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Texte à méditer :  Avant notre venue, rien de manquait au monde ; après notre départ, rien ne lui manquera.   Omar Khayyâm
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Technique et condition humaine

  "À quelle date faisons-nous remonter l'apparition de l'homme sur terre ? Au temps où se fabriquèrent les premières armes, les premiers outils. […]
  En ce qui concerne l'intelligence humaine, on n'a pas assez remarqué que l'invention mécanique a d'abord été sa démarche essentielle, qu'aujourd'hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l'utilisation d'instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l'humanité retardent d'ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d'une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté.Un siècle a passé depuis l'invention de la machine à vapeur, et nous commençons à peine à ressentir la secousse profonde qu'elle nous a donnée. La révolution qu'elle a opérée dans l'industrie n'en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d'éclore. Dans des milliers d'années, quand le recul du passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres, nos révolutions compteront pour peu de choses, à supposer qu'on s'en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre éclatée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo Faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des outils artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d'en varier indéfiniment la fabrication."

Bergson, L'volution créatrice, 1907, chapitre II, PUF, 1996, p. 139-140. 



  "L'intervention de la technique dans les rapports de la nature avec l'homme se traduit par le fait qu'elle transforme sur une large échelle le monde environnant de l'homme, lui montrant sans cesse et inévitablement l'aspect scientifique de l'univers. La technique reflète l'aspiration de la science à pénétrer dans le cosmos avec une méthode capable de dégager et d'examiner le détail et, de ce fait, d'aller de rapport en rapport ; pas à pas, elle avance dans des domaines nouveaux, transforme devant nos yeux le monde environnant et le marque du sceau humain. De même que, dans les sciences de la nature, chaque question de détail se subordonne à la grande tâche de comprendre la nature dans son ensemble, le plus petit progrès technique sert le but général : augmenter le pouvoir matériel de l'homme. La valeur de ce but est aussi peu contestable que la valeur de la connaissance de la nature pour la science ; les deux buts confluent dans la formule banale : « savoir c'est pouvoir ». L'on peut prouver la subordination au but général de chaque processus technique particulier ; cependant il est aussi caractéristique du développement entier que le processus technique particulier soit souvent lié au but d'ensemble de façon si indirecte qu'on ne peut plus guère le considérer comme une partie d'un plan conscient élaboré en vue de cette fin. Dans ce cas la technique n'apparaît  presque plus comme le produit d'efforts conscients humains en vue d'augmenter le pouvoir matériel ; elle apparaît plutôt comme un événement biologique à grande échelle au cours duquel les structures internes de l'organisme humain sont transportées de plus en plus dans le monde environnant l'homme ; c'est donc un processus biologique qui par sa nature même se trouve soustrait au contrôle de l'homme ; car « même si l'homme peut faire ce qu'il veut, il ne peut pas vouloir ce qu'il veut »."

 

Werner Heisenberg, "La Nature dans la physique contemporaine", 1949, tr. fr. A. E. Leroy, in La Nature dans la physique contemporaine, Folio essais, 2000, p. 131-132.



  "C'est le passage de la pierre au bronze qui [permit à l'homme] de réaliser par son travail la conquête du sol et de se conquérir lui-même. L'agriculteur est soumis aux hasards de la terre, des germinations, des saisons, il est passif, il conjure et il attend : c'est pourquoi les esprits totémiques peuplaient le monde humain ; le paysan subissait les caprices de ces puissances qui l'investissaient. L'ouvrier au contraire modèle l'outil selon son dessein ; il lui impose avec ses mains la figure de son projet ; en face de la nature inerte, qui lui résiste mais qu'il vainc, il s'affirme comme volonté souveraine ; qu'il précipite ses coups sur l'enclume, il précipite l'achèvement de l'outil : tandis que rien ne peut hâter le mûrissement des épis ; il apprend sur la chose façonnée sa responsabilité : son geste adroit ou maladroit la façonne ou la brise ; prudent, habile, il l'amène à un point de perfection dont il est fier : son succès ne dépend pas de la faveur des dieux mais de lui-même ; il défie ses compagnons, il s'enorgueillit de ses réussite s; et s'il fait encore quelque place aux rites, des techniques exactes lui semblent bien plus importantes ; les valeurs mystiques passent au second plan et les intérêts pratiques au premier; il ne s'affranchit pas entièrement des dieux : mais il les sépare de lui en se séparant d'eux ; il les relègue dans leur ciel olympien et garde pour lui le domaine terrestre ; le grand Pan commence à s'étioler quand retentit le premier coup de marteau et le règne de l'homme s'ouvre. Il apprend son pouvoir. Dans le rapport de son bras créateur à l'objet fabriqué il expérimente la causalité : le grain semé germe ou ne germe pas tandis que le métal réagit toujours de la même manière au feu, à la trempe, à l'action mécanique ; ce monde d'ustensiles se laisse enfermer dans des concepts clairs : la pensée rationnelle, la logique et les mathématiques peuvent alors apparaître."

 

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949, I, Deuxième partie, Chapitre II, Édition du Club France Loisirs, La Bibliothèque du XXe siècle, 1990, p. 140.



  "Pour la première fois au cours de l'histoire, l'homme se retrouve seul avec lui-même sur cette terre, sans partenaire, ni adversaire. Ceci est une vérité banale quand il s'agit de la lutte de l'homme contre les dangers extérieurs. Dans le passé, l'homme était menacé par les bêtes sauvages, les maladies, la faim, le froid et autres forces naturelles, et dans cette lutte chaque amélioration de la technique signifiait un renforcement de la position de l'homme, c'est-à-dire un progrès. À notre époque, où le peuplement de la terre est de plus en plus dense, les limitations des possibilités de vie, et par là les dangers, naissent en premier lieu des autres hommes qui font également valoir leur droit sur les biens de la terre. Mais ici, le développement de la technique n'est plus forcément un progrès. La formule : "l'homme se trouve seul avec lui-même" a une plus vaste portée dans l'ère de la technique. Autrefois, l'homme était face à face avec la nature ; habitée par des créatures de toute espèce, elle constituait un royaume qui vivait selon ses propres lois ; l'homme devait de quelque manière s'y adapter. Aujourd'hui, nous vivons dans un monde si totalement transformé par lui que nous rencontrons partout les structures dont il est l'auteur : emploi des instruments de la vie quotidienne, préparation de la nourriture par les machines, transformation du paysage par l'homme ; de sorte que l'homme ne rencontre plus que lui-même. Sans doute existe-t-il des parties de la terre où ce processus est loin d'être achevé ; mais tôt ou tard la domination de l'homme doit être totale".
 

Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine, 1954, trad. Ugné Karvelis et A. E. Leroy, p. 136-137.

    

  "C'est cette durabilité qui donne aux objets du monde une relative indépendance par rapport aux hommes qui les ont produits et qui s'en servent, une « objectivité » qui les fait « s'opposer », résister, au moins quelque temps, à la voracité de leurs auteurs et usagers vivants. À ce point de vue, les objets ont pour fonction de stabiliser la vie humaine, et - contre Héraclite affirmant que l'on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve - leur objectivité tient au fait que les hommes, en dépit de leur nature changeante, peuvent recouvrer leur identité dans leur rapport avec la même chaise, la même table. En d'autres termes, à la subjectivité de l'homme s'oppose l'objectivité du monde fait de main d'homme bien plus que la sublime indifférence d'une nature vierge dont l'écrasante force élémentaire, au contraire, les oblige à tourner sans répit dans le cercle de leur biologie parfaitement ajustée au vaste cycle de l'économie de la nature. C'est seulement parce que nous devons fabriquer l'objectivité de notre monde avec ce que la nature nous donne, parce que nous l'avons bâtie en l'insérant dans l'environnement de la nature dont nous sommes ainsi protégés, que nous pouvons regarder la nature comme quelque chose d' « objectif ». À moins d'un monde entre les hommes et la nature, il y a mouvement éternel, il n'y a pas d'objectivité."

 

Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, Chapitre IV, tr. Georges Fradier, Pocket, p. 188-189.



 "Depuis toujours, l'homme a cherché à dompter la nature. L'ampleur des moyens mis en oeuvre par l'époque moderne pour y parvenir, si elle intensifie la lutte millénaire contre la nature, n'en change pas fondamentalement le caractère.
 C'est la conquête elle-même qui prend une signification nouvelle. Il serait inexact de dire que l'homme commence par s'opposer à la nature. Dès les premiers âges de l'humanité, il sait mettre à son service les ressources naturelles ; il utilise les forces motrices du vent et de l'eau de même qu'il se sert des matières premières telles que le bois, la pierre et les métaux. [...]
 Mais voici que la science moderne force les portes qui donnent accès à l'essence même de la nature. À l'empirisme et à la coutume ancestrale succède l'expérience rationnelle et volontaire. L'homme [moderne] découvre les lois naturelles [...]. Démiurge, désormais, l'homme se charge du destin du monde et par là même de sa propre destinée. Il manifeste la volonté d'être à lui-même son Prométhée.
 Prenons-y garde cependant. Si l'histoire de Prométhée exalte le progrès humain et qu'elle en rend évident le caractère inéluctable, elle n'en traduit pas moins l'effroi ancestral de l'homme devant ses propres créations. Le châtiment qui frappe le contempteur des dieux rappelle que toute oeuvre humaine semble entraîner une transgression de l'ordre divin et qu'à ce titre elle peut être sacrilège et source de maux nouveaux.
 C'est de cette ambiguïté foncière du mythe de Prométhée que Hegel tire argument pour nous prévenir contre une conception tronquée de l'activité humaine. […] Il met en parallèle les exploits de Prométhée et ceux d'Hercule.
 Victime des dieux pour avoir voulu être le bienfaiteur de l'humanité, Prométhée devrait au moins pouvoir compter sur la reconnaissance éternelle des hommes. Or, les Grecs le rangent parmi les Titans, forces aveugles et le plus souvent néfastes. Platon justifie cette apparente ingratitude en précisant que la découverte du feu, quelque utile qu'elle soit au genre humain, est du seul ressort de la vie matérielle. L'entreprise de Prométhée pour libérer l'humanité de la servitude où les dieux cherchaient à la maintenir se solde par un échec, puisque la loi morale, seul garant d'une liberté véritable, continue à rester entre les mains de Zeus. Et Hegel d'ajouter que le martyre de Prométhée met en pleine lumière les conséquences douloureuses d'une libération manquée. Offrant au bec du vautour un foie perpétuellement renouvelé, Prométhée préfigure l'homme moderne en butte à des tourments incessants du fait qu'insatisfait des conditions maternelles de sa vie, il ne cesse de se créer des besoins nouveaux.
 Il en est tout autrement des travaux d'Hercule qui consistent non pas à s'emparer des forces de la nature afin de s'en servir, mais à les dompter, à délivrer les hommes de leur pression brutale et malfaisantes. Vainqueur de la nature grâce à une activité qui puise son unique raison d'être dans les exigences de la loi morale, il atteint à une « individualité purement spirituelle », alors que les dieux, issus des puissances naturelles, ne se libèrent pas tout à fait de la matière.
 L'interprétation de Hegel conduit vers l'essentielle question posée à l'homme moderne. La civilisation technicienne s'épuise-t-elle dans l'effort « titanique » qui se borne à rechercher la satisfaction des besoins matériels de l'homme dans les limites tracées par la nature, ou bien doit-elle tendre vers l'effort « héroïque » qui, au bout d'un pénible mais magnifique cheminement, permet à l'homme de dépasser la nature, en substituant à l'ordre des choses tyrannique un monde de l'esprit où règne la liberté ?"
 
Henri Arvon, La Philosophie du travail, 1961, PUF, 1979.

 

  "L'opposition dressée entre la culture et la technique, entre l'homme et la machine, est fausse et sans fondement ; elle ne recouvre qu'ignorance ou ressentiment. Elle masque derrière un facile humanisme une réalité riche en efforts humains et en forces naturelles, et qui constitue le monde des objets techniques, médiateurs entre la nature et l'homme.
  La culture se conduit envers l'objet technique comme l'homme envers l'étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive. Le misonéisme orienté contre les machines n'est pas tant haine du nouveau que refus de la réalité étrangère. Or, cet être étranger est encore humain, et la culture complète est ce qui permet de découvrir l'étranger comme humain. De même, la machine est l'étrangère ; c'est l'étrangère en laquelle est enfermé de l'humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l'humain. La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. [...]
  En fait, cette contradiction inhérente à la culture provient de l'ambiguïté des idées relatives à l'automatisme, en lesquelles se cache une véritable faute logique. Les idolâtres de la machine présentent en général le degré de perfection d'une machine comme proportionnel au degré d'automatisme. Dépassant ce que l'expérience montre, ils supposent que, par un accroissement et un perfectionnement de l'automatisme, on arriverait à réunir et à interconnecter toutes les machines entre elles, de manière à constituer une machine de toutes les machines. Or, en fait, l'automatisme est un assez bas degré de perfection technique. Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. L'automatisme, et son utilisation sous forme d'organisation industrielle que l'on nomme automation, possède une signification économique ou sociale plus qu'une signification technique. Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu'il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l'automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d'une machine recèle une certaine marge d'indétermination. C'est cette marge qui permet à la machine d'être sensible à une information extérieure. C'est par cette sensibilité des machines à de l'information qu'un ensemble technique peut se réaliser, bien plus que par une augmentation de l'automatisme. Une machine purement automatique, complètement fermée sur elle-même, dans un fonctionnement prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui est douée d'une haute technicité est une machine ouverte, et l'ensemble des machines ouvertes suppose l'homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres. Loin d'être le surveillant d'une troupe d'esclaves, l'homme est l'organisateur permanent d'une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d'orchestre".

 

Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, 1969, Aubier, p. 9-11.

 

  "Nous voudrions montrer que l'objet technique peut être rattaché à l'homme de deux manières opposées : selon un statut de majorité ou selon un statut de minorité. Le statut de minorité est celui selon lequel l'objet technique est avant tout objet d'usage, nécessaire à la vie quotidienne, faisant partie de l'entourage au milieu duquel l'individu humain grandit et se forme. La rencontre entre l'objet technique et l'homme s'effectue dans ce cas essentiellement pendant l'enfance. Le savoir technique est implicite, non réfléchi, coutumier. Le statut de majorité correspond au contraire à une prise de conscience et à une opération réfléchie de l'adulte libre, qui a à sa disposition les moyens de la connaissance rationnelle élaborée par les sciences : la connaissance de l'apprenti s'oppose ainsi à celle de l'ingénieur. L'apprenti devenu artisan adulte et l'ingénieur inséré dans le réseau des relations sociales, conservent et font rayonner autour d'eux une vision de l'objet technique qui correspond, dans le premier cas, au statut de minorité et dans le second cas au statut de majorité ; ce sont là deux sources très différentes de représentations et de jugements relatifs à l'objet technique. Or, l'artisan et l'ingénieur ne vivent pas seulement pour eux-mêmes ; témoins et agents de la relation entre la société humaine dans son ensemble et le monde des objets techniques dans son ensemble, ils ont une valeur exemplaire : c'est par eux que l'objet technique s'incorpore à la culture".

 

Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, 1969, Aubier, p. 85.


 

    "Les symptômes d'une crise planétaire qui va s'accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J'avance pour ma part l'explication suivante : la crise s'enracine dans l'échec de l'entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l'homme. Le grand projet s'est métamorphosé en un implacable procès d'asservissement du producteur et d'intoxication du consommateur.

    La relation de l'homme à l'outil est devenue une relation de l'outil à l'homme. Ici il faut savoir reconnaître l'échec. Cela fait une centaine d'années que nous essayons de faire travailler la machine pour l'homme et d'éduquer l'homme à servir la machine. On s'aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l'homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l'humanité s'est livrée à une expérience fondée sur l'hypothèse suivante : l'outil peut remplacer l'esclave. Or il est manifeste qu'employé à de tels desseins, c'est l'outil qui de l'homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L'échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l'hypothèse.

    La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n'est qu'en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l'homme à l'outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L'outil juste répond à trois exigences : il est générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d'action personnel. L'homme a besoin d'un outil avec lequel travailler, non d'un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie et de l'imagination personnelles, non d'une technologie qui l'asservisse et le programme.

    Je crois qu'il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et rencontrer les besoins humains qu'il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule de base conjuguent de façon optimale l'efficacité et l'autonomie : c'est seulement à leur échelle que se déterminera le besoin humain dont la production sociale est réalisable. Qu'il se déplace ou qu'il demeure, l'homme a besoin d'outils. Il en a besoin pour communiquer avec autrui comme pour se soigner. L'homme qui chemine et prend des simples n'est pas l'homme qui fait du cent sur l'autoroute et prend des antibiotiques. Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit son milieu naturel et culturel. L'outil et donc la fourniture d'objets et de services varient d'une civilisation à l'autre.

    L'homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets quil'entourent, de leur donner forme à son goût, de s'en servir avec et pour les autres. Dans les pays riches, les prisonniers disposent souvent de plus de biens et de services que leur propre famille, mais ils n'ont pas voix au chapitre sur la façon dont les choses sont faites, ni droit de regard sur ce qu'on en fait. Dégradés au rang de consommateurs-usagers à l'état pur, ils sont privés de convivialité.

    J'entends par convivialité l'inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu'il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l'individu aux messages émis par un autre usager, qu'il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu'il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c'est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d'une société dotée d'outils efficaces. Lorsqu'une société, n'importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d'un certain niveau, elle devient la proie du manque; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l'envi."

 

Ivan Illich, La Convivialité, 1973, Seuil, p. 26-28.


 
 "Il serait urgent de défendre l'homme contre la technologie de notre siècle. L'homme y aurait perdu son identité pour entrer comme un rouage dans une immense machinerie où tournent choses et êtres. Désormais, exister équivaudrait à exploiter la nature ; mais dans le tourbillon de cette entreprise qui se dévore elle-même, ne se maintiendrait aucun point fixe. Le promeneur solitaire qui flâne à la campagne avec la certitude de s'appartenir, ne serait, en fait, que le client d'une industrie hôtelière et touristique livré, à son insu, aux calculs, aux statistiques, aux planifications. Personne n'existerait pour soi. Il y a du vrai dans cette déclamation. La technique est dangereuse. Elle ne menace pas seulement l'identité des personnes. Elle risque de faire éclater la planète. Mais les ennemis de la société industrielle sont la plupart du temps des réactionnaires. Ils oublient ou détestent les grands espoirs de notre époque. Car jamais la foi en la libération de l'homme n'était plus forte dans les âmes. Elle ne tient pas aux facilités que les machines et les sources nouvelles d'énergie offrent à l'enfantin instinct de la vitesse ; elle ne tient pas aux beaux jouets mécaniques qui tentent la puérilité éternelle des adultes. Elle ne fait qu'un avec l'ébranlement des civilisations sédentaires, avec l'effritement des lourdes épaisseurs du passé, avec le pâlissement des couleurs locales, avec les fissures qui lézardent toujours ces choses encombrantes et obtuses auxquelles s'adossent les particularismes humains. Il faut être sous-développé pour les revendiquer comme raisons d'être et lutter en leur nom pour une place dans le monde moderne. Le développement de la technique n'est pas la cause - il est déjà l'effet de cet allègement de la substance humaine, se vidant de ses nocturnes pesanteurs."
 
Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, 1963, chap. "Heidegger, Gagarine et nous", Albin Michel, 1976, p. 299.


  "Lors même, toutefois, que la production tend à s'identifier aux dispositifs techniques et ainsi à la technique elle-même, le maintien en son sein d'une part décroissante de travail vivant ne signifie rien d'autre que ceci : comme dans le cas de la science pure, la transformation du monde suppose un premier accès aux processus objectifs qui sont identiquement ceux de la nature et de la technique, et la possibilité principielle d'agir sur eux. Accès et capacité d'action, à vrai dire, ne font qu'un: ils consistent l'un et l'autre dans la Corpspropriation. Que la mise en œuvre de celle-ci - le travail vivant - soit réduite à presque rien, cela veut dire: tout ce que faisait l'homme, c'est le robot désormais qui le fait. Seulement le robot ne « fait rien, n'étant que le déclenchement et l'effectuation d'un mécanisme. La seule action réelle qui subsiste - l'action qui consiste dans le sentir qu'on agit et s'épuise en lui -, c'est l'acte de pousser un bouton de commande. Dès le début de l'ère industrielle et comme le simple effet du remplacement progressif de la « force de travail » par des énergies naturelles, il était possible de pressentir la réduction de l'activité des travailleurs à un travail de surveillance, lequel signifie l'atrophie de la quasi-totalité des potentialités subjectives de l'individu vivant et ainsi un malaise et une insatisfaction croissante.

  Or la modification qui pervertit la praxis subjective individuelle n'implique pas seulement sa réduction à des actes stéréotypés et monotones ; en même temps que ce rétrécissement et cet appauvrissement qui indiquent déjà par eux-mêmes la ruine de toute culture, un autre phénomène se produit qui pousse à son terme ce procès d'inculturation : l'activité de ces actes insignifiants s'inverse en une passivité totale. C'est le dispositif objectif en ses divers agencements et dispositions qui dicte en réalité au travailleur la nature et les modalités du peu qui lui reste à faire. Des capacités de l'individu au travail, et d'abord des capacités corporelles, on ne peut faire totalement abstraction il est vrai, et cela pour autant que la Corpspropriation demeure le fondement caché mais incontournable de la transformation du monde, à l'âge de la technique comme à tout autre. Il arrive seulement que, la force de ce Corps ayant été remplacée par le dispositif objectif de la machine, il n'est plus tenu compte de lui que dans l'exacte mesure où le dispositif doit tout de même permettre l'intervention de l'individu, si modeste soit elle. Celle-ci mesure la part dérisoire qui est encore concédée à la vie et à son savoir, c'est-à-dire à la culture. L'ordinateur le plus complexe se termine par un clavier plus simple que celui d'une machine à écrire. L'ère de l'informatique sera celle des crétins."

 

Michel Henry, La barbarie, 1987, Grasset, p. 92.  


 

 "L' « homme planétaire » n'offre-t-il pas l'image inversée de l'homme grec, tout aussi démuni face à la domination technologique que ce dernier l'était face à la phusis, mais sans le savoir ? L'homme est-il alors condamné à osciller perpétuellement entre l'illusion de sa puissance et le savoir tragique de son impuissance ? [...] Après avoir décrit l'indifférence et l'uniformité croissantes de l'univers techniquement organisé, Heidegger conclut : « Le planétaire signifie la mondialisation de l'errance technologique, ou plutôt simplement son extension à la planète. Car pour qu'il y eût une vraie mondialisation, il faudrait qu'il y ait encore un monde à faire partager. [...] Or ce qui reste en fait de monde ce seraient des matériaux, y compris l'homme, uniformément livrés à la Puissance technologique, à l'usage et à l'usure, à la consommation. »
Mais qui est l'homme planétaire ? Celui que nous sommes, apparemment. Car, puisque nous pouvons encore dire nous, nous reconnaissons que nous venons à peine de franchir le seuil de l'époque... Nous sommes encore des sujets. […] À un certain degré de développement, le processus d'objectivation englobe l'objectivant et l'objectivé, les nivelle, les égalise. Or ce degré est déjà atteint. L'ensemble du processus technique est pour nous hors de prise, hors de contrôle, mais le sujet originellement central, mesurant, reste encore debout, visible : conquérant conquis par sa conquête. Il émerge encore quelque temps avant d'être nivelé.
 Provisoirement, il est sujet utilisé, exploité, consommant et consommé. C'est pourquoi nous ne savons pas bien qui sera demain l'homme planétaire quand il n'aura plus du tout figure de sujet. Pour le moment il reste le sujet. Il reste un sujet exacerbé, surstimulé : celui qui a voulu devenir maître et possesseur de la nature est devenu […] celui qui obéit aveuglément au projet de la Technique sur lui. « Dans l'impérialisme planétaire de l'homme techniquement organisé, le subjectivisme de l'homme atteint son point culminant, à partir duquel il entrera dans le nivellement de l'uniformité organisée pour s'y installer à demeure ; car cette uniformité est l'instrument le plus sûr de l'empire complet parce que technique, sur la terre. »"
 
Michel Haar, Heidegger et l'essence de l'homme, 1990,Jérome Millon, 2002, p. 224-226.
  

Date de création : 28/03/2006 @ 13:58
Dernière modification : 03/04/2023 @ 07:59
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