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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Les sciences expérimentales et leur méthode

    "Nous donnerons au mot expérience, en médecine expérimentale, le même sens général qu'il conserve partout. Le savant s'instruit chaque jour par l'expérience ; par elle, il corrige incessamment ses idées scientifiques, ses théories, les rectifie pour les mettre en harmonie avec un nombre de faits de plus en plus grands, et pour approcher ainsi de plus en plus de la vérité.
On peut s'instruire, c'est-à-dire acquérir de l'expérience sur ce qui nous entoure, de deux manières, empiriquement et expérimentalement. Il y a d'abord une sorte d'instruction ou d'expérience inconsciente et empirique, que l'on obtient par la pratique de chaque chose. Mais cette connaissance que l'on acquiert ainsi n'en est pas moins nécessairement accompagnée d'un raisonnement expérimental vague que l'on se fait sans s'en rendre compte, et par suite duquel on rapproche les faits afin de porter sur eux un jugement. L'expérience peut donc s'acquérir par un raisonnement empirique et inconscient; mais cette marche obscure et spontanée de l'esprit a été érigée par le savant en une méthode claire et raisonnée, qui procède alors plus rapidement et d'une manière consciente vers un but déterminé. Telle est la méthode expérimentale dans les sciences, d'après laquelle l'expérience est toujours acquise en vertu d'un raisonnement précis établi sur une idée qu'a fait naître l'observation et que contrôle l'expérience. En effet, il y a dans toute connaissance expérimentale trois phases : observation faite, comparaison établie et jugement motivé. La méthode expérimentale ne fait pas autre chose que porter un jugement sur les faits qui nous entourent, à l'aide d'un criterium qui n'est lui-même qu'un autre fait disposé de façon à contrôler le jugement et à donner l'expérience. Prise dans ce sens général, l'expérience est l'unique source des connaissances humaines. L'esprit n'a en lui-même que le sentiment d'une relation nécessaire dans les choses, mais il ne peut connaître la forme de cette relation que par l'expérience.
    Il y aura donc deux choses à considérer dans la méthode expérimentale :
    1° l'art d'obtenir des faits exacts au moyen d'une investigation rigoureuse ;
    2° l'art de les mettre en oeuvre au moyen d'un raisonnement expérimental afin d'en faire ressortir la connaissance de la loi des phénomènes. Nous avons dit que le raisonnement expérimental s'exerce toujours et nécessairement sur deux faits à la fois, l'un qui sert de point de départ : l'observation ; l'autre qui lui sert de conclusion ou de contrôle : l'expérience. Toutefois ce n'est, en quelque sorte, que comme abstraction logique et en raison de la place qu'ils occupent qu'on peut distinguer, dans le raisonnement, le fait observation et le fait expérience".

 

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Flammarion, pp. 41-42.



    "Le savant qui veut embrasser l'ensemble des principes de la méthode expérimentale doit remplir deux ordres de conditions et posséder deux qualités de l'esprit qui sont indispensables pour atteindre son but et arriver à la découverte de la vérité. D'abord le savant doit avoir une idée qu'il soumet au contrôle des faits mais en même temps il doit s'assurer que les faits, qui servent de point de départ ou de contrôle à son idée, sont justes et bien établis c'est pourquoi il doit être lui-même à la fois observateur et expérimentateur.
    L'observateur, avons-nous dit, constate purement et simplement le phénomène qu'il a sous les yeux. Il ne doit avoir d'autre souci que de se prémunir contre les erreurs d'observation qui pourraient lui faire voir incomplètement ou mal définirun phénomène. À cet effet, il met en usage tous les instruments qui pourront l'aider à rendre son observation plus complète. L'observateur doit être le photographe des phénomènes, son observation doit représenter exactement la nature. Il faut observer sans idée préconçue; l'esprit de l'observateur doit être passif, c'est-à-dire se taire: il écoute la nature et écrit sous sa dictée. Mais une fois le fait constaté et le phénomène bien observé, l'idée arrive, le raisonnement intervient, et l'expérimentateur apparaît pour interpréter le phénomène.
    L'expérimentateur, comme nous le savons déjà, est celui qui, en vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée, des phénomènes observés, institue l'expérience de manière que, dans l'ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à l'idée préconçue. Pour cela l'expérimentateur réfléchit, essaye, tâtonne, compare et combine pour trouver les conditions expérimentales les plus propres à atteindre le but qu'il se propose. Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue. L'esprit de l'expérimentateur doit être actif, c'est-à-dire qu'il doit interroger la nature et lui poser des questions dans tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées.
    Mais une fois les conditions de l'expérience instituées et mises en oeuvre d'après l'idée préconçue ou la vue anticipée de l'esprit il va, ainsi que nous l'avons déjà dit, en résulter une observation provoquée ou préméditée. Il s'ensuit l'apparition de phénomènes que l'expérimentateur a déterminés, mais qu'il s'agira de constater d'abord, afin de savoir ensuite quel contrôle on pourra en tirer relativement à l'idée expérimentale qui les a fait naître.
    Or, dès le moment où le résultat de l'expérience se manifeste, l'expérimentateur se trouve en face d'une véritable observation qu'il a provoquée, et qu'il faut constater, comme toute observation, sans aucune idée préconçue. L'expérimentateur doit alors disparaître, ou plutôt se transformer instantanément en observateur et ce n'est qu'après qu'il aura constaté les résultats de l'expérience, absolument comme ceux d'une observation ordinaire, que son esprit reviendra pour raisonner, comparer et juger si l'hypothèse expérimentale est vérifiée ou infirmée par ces mêmes résultats. Pour continuer la comparaison énoncée plus haut, je dirai que l'expérimentateur pose des questions à la nature mais que, dès qu'elle parle, il doit se taire ; il doit constater ce qu'elle répond, l'écouter jusqu'au bout et, dans tous les cas, se soumettre à ses décisions. L'expérimentateur doit forcer la nature à se dévoiler, a-t-on dit. Oui, sans doute, l'expérimentateur force la nature à se dévoiler, en l'attaquant et en lui posant des questions dans tous les sens mais il ne doit jamais répondre pour elle ni écouter incomplètement ses réponses en ne prenant dans l'expérience que la partie des résultats qui favorisent ou confirment l'hypothèse. Nous verrons ultérieurement que c'est là un des plus grands écueils de la méthode expérimentale. L'expérimentateur qui continue à garder son idée préconçue, et qui ne constate les résultats de l'expérience qu'à ce point de vue, tombe nécessairement dans l'erreur, parce qu'il néglige de constater ce qu'il n'avait pas prévu et fait alors une observation incomplète. L'expérimentateur ne doit pas tenir à son idée autrement que comme à un moyen de solliciter une réponse de la nature. Mais il doit soumettre son idée à la nature, et être prêt à l'abandonner, à la modifier ou à la changer, suivant ce que l'observation des phénomènes qu'il a provoqués lui enseignera.
    Il y a donc deux opérations à considérer dans une expérience. La première consiste à préméditer et à réaliser les conditions de l'expérience ; la deuxième consiste à constater les résultats de l'expérience. Il n'est pas possible d'instituer une expérience sans une idée préconçue : instituer une expérience, avons-nous dit, c'est poser une question o n ne conçoit jamais une question sans l'idée qui sollicite la réponse. Je considère donc, en principe absolu, que l'expérience doit toujours être instituée en vue d'une idée préconçue, peu importe que cette idée soit plus ou moins vague, plus ou moins bien définie. Quant à la constatation des résultats de l'expérience, qui n'est elle-même qu'une observation provoquée, je pose également en principe qu'elle doit être faite là comme dans toute autre observation, c'est-à-dire sans idée préconçue".

 

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Flammarion, p. 51-53.


 

  "Il y a donc deux opérations à considérer dans une expérience. La première consiste à préméditer et à réaliser les conditions de l'expérience ; la deuxième consiste à constater les résultats de l’expérience. Il n'est pas possible d'instituer une expérience sans une idée préconçue ; instituer une expérience, avons-nous dit, c'est poser une question ; on ne conçoit jamais une question sans l'idée qui sollicite la réponse. Je considère donc, en principe absolu, que l'expérience doit toujours être instituée en vue d'une idée préconçue, peu importe que cette idée soit plus ou moins vague, plus ou moins bien définie. Quant à la constatation des résultats de l'expérience, qui n'est elle-même qu’une observation provoquée, je pose également en principe qu'elle doit être faite là comme dans toute autre observation, c'est-à-dire sans idée préconçue."

 

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Flammarion, p. 53.


  

  "Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale. 1º Il constate un fait ; 2º à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3º en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles. 4º De cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu'il faut observer, et ainsi de suite. L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre deux observations : l'une qui sert de point de départ au raisonnement, et l'autre qui lui sert de conclusion."

 

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Flammarion, p. 54.


  

 "Le savant qui veut embrasser l'ensemble des principes de la méthode expérimentale doit remplir deux ordres de conditions et posséder deux qualités de l'esprit qui sont indispensables pour atteindre son but et arriver à la découverte de la vérité. D'abord le savant doit avoir une idée qu'il soumet au contrôle des faits ; mais en même temps il doit s'assurer que les faits qui servent de point de départ ou de contrôle à son idée, sont justes et bien établis ; c'est pourquoi il doit être lui-même à la fois observateur et expérimentateur.
 L'observateur [...] constate purement et simplement le phénomène qu'il a sous les yeux. Il ne doit avoir d'autre souci que de se prémunir contre les erreurs d'observation qui pourraient lui faire voir incomplètement ou mal définir un phénomène. A cet effet, il met en usage tous les instruments qui pourront l'aider à rendre son observation plus complète. L'observateur doit être le photographe des phénomènes, son observation doit représenter exactement la nature. Il faut observer sans idée préconçue ; l'esprit de l'observateur doit être passif, c'est-à-dire se taire ; il écoute la nature et écrit sous sa dictée.
  Mais une fois le fait constaté et le phénomène bien observé, l'idée arrive, le raisonnement intervient et l'expérimentateur apparaît pour interpréter le phénomène.
  L'expérimentateur [...] est celui qui, en vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des phénomènes observés, institue l'expérience de manière que, dans l'ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à l'idée préconçue. Pour cela l'expérimentateur réfléchit, essaye, tâtonne, compare et combine pour trouver les conditions expérimentales les plus propres à atteindre le but qu'il se propose. Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue. L'esprit de l'expérimentateur doit être actif, c'est-à-dire qu'il doit interroger la nature et lui poser les questions dans tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées.
  Mais, une fois les conditions de l'expérience instituées et mises en oeuvre d'après l'idée préconçue ou la vue anticipée de l'esprit, il va [...] en résulter une observation provoquée ou préméditée. Il s'ensuit l'apparition de phénomènes que l'expérimentateur a déterminés, mais qu'il s'agira de constater d'abord, afin de savoir ensuite quel contrôle on pourra en tirer relativement à l'idée expérimentale qui les a fait naître.
  Or, dès le moment où le résultat de l'expérience se manifeste, l'expérimentateur se trouve en face d'une véritable observation qu'il a provoquée, et qu'il faut constater, comme toute observation, sans aucune idée préconçue. L'expérimentateur doit alors disparaître ou plutôt se transformer instantanément en observateur ; et ce n'est qu'après qu'il aura constaté les résultats de l'expérience absolument comme ceux d'une observation ordinaire, que son esprit reviendra pour raisonner, comparer et juger si l'hypothèse expérimentale est vérifiée ou infirmée par ces mêmes résultats. Pour continuer la comparaison énoncée plus haut, je dirai que l'expérimentateur pose des questions à la nature ; mais que, dès qu'elle parle, il doit se taire ; il doit constater ce qu'elle répond, l'écouter jusqu'au bout, et, dans tous les cas, se soumettre à ses décisions. L'expérimentateur doit forcer la nature à se dévoiler, a-t-on dit. Oui, sans doute, l'expérimentateur force la nature à se dévoiler, en l'attaquant et en lui posant des questions dans tous les sens ; mais il ne doit jamais répondre pour elle ni écouter incomplètement ses réponses en ne prenant dans l'expérience que la partie des résultats qui favorisent ou confirment l'hypothèse. [...]
  L'expérimentateur qui continue à garder son idée préconçue, et qui ne constate les résultats de l'expérience qu'à ce point de vue, tombe nécessairement dans l'erreur, parce qu'il néglige de constater ce qu'il n'avait pas prévu et fait alors une observation incomplète. L'expérimentateur ne doit pas tenir à son idée autrement que comme à un moyen de solliciter une réponse de la nature. Mais il doit soumettre son idée à la nature et être prêt à l'abandonner, à la modifier ou à la changer, suivant ce que l'observation des phénomènes qu'il a provoqués lui enseignera [...].
  Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale. 1° Il constate un fait, 2° à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3° en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles. 4° De cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu'il faut observer, et ainsi de suite. L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre deux observations : l'une qui sert de point de départ au raisonnement, et l'autre qui lui sert de conclusion.
 Pour être plus clair, je me suis efforcé de séparer les diverses opérations du raisonnement expérimental. Mais quand tout cela se passe à la fois dans la tête d'un savant qui se livre à l'investigation dans une science aussi confuse que l'est encore la médecine, alors il y a un enchevêtrement tel, entre ce qui résulte de l'observation et ce qui appartient à l'expérience, qu'il serait impossible et d'ailleurs inutile de vouloir analyser dans leur mélange inextricable chacun de ces termes. Il suffira de retenir en principe que l'idée a priori ou mieux l'hypothèse est le stimulus de l'expérience, et qu'on doit s'y laisser aller librement, pourvu qu'on observe les résultats de l'expérience d'une manière rigoureuse et complète. Si l'hypothèse ne se vérifie pas et disparaît, les faits qu'elle aura servi à trouver resteront néanmoins acquis comme des matériaux inébranlables de la science."
 
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, GF, 1966, p. 51-55.


  "Le raisonnement expérimental est précisément l'inverse du raisonnement scolastique. La scolastique veut toujours un point de départ fixe et indubitable, et ne pouvant le trouver ni dans les choses extérieures, ni dans la raison, elle l'emprunte à une source irrationnelle quelconque : telle qu'une révélation, une tradition ou une autorité conventionnelle ou arbitraire. Une fois le point de départ posé, le scolastique ou le systématique en déduit logiquement toutes les conséquences, en invoquant même l'observation ou l'expérience des faits comme arguments quand ils sont en sa faveur [...] Au contraire [...] Toutes les théories qui servent de point de départ au physicien, au chimiste, et à plus forte raison au physiologiste, ne sont vraies que jusqu'à ce qu'on découvre qu'il y a des faits qu'elles ne referment pas ou qui les contredisent. Lorsque ces faits contradictoires se montreront bien solidement établis, loin de se roidir1, comme le scolastique ou le systématique, contre l'expérience, pour sauvegarder son point de départ, l'expérimentateur s'empressera, au contraire, de modifier sa théorie, parce qu'il sait que c'est la seule manière d'avancer et de faire des progrès dans les sciences. L'expérimentateur doute donc toujours, même de son point de départ ; il a l'esprit nécessairement modeste et souple, et accepte la contradiction à la seule condition qu'elle lui soit prouvée."

 

Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Chapitre II, § 5, Flammarion, p. 84-85.


 

  "On apporta un jour dans mon laboratoire des lapins venant du marché. On les plaça sur une table où ils urinèrent et j'observai par hasard que leur urine était claire et acide. Ce fait me frappa, parce que les lapins ont ordinairement l'urine trouble et alcaline en leur qualité d'herbivores, tandis que les carnivores, ainsi qu'on le sait, ont, au contraire, les urines claires et acides. Cette observation d'acidité de l'urine chez les lapins me fit venir la pensée que ces animaux devaient être dans la condition alimentaire des carnivores. Je supposai qu'ils n'avaient probablement pas mangé depuis longtemps et qu'ils se trouvaient ainsi transformés par l'abstinence en véritables animaux carnivores vivant de leur propre sang. Rien n'était plus facile que de vérifier par l'expérience cette idée préconçue ou cette hypothèse. Je donnai à manger de l'herbe aux lapins, et quelques heures après, leurs urines étaient devenues troubles et alcalines. On soumit ensuite les mêmes lapins à l'abstinence, et après vingt-quatre ou trente-six heures au plus, leurs urines étaient redevenues claires et fortement acides ; puis elles devenaient de nouveau alcalines en leur donnant de l'herbe, etc. Je répétai cette expérience si simple un grand nombre de fois sur les lapins et toujours avec le même résultat. Je la répétai ensuite chez le cheval, animal herbivore qui a également l'urine trouble et alcaline. Je trouvai que l'abstinence produit comme chez le lapin une prompte acidité de l'urine avec un accroissement relativement très considérable de l'urée, au point qu'elle cristallise parfois spontanément dans l'urine refroidie. J'arrivai ainsi, à la suite de mes expériences, à cette proposition générale qui alors n'était pas connue, à savoir qu'à jeun tous les animaux se nourrissent de viande, de sorte que les herbivores ont alors des urines semblables à celles des carnivores.
  Il s'agit ici d'un fait particulier bien simple qui permet de suivre facilement l'évolution du raisonnement expérimental. Quand on voit un phénomène qu'on n'a pas l'habitude de voir, il faut toujours se demander à quoi il peut tenir, ou autrement dit, quelle en est la cause prochaine ; alors il se présente à l'esprit une réponse ou une idée qu'il s'agit de soumettre à l'expérience. En voyant l'urine acide chez les lapins, je me suis demandé instinctivement quelle pouvait en être la cause. L'idée expérimentale a consisté dans le rapprochement que mon esprit a fait spontanément entre l'acidité de l'urine chez le lapin, et l'état d'abstinence que je considérai comme une vraie alimentation de carnassier. Le raisonnement inductif que j'ai fait implicitement est le syllogisme suivant : Les urines des carnivores sont acides ; or, les lapins que j'ai sous les yeux ont les urines acides ; donc ils sont carnivores, c'est-à-dire à jeûn. C'est ce qu'il fallait établir par l'expérience.
  Mais pour prouver que mes lapins à jeûn étaient bien des carnivores, il y avait une contre-épreuve à faire. Il fallait réaliser expérimentalement un lapin carnivore, en le nourrissant avec de la viande, afin de voir si ses urines seraient alors claires, acides et relativement chargées d'urée comme pendant l'abstinence. C'est pourquoi je fis nourrir des lapins avec du boeuf bouilli froid (nourriture qu'ils mangent très bien quand on ne leur donne pas autre chose). Ma prévision fut encore vérifiée, et pendant toute la durée de cette alimentation animale les lapins gardèrent des urines claires et acides.
  Pour achever mon expérience, je voulus en outre voir par l'autopsie de mes animaux si la digestion de la viande s'opérait chez un lapin comme chez un carnivore. Je trouvai, en effet, tous les phénomènes d'une très bonne digestion dans les réactions intestinales, et je constatai que tous les vaisseaux chylifères étaient gorgés d'un chyle très abondant, blanc, laiteux, comme chez les carnivores."
 
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, G-F, 1966, p. 216-217.

 

    "Un physicien conteste telle loi ; il révoque en doute tel point de théorie ; comment justifiera-t-il ses doutes ? Comment démontrera-t-il l'inexactitude de la loi ? De la proposition incriminée, il fera sortir la prévision d’un fait d'expérience ; il réalisera les conditions dans lesquelles ce fait doit se produire ; si le fait annoncé ne se produit pas, la proposition qui l'avait prédit sera irrémédiablement condamnée […]

    Un pareil mode de démonstration semble aussi convaincant, aussi irréfutable que la réduction à l'absurde usuelle aux géomètres ; c'est, du reste, sur la réduction à l'absurde que cette démonstration est calquée, la contradiction expérimentale jouant dans l'une le rôle que la contradiction logique joue dans l’autre.

    En réalité, il s'en faut bien que la valeur démonstrative de la méthode expérimentale soit aussi rigoureuse, aussi absolue ; les conditions dans lesquelles elle fonctionne sont beaucoup plus compliquées qu'il n’est supposé dans ce que nous venons de dire ; l'appréciation des résultats est beaucoup plus délicate et sujette à caution.

    Un physicien se propose de démontrer l'inexactitude d'une proposition ; pour déduire de cette proposition la prévision d'un phénomène, pour instituer l'expérience qui doit montrer si ce phénomène se produit ou ne se produit pas, pour interpréter les résultats de cette expérience et constater que le phénomène prévu ne s'est pas produit, il ne se borne pas à faire usage de la proposition en litige ; il emploie encore tout un ensemble de théories, admises pour lui sans conteste ; la prévision du phénomène dont la non-production doit trancher le débat ne découle pas de la proposition litigieuse prise isolément, mais de la proposition litigieuse jointe à tout cet ensemble de théories ; si le phénomène prévu ne se produit pas, ce n’est pas la proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, c’est tout l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule chose que nous apprenne l’expérience, c’est que, parmi toutes les propositions qui ont servi à prévoir ce phénomène et à constater qu’il ne se produisait pas, il y a au moins une erreur ; mais où gît cette erreur, c’est ce qu’elle ne nous dit pas. Le physicien déclare-t-il que cette erreur est précisément contenue dans la proposition qu’il voulait réfuter et non pas ailleurs ? C’est qu’il admet implicitement l’exactitude de toutes les autres propositions dont il a fait usage ; tant vaut cette confiance tant vaut sa conclusion […]

    En résumé, le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l’expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d’hypothèses ; lorsque l’expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l’une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée.

    Nous voici bien loin de la méthode expérimentale telle que la conçoivent volontiers les personnes étrangères à son fonctionnement. On pense communément que chacune des hypothèses dont la Physique fait usage peut être prise isolément, soumise au contrôle de l’expérience, puis, lorsque des épreuves variées et multipliées en ont constaté la valeur, mise en place d’une manière définitive dans le système de la Physique. En réalité, il n’en est pas ainsi ; la Physique n’est pas une machine qui se laisse démonter ; on ne peut pas essayer chaque pièce isolément et attendre, pour l’ajuster, que la solidité en ait été minutieusement contrôlée ; la science physique, c’est un système que l’on doit prendre tout entier ; c’est un organisme dont on ne peut faire fonctionner une partie sans que les parties les plus éloignées de celle-là entrent en jeu, les unes plus, les autres moins, toutes à quelque degré ; si quelque gêne, quelque malaise se révèle, dans ce fonctionnement, c’est par l’effet produit sur le système tout entier que le physicien devra deviner l’organe qui a besoin d’être redressé ou modifié, sans qu’il lui soit possible d’isoler cet organe et de l’examiner à part."


Pierre Duhem, La Théorie physique, son objet, sa structure, 1906, Seconde partie, Chapitre 6, § 2, Vrin, p. 280-281 et p. 284-285.

 


 
    "Trop souvent nous nous représentons encore l'expérience comme destinée à nous apporter des faits bruts : l'intelligence, s'emparant de ces faits, les rapprochant les uns des autres, s'élèverait ainsi à des lois de plus en plus hautes. Généraliser serait donc une fonction, observer en serait une autre. Rien de plus faux que cette conception du travail de synthèse, rien de plus dangereux pour la science et pour la philosophie. Elle a conduit à croire qu'il y aurait un intérêt scientifique à assembler des faits pour rien, pour le plaisir, à les noter paresseusement et même passivement, en attendant la venue d'un esprit capable de les dominer et de les soumettre à des lois. Comme si une observation scientifique n'était pas toujours la réponse à une question, précise ou confuse ! Comme si des observations notées passivement à la suite les unes des autres étaient autre chose que des réponses décousues à des questions posées au hasard ! Comme si le travail de généralisation consistait à venir, après coup, trouver un sens plausible à ce discours incohérent !"
 

Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, Chapitre VII : La philosophie de Claude Bernard, 1913, PUF, p. 231.



  "Lorsque les historiens de la science moderne essaient de définir son essence et sa structure, ils insistent le plus souvent sur son caractère empirique et concret par opposition au caractère abstrait et livresque de la science classique et médiévale. L'observation et l'expérience menant une offen­sive victorieuse contre la tradition et l'autorité : telle est l'image, elle aussi traditionnelle, qui nous est habituel­lement donnée de la révolution intellectuelle au XVIIe  siècle, dont la science moderne est à la fois la racine et le fruit.
  Ce tableau n'est nullement erroné. Bien au contraire : il est parfaitement évident que la science moderne a élargi au-delà de toute possibilité de mesure notre connaissance du monde et accru le nombre de « faits » – toutes sortes de faits – qu'elle a découverts, observés et rassemblés. En outre, c'est justement ainsi que quelques-uns des fondateurs de la science moderne ont vu et compris leur œuvre et se sont compris eux-mêmes. Gilbert et Kepler, Harvey et Galilée – tous vantent l'admirable fécondité de l'expé­rience et de l'observation directe, en l'opposant à la stérilité de la pensée abstraite et spéculative.

  Pourtant, quelle que soit l'importance des nouveaux « faits » découverts et réunis par les venatores [chasseurs], l'accumula­tion d'un certain nombre de « faits », c'est-à-dire une pure collection de données d'observation ou d'expérience, ne constitue pas une science : les « faits » doivent être ordonnés, interprétés, expliqués. En d'autres termes, c'est seulement lorsqu'elle est soumise à un traitement théorique qu'une connaissance des faits devient une science.
  D'autre part, l'observation et l'expérience – c'est-à-dire l'observation et l'expérience brutes, celles du sens commun – ne jouèrent qu'un rôle peu important dans l'édification de la science moderne. On pourrait même dire qu'elles ont constitué les principaux obstacles que la science a ren­contrés sur son chemin. Ce n'est pas l'expérience, mais l'expérimentation qui développa sa croissance et favorisa sa victoire : l'empirisme de la science moderne ne repose pas sur l'expérience, mais sur l'expérimentation.
  Je n'ai certainement pas besoin d'insister ici sur la dif­férence entre « expérience » et « expérimentation ». Je vou­drais néanmoins souligner le lien étroit qu'il existe entre l'expérimentation et l'élaboration d'une théorie. Loin de s'opposer l'une à l'autre, l'expérience et la théorie sont liées et mutuellement interdéterminées, et c'est avec le développement de la précision et le perfectionnement de la théorie que croissent la précision et le perfectionnement des expériences scientifiques, En effet, une expérience scientifique – comme l'a si bien exprimé Galilée – étant une question posée à la nature, il est parfaitement clair que l'activité qui a pour résultat de poser cette question est fonction de l'élaboration du langage dans lequel cette acti­vité est formulée. L'expérimentation est un processus téléologique dont le but est déterminé par la théorie. L'« activisme » de la science moderne, si bien remarqué – scientia activa, operativa – et si mal interprété par Bacon, n'est que la contrepartie de son développement théorique.
  Nous avons à ajouter, d'ailleurs – et ceci détermine les  traits caractéristiques de la science moderne – de la recherche théorique adopte et développe le mode de pensée du mathématicien. C'est la raison pour laquelle son « empirisme » diffère toto caelo de celui de la tradition aristotélicienne : « Le livre de la nature est écrit en caractères géométriques », déclarait Galilée ; cela implique que, pour atteindre son but, la science moderne est tenue de remplacer le système des concepts flexibles et demi-qualitatifs de la science aristotélicienne par un système de concepts rigi­des et strictement quantitatifs. Ce qui signifie que la science moderne se constitue en substituant au monde qualitatif, ou plus exactement mixte, du sens commun (et de la science aristotélicienne), un monde archimédien de géométrique devenu réel ou – ce qui est exactement la même chose – en substituant au monde du plus ou moins qu'est celui de notre vie quotidienne, un Univers de mesure et de précision. En effet, cette substitution exclut automatiquement de l'Univers tout ce qui ne peut être soumis à mesure exacte.
  C'est cette recherche de la précision quantitative, de découverte de données numériques exactes, de ces « nombres, poids, mesures », avec lesquels Dieu a constitué le monde, qui forme le but et détermine ainsi la structure même des expériences de la science moderne."

 

Alexandre Koyré, "Une expérience de mesure", 1953, in Études d'histoire de la pensée scientifique, Gallimard, tel, 1985, p. 289-291.



  "La manière dont Galilée conçoit une méthode scientifique correcte implique une prédominance de la raison sur la simple expérience, la substitution de modèles idéaux (mathématiques) à une réalité empiriquement connue, la primauté de la théorie sur les faits. C'est seulement ainsi que les limitations de l'empirisme aristotélicien ont pu être surmontées et qu'une véritable méthode expérimentale a pu être élaborée ; une méthode dans laquelle la théorie mathématique détermine la structure même de la recherche expérimentale, ou, pour reprendre les termes propres de Galilée, une méthode qui utilise le langage mathématique (géométrique) pour formuler ses questions à la nature et pour interpréter les réponses de celle-ci ; qui, substituant l'Univers rationnel de la précision au monde de l'à-peu-près connu empiriquement, adopte la mensuration comme principe expérimental fondamental et le plus important. C'est cette méthode qui, fondée sur la mathématisation de la nature, a été conçue et développée – sinon par Galilée lui-même, dont le travail expérimental est pratiquement sans valeur, et qui doit sa renommé d'expérimentateur aux efforts infatigables des historiens positivistes – du moins par ses disciples et ses successeurs."

 

Alexandre Koyré, "Les origines de la science moderne", 1956, in Études d'histoire de la pensée scientifique, Gallimard, tel, 1985, p. 83.



  "C'est le dialogue expérimental qui constitue la pratique originale qu'on appelle science moderne.
  Le dialogue expérimental renvoie à deux dimensions constitutives des rapports homme-nature : comprendre et modifier. L'expérimentation ne suppose pas la seule observation fidèle des faits tels qu'ils se présentent, ni la seule quête de connexions empiriques entre phénomènes. L'expérimentation exige une interaction entre théorie et manipulation pratique, qui implique une véritable stratégie. Un processus naturel se trouve arraisonné comme clef possible d'une hypothèse théorique et c'est en tant que tel qu'il est alors préparé, purifié, avant d'être interrogé dans le langage de cette théorie. C'est là une entreprise systématique qui revient à provoquer la nature' à lui faire dire de manière non ambiguë si elle obéit ou non à une théorie.
  Les hommes de science ont, de cent façons raconté cet enchantement : d'avoir rencontré la « bonne » question leur vaut la bonne fortune de voir se rassembler les pièces éparses, et l'incohérence fait place à une logique close. Nous connaissons tous des récits de ce type à propos de telle découverte célèbre ; mais chaque chercheur a connu cette expérience, qu'il ait percé à jour une petite ruse ou un secret majeur. En ce sens, la science peut être décrite comme un jeu à deux partenaires : il s'agit de deviner le comportement d'une réalité distincte de nous, insoumise à nos croyances, à nos ambitions comme à nos espoirs. On ne fait pas dire tout ce qu'on veut à la nature, et c'est parce que la science n'est pas un monologue, parce que l' « objet » interrogé ne manque pas de moyens pour démentir l'hypothèse la plus plausible ou la plus séduisante, bref, parce que le jeu est risqué, qu'il est source d'émotions rares et intenses.
  Mais la singularité de la science moderne est loin de tenir tout entière dans ces considérations de stratégie. Karl Popper lui-même, parti en quête d'une description normative de la rationalité scientifique, a dû reconnaître qu'en dernière analyse la science rationnelle doit son existence à son succès : si la démarche scientifique peut être pratiquée, c'est parce qu'elle découvre des points d'accord remarquables entre nos hypothèses théoriques et les réponses expérimentales. La science est un jeu risqué, mais elle semble avoir découvert des questions auxquelles la nature répond de manière cohérente, un langage théorique moyennant lequel nombre de processus se laissent déchiffrer. Ce succès de la science moderne constitue un fait historique : non prédictible a priori, mais incontournable dès lors qu'il a eu lieu, dès le moment où, au sein d'une culture donnée, ce type particulier de question s'est trouvé jouer comme clef de déchiffrage. Lorsque ce point fut acquis, c'est une transformation sans retour de nos rapports avec la nature qu'a engendrée la réussite de la science moderne. En ce sens, on peut parler de révolution scientifique."

 

Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, Introduction, Folio essais, 1986, p. 31-33.



  "Nous arrivons ainsi à ce qui constitue pour nous la singularité de la science moderne : la rencontre entre la technique et la théorie, l'alliance systématique entre l'ambition de modeler le monde et celle de le comprendre.
  Pour qu'une telle rencontre soit possible, il ne suffisait pas, contrairement à ce que des empiristes ont voulu croire, d'un rapport de respect à l'endroit des faits observables. Sur certains points, y compris la description des mouvements mécaniques, c'est bien la physique traditionnelle qui se soumettait avec le plus de fidélité à l'évidence empirique. Le dialogue expérimental avec la nature, que la science moderne se découvre capable de mener de façon systématique, ne suppose pas une observation passive, mais une pratique. Il s'agit de manipuler, de mettre en scène la réalité physique jusqu'à lui conférer une proximité maximale Par rapport à une description théorique. Il s'agit de préparer le phénomène étudié, de le purifier, de l'isoler jusqu'à ce qu'il ressemble à une situation idéale, physiquement irréalisable mais intelligible par excellence puisqu'elle incarne l'hypothèse théorique qui guide la manipulation. La relation entre expérience et théorie provient donc du fait que l'expérimentation soumet les processus naturels à une interrogation qui ne prend sens qu'en référence à une hypothèse concernant les principes auxquels ces processus sont soumis, et à un ensemble de présupposés concernant des comportements qu'il serait absurde d'attribuer à la nature.
  Prenons l'exemple de la description du fonctionnement d'un système de poulies, classique depuis Archimède, généralisé par les modernes à l'ensemble des machines simples. Dans ce cas, il est remarquable que l'explication moderne élimine comme perturbation secondaire ci que précisément la physique aristotélicienne voulait expliquer : le fait que, scénario typique, la pierre « résiste » au cheval qui la tire et que cette résistance puisse être « vaincue » si la traction se fait par l'intermédiaire d'un système de poulies. Selon le principe en fonction duquel Galilée juge la nature, celle-ci ne fait pas de cadeau, ne donne rien gratuitement, et il est impossible de la tromper; il est absurde de penser qu'on puisse lui faire produire par ruse et artifice un travail supplémentaire. Puisque le travail du cheval est le même, avec ou sans poulies, et doit produire le même effet. Tel sera le point de départ de l'explication mécanique nouvelle. Celle-ci se réfère à un monde idéal où l'effet « nouveau » (la pierre enfin mise en mouvement) est secondaire, la « résistance » de la pierre est expliquée par le frottement qui produit un échauffement. Ce qui par contre est désormais décrit avec précision, c'est la situation idéale où une relation d'équivalence unit la cause, le travail du cheval, et l'effet, le déplacement de la pierre. Dans ce monde idéal, le cheval peut de toute façon déplacer la pierre, et le système de poulies a pour seul résultat de modifier le mode de transmission des efforts de traction : au lieu de déplacer la pierre sur la même longueur L dont il se déplace lui-même en tirant la corde, le cheval ne la déplace que sur une longueur L/n, où n dépend du nombre de poulies. Les poulies, comme toute machine simple, ne sont qu'un dispositif passif, seulement capable de transmettre le mouvement, et non d'en produire.
  Le dialogue expérimental constitue une démarche fort particulière. L'expérimentation interroge la nature, mais à la manière d'un juge, au nom de principes postulés. La réponse de la nature est enregistrée avec la plus grande précision, mais sa pertinence est évaluée en référence à l'idéalisation hypothétique qui guide l'expérience : tout le reste est bavardage, effets secondaires négligeables. La nature peut certes réfuter l'hypothèse théorique en question, mais celle-ci n'en constitue pas moins l'étalon qui mesure la portée et le sens de la réponse, quelle qu'elle soit. La démarche expérimentale constitue donc un art, c'est-à-dire qu'elle repose sur un savoir-faire et non sur des règles générales, et se trouve de ce fait sans garantie, exposée à la trivialité et à l'aveuglement ; aucune méthode ne peut lever le risque de persévérer, par exemple, dans une interrogation sans pertinence. Art d'élection, de discernement progressif, d'examen exhaustif de toutes les possibilités de réponses de la nature dans une situation précise, l'art expérimental consiste à choisir un problème pour formuler une hypothèse théorique et à reconnaître dans la complexité proliférante de la nature un phénomène susceptible d'incarner les conséquences de ce décret général; il s'agit alors de mettre en scène le phénomène élu jusqu'à ce qu'on puisse décider de manière communicable et reproductible si oui ou non ce phénomène est déchiffrable selon le texte mathématique particulier que l'hypothèse a énoncé.
  Procédure expérimentale, critiquée dès l'origine, minimisée par les descriptions empiristes de l'activité scientifique attaquée comme torture, mise à la question de la nature, arraisonnement violent : c'est elle qui, à travers les modifications du contenu théorique des descriptions scientifiques, se maintient et définit le mode nouveau d'exploration mis en œuvre par la science moderne."

 

Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, I, 4, Folio essais, 1986, p. 76-79.


 

  "La pratique de la physique depuis Galilée possède un trait général caractéristique, celui d'inclure l'expérience. L'expérience consiste en une interaction planifiée, guidée, par une théorie, avec la nature. Une situation artificielle est construite en vue d'explorer et de tester la théorie. Ce type de pratique expérimentale n'existait pas dans la physique d'avant Galilée. […]
  Les détails des techniques expérimentales de la physique ont changé, bien entendu, à mesure que la physique s'est développée. L'expérimentateur individuel qui construit un appareil utilisera, pour juger sa fiabilité et sa capacité à produire des données, des savoir-faire qu'il a appris en partie dans les manuels mais surtout par des essais et des erreurs et par des contacts avec des collègues plus expérimentés. Quelle que soit la confiance qu'un expérimentateur accorde aux résultats qu'il obtient, cette confiance subjective ne suffira pas à intégrer ses résultats au sein de la connaissance scientifique. Il faut que ses résultats puissent être soumis à des procédures de tests menés en premier lieu, le cas échéant, par ses collègues, puis, si la structure sociale future de la science ressemble à la nôtre, par les referees des revues scientifiques. Si les résultats surmontent avec succès l'épreuve de ces tests et finissent par être publiés, la possibilité est ouverte d'entreprendre de nouveaux tests sur une plus vaste échelle. Et les résultats publiés peuvent très bien être finalement rejetés, à la lumière d'autres développements expérimentaux ou théoriques. Ce processus amène à considérer une découverte expérimentale, qu'elle porte sur l'existence d'une nouvelle particule fondamentale, une meilleure précision de la vitesse de la lumière, ou toute autre chose, comme le produit d'une activité sociale complexe et non comme la croyance ou l'apanage d'un individu."
 
Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la science?, Récents développements en philosophies des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, 1976, tr. fr. Michel Biezunski, Livre de Poche, 1987, p. 194-195.


    "On croit souvent que, pour faire oeuvre scientifique, il suffit d'observer et d'accumuler des résultats expérimentaux afin qu'il en émerge une théorie. Il n'en est rien. On peut très bien contempler un objet sous tous les angles et pendant des années, sans qu'il en sorte jamais la moindre observation d'intérêt scientifique. On ne peut arriver à une observation de quelque valeur sans avoir, en commençant, une certaine idée de ce qu'il faut observer. L'évolution d'un problème scientifique vient souvent d'un aspect inconnu des choses qui se découvre soudain ; pas nécessairement avec l'arrivée d'un nouvel appareil ; mais grâce à une manière inédite de considérer les objets, de les voir sous un angle imprévu, avec un regard neuf Un regard qui est toujours dirigé par une conception de ce que doit, de ce que peut être la «réalité ». Il n'y a pas d'observation utile sans une certaine idée de l'inconnu, de cette région située au-delà de ce que l'expérience et le raisonnement permettent de croire. Comme le souligne Peter Medawar [1], l'enquête scientifique commence toujours par l'invention d'un monde possible, ou d'un fragment de monde possible."

François Jacob, La Souris, l'homme, la mouche, 1997, "Le beau et le vrai", Odile Jacob, Paris, 2000, p. 188-189.


 [1] The hope of progress, New York, Doubleday, 1973.
 


Date de création : 10/06/2006 @ 10:45
Dernière modification : 18/04/2024 @ 11:22
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