, de production, de savoir) que de l'exploitation réelle de la terre, même si la consommation de combustible est infime."

 

Joël de Rosnay, Le Macroscope, 1975, Points Civilisation, 1977, p. 133-134.


 

  "Le projet scientifique accomplit ce qui s'annonçait depuis l'aube grecque : la volonté de puissance que cèlerait toute rationalité. La mainmise scientifique et technique qui selon Heidegger se déchaîne aujourd'hui à l'échelle planétaire révèle la violence cachée de tout savoir positif et communicable.
  Mainmise technique : Heidegger n'entend pas récuser telle ou telle réalisation technique en particulier, il interroge l'essence de la technique, la dimension technique de l'insertion humaine dans la nature. Ce n'est pas le fait que la pollution industrielle mette en péril la vie animale dans le Rhin qui l'inquiète, c'est le fait même que celui-ci soit mis au service de l'homme moyennant un calcul : « La centrale électrique est mise en place dans le courant du Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner... La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles relie la rive à la rive. C'est bien plutôt le courant qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme courant, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par la manière d'être de la centrale. »

  Mainmise scientifique : pas plus qu'un problème technique particulier, aucune théorie ne préoccupe particulièrement Heidegger ; chacune d'elles constitue un moment de la mise en œuvre du projet global qui accompagne et constitue l'histoire de l'Occident. L'homme de science, à la suite du technicien, est le siège d'une volonté de puissance déguisée en appétit de connaissance, son approche des choses est une violence systématique. Dans la visée théorique qui définit la science, Heidegger voit une interpellation des choses, qui les réduit à des objets asservis, offerts à la domination du regard : « La physique moderne n'est pas une physique expérimentale parce qu'elle dispose des appareils pour interroger la nature. C'est l'inverse : c'est parce que la physique – et ce déjà comme pure théorie – met en demeure de se montrer comme un complexe calculable prédictible de forces que l'expérimentation est commise à l'interroger, afin qu'on sache si et comment la nature ainsi mise en demeure répond à l'appel. »"

 

Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, I, 2, Folio essais, 1986, p. 64-65.



  "L' « homme planétaire » n'offre-t-il pas l'image inversée de l'homme grec, tout aussi démuni face à la domination technologique que ce dernier l'était face à la phusis, mais sans le savoir ? L'homme est-il alors condamné à osciller perpétuellement entre l'illusion de sa puissance et le savoir tragique de son impuissance ? [...] Après avoir décrit l'indifférence et l'uniformité croissantes de l'univers techniquement organisé, Heidegger conclut : « Le planétaire signifie la mondialisation de l'errance technologique, ou plutôt simplement son extension à la planète. Car pour qu'il y eût une vraie mondialisation, il faudrait qu'il y ait encore un monde à faire partager. [...] Or ce qui reste en fait de monde ce seraient des matériaux, y compris l'homme, uniformément livrés à la Puissance technologique, à l'usage et à l'usure, à la consommation. »
  Mais qui est l'homme planétaire ? Celui que nous sommes, apparemment. Car, puisque nous pouvons encore dire nous, nous reconnaissons que nous venons à peine de franchir le seuil de l'époque... Nous sommes encore des sujets. […] À un certain degré de développement, le processus d'objectivation englobe l'objectivant et l'objectivé, les nivelle, les égalise. Or ce degré est déjà atteint. L'ensemble du processus technique est pour nous hors de prise, hors de contrôle, mais le sujet originellement central, mesurant, reste encore debout, visible : conquérant conquis par sa conquête. Il émerge encore quelque temps avant d'être nivelé.

  Provisoirement, il est sujet utilisé, exploité, consommant et consommé. C'est pourquoi nous ne savons pas bien qui sera demain l'homme planétaire quand il n'aura plus du tout figure de sujet. Pour le moment il reste le sujet. Il reste un sujet exacerbé, surstimulé : celui qui a voulu devenir maître et possesseur de la nature est devenu […] celui qui obéit aveuglément au projet de la Technique sur lui. « Dans l'impérialisme planétaire de l'homme techniquement organisé, le subjectivisme de l'homme atteint son point culminant, à partir duquel il entrera dans le nivellement de l'uniformité organisée pour s'y installer à demeure ; car cette uniformité est l'instrument le plus sûr de l'empire complet parce que technique, sur la terre. »"

 

Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, 1990, Jérome Millon, 2002, p. 224-226.



  "La technique inscrit la raison dans la nature naturée par l'homme. Elle modèle un monde matériel sur les grands schèmes[1] de la représentation et du désir, à l'épure de nos exigences intellectuelles et de nos besoins, pourquoi pas à celle de nos rêves ? C'est elle qui écrit géomé­triquement le livre de la nature. Peu de cercles, dans la nature, avant la roue, peu de lignes droites, peu d'angles droits. La verticale, à s'en tenir à la nature comme elle vient ou comme elle va, est la direction de la chute libre, et guère plus. La dynamique ascensionnelle verticale, a verticalité ascendante n'apparaît qu'avec l'opération technique, dont elle constitue l'un des triomphes. Le géomètre a longtemps dû emprunter à l'arpenteur et à l'architecte la chaîne, le compas, le fil à plomb et l'équerre indispensables à la matérialisation des figures de son intellect et ceux-ci lui en avaient peut-être suggéré la première idée. La voile de la caravelle, les ailes du moulin, l'aiguille aimantée tracent des lignes, des axes, repèrent des pôles et des points dans l'espace. L'horloge domestique le temps. La roue mesure l'espace qu'elle parcourt dans son roulement, c'est l'instrument de l'analyse des rapports de vitesse, et la première machine à compter des temps égaux, avant d'être la première machine à calculer.
  On ne manquera pas de souligner ce qu'il en coûte, cependant, à la Nature, privée de mystère et, dans un premier temps, tout au moins, de son prestige. Plus besoin de fomenter une mythologie pour expliquer sa puissance nue, qui paraîtrait plutôt mesquine et pauvre. La technique n'imite pas la nature ; elle lui montre tout ce quelle recèle de potentialités généralement laissées « en friche » (Nous vivons l'âge où le « virtuel » est introduit en force dans le réel). Les « explications » mythologiques sont aussi inutiles pour rendre compte des opérations naturelles, qu'elles se révèlent l'être, en définitive pour l'intelligence des opérations de l'artifice. Tentative prématurée et balbutiante de rationalisation, le mythe s'effondre et la rationalisation effective de la Nature par la technique, qui ne se paie pas de mots, est la première responsable de cet effondrement. L'heure n'est plus où Vulcain, Fama, Cérès voulaient dire quelque chose. La poudre et le plomb (et l'apocalypse nucléaire), la presse à imprimer (et la télévision), McCormick (et les engrais chimiques) n'ont pas besoin d'explication supplémentaire. L'effet technique a définitivement rompu avec le mana. D'une explication des effets naturels et des effets de l'art qui empruntait aux mythes leurs médiations, nous voici passées à une explication qui récuse, pour les deux sortes d'effets, et pour les raisons qu'on a dites, toute médiation mythologique. Comme l'écrit Marx dans l'Introduction générale à la critique de l'économie politique de 1857, « Toute mythologie dompte, domine, façonne les forces de la nature dans l'imagination et par l'imagination ; elle disparaît donc au moment où ces forces sont dominées réellement » (Pléiade, tome 1, p. 265)."

 

Jean-Pierre Séris, La Technique, 1994, PUF, p. 381-382.


[1] Schème : image simplifiée et abstraite d'un objet.


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Date de création : 28/03/2006 @ 13:55
Dernière modification : 26/09/2022 @ 08:32
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