"Mais puisque toutes les facultés de l'âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu'elles ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! car enfin, quand l'homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur, et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée ; que sais-je enfin ? des causes inconnues produiraient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, et en un mot toute la différence qu'on suppose ici. L'organisation suffirait-elle donc à tout ? oui, encore une fois ; puisque la pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords, quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ?
L'âme n'est donc qu'un vain terme dont on n'a point d'idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu'il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, et se conduire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dépend. […]
En effet, si ce qui pense en mon cerveau n'est pas une partie de ce viscère, et conséquemment de tout le corps, pourquoi lorsque tranquille dans mon lit je forme le plan d'un ouvrage, ou que je poursuis un raisonnement abstrait, pourquoi mon sang s'échauffe-t-il ? pourquoi la fièvre de mon esprit passe-t-elle dans mes veines ? Demandez-le aux hommes d'imagination, aux grands poètes, à ceux qu'un sentiment bien rendu ravit, qu'un goût exquis, que les charmes de la Nature, de la vérité, ou de la vertu transportent ! Par leur enthousiasme, par ce qu'ils vous diront avoir éprouvé, vous jugerez de la cause par les effets : par cette Harmonie que Borelli[1], qu'un seul anatomiste a mieux connue que tous les Leibniziens, vous connaîtrez l'unité matérielle de l'homme."
Julien Offray de La Mettrie, L'Homme machine, 1747, Folio essais, 1999, p. 189-190 et p. 195-196.
[1] Giovanni-Alfonso Borelli : médecin et physicien italien (1608-1679), qui a enté d’expliquer les mouvements des membres du corps humain par les lois de la mécanique.
"L'idée n'est assurément point un objet métaphysique, comme beaucoup de personnes se plaisent à le croire ; c'est, au contraire, un phénomène organique et conséquemment tout-à-fait physique, résultant de relations entre diverses matières, et de mouvements qui s'exécutent dans ces relations. S'il en était autrement, si l'idée était un objet métaphysique, aucun animal n'en posséderait une seule, nous-mêmes n'en aurions nulle connaissance, et nous ne l'observerions ni en nous, ni dans d'autres ; car c'est une vérité incontestable, que nous ne pouvons observer que des corps, que les propriétés des corps, que les phénomènes de mouvement, de changement, etc., que produisent ces corps dans leurs relations."
Lamarck, Article « Idée », dans Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle, 2e édition, vol. XVI, 1817, p. 79.
"Il est courant de voir dans les livres de psychologie spiritualiste, au moment où ils traitent de l'existence de l'âme comme substance simple et séparable du corps, une formule de ce style : il y a en moi un principe qui pense, qui veut, et qui sent... Lequel principe implique une pétition de principe. Car qu'il y ait en moi un tel principe n'est pas du tout une vérité immédiate. La vérité immédiate, c'est que moi, je pense, je veux, et je sens. Et moi, ce moi qui pense, qui veut, et qui sent, c'est immédiatement mon corps vivant accompagné de tous les états de conscience dont il est le support. C'est mon corps vivant qui pense, qui veut, et qui sent. Comment ? À tout prix.
Et l'on en vient ensuite il vouloir figer l'âme en une substance, en hypostasiant les états de conscience, et la première chose que l'on fait, au motif que cette substance doit être simple, est d'opposer la pensée et l'étendue, comme dans le dualisme cartésien. Or, comme chez nous, Balmes[1] fut l'un des spiritualistes qui ont formulé l'argument de la simplicité de l'âme avec le plus de force, tant dans la clarté que dans la concision, je vais le prendre chez lui, dans la formulation exacte qu'il lui a donnée, au chapitre 1 de la « Psychologie » de son Cours de Philosophie élémentaire. « L'âme humaine est simple » – dit-il. Et il ajoute : « Est simple ce qui n'a pas de parties. Or, l'âme n'en a pas Supposez qu'elle ait pour parties A, B et C. Je demande : où réside la pensée ? Si c'est dans A seulement, les parties B et C sont superflues, et par conséquent, le sujet simple A sera l'âme elle-même. Si la pensée réside en A, en B, et en C, il s'ensuit que la pensée est divisée en parties, ce qui est absurde. Que pourraient être une perception. une comparaison, un jugement, ou un raisonnement distribués sur trois sujets ? » Il n'est pas de pétition de principe plus patente. Il se donne d'emblée comme prémisse évidente que le tout, en tant qu'il est un tout, est incapable de jugement. Balmes poursuit : « l'unité de la conscience s'oppose à la division de l'âme. Lorsque nous pensons, il y a un sujet qui sait tout ce qu'il pense. Or, c'est la chose impossible si on lui donne des parties. B ou C ne pourraient rien savoir de la pensée qui se trouverait en A, et réciproquement. Partant, il n'y aurait pas une conscience unitaire de toute la pensée. Chaque partie aurait sa conscience particulière, et nous aurions en nous-mêmes autant d'êtres pensants que nous aurions de parties. » Voici la pétition de principe : il présuppose, sans donner à ce présupposé d'autre preuve que lui-même, qu'un tout en tant qu'il est un tout, ne peut percevoir de manière unitaire. Et ensuite, Balmes en vient à demander si, à leur tour, ces parties A, B, et C sont simples ou si elles sont composées, et il réitère l'argument jusqu'à s'arrêter sur un sujet pensant qui doit être une partie sans être un tout – autrement dit : un sujet qui soit simple. L'argument se fonde, comme on le voit, sur l'unité du jugement et de l'aperception. Et par la suite, il se fixe pour objectif de réfuter l'hypothèse qui consisterait à en appeler à une communication des parties entre elles.
Balmes, et avec lui les spiritualistes a priori qui essaient de rationaliser la foi en l'immortalité de l'âme, laisse de côté la seule explication rationnelle qui soit : celle d'après laquelle l'aperception et le jugement sont une résultante, et d'après laquelle ce sont les perceptions ou les idées elles-mêmes qui, en tant que composantes, s'accordent entre elles. Dès le départ, ils présupposent quelque chose d'extérieur aux états de conscience, quelque chose de tout à fait distinct, différent du corps vivant qui les porte, quelque chose qui n'est pas moi, mais que j'ai en moi."
Miguel de Unamuno, Du sentiment tragique de la vie chez les hommes et chez les peuples, 1912, tr. fr. Olivier Gaiffe, Mediatexte, 2011.
[1] Jaime Balmes, philosophe chrétien espagnol (1810-1848).
"Si, comme je le prétends, la continuité d'une personne pendant la vie de son corps dépend de la formation d'habitudes, elle doit dépendre aussi de la continuité du corps. Il ne serait pas moins difficile de transporter un cours d'eau au ciel sans perte d'identité que d'y transporter une personne.
La personnalité est essentiellement une affaire d'organisation. Certains événements, groupés au moyen de certaines relations, forment une personne. Le groupement s'effectue au moyen de lois causales (celles qui sont liées à la formation des habitudes, y compris la mémoire), et ces lois causales dépendent du corps. Si ce qui précède est vrai (et il existe de fortes raisons scientifiques de le penser), s'attendre à ce qu'une personnalité survive à la désintégration du cerveau reviendrait à s'attendre à ce qu'un club de football survive quand tous ses membres sont morts."
Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 106.
"Tout ce que je connais directement fait partie de mon « esprit », et les déductions par lesquelles je conclus à l'existence d'autres objets ne sont nullement convaincantes. Il peut donc se faire que rien n'existe en dehors de mon esprit. Dans ce cas, quand je mourrai, l'univers disparaîtra. Mais, si j'admets l'existence d'esprits autres que le mien, je dois admettre celle de l'univers astronomique tout entier, puisque les preuves sont exactement aussi convaincantes dans les deux cas. La dernière possibilité de Jeans n'est donc pas la théorie commode selon laquelle les esprits des autres gens existent, mais pas leur corps : c'est la théorie selon laquelle je suis seul dans un univers vide, en train d'inventer, grâce à mon imagination fertile, la race humaine, les ères géologiques, le soleil, les étoiles et les nébuleuses. À l'encontre de toute autre forme de doctrine selon laquelle l'esprit est la seule réalité, il y a le fait que nos preuves de l'existence de l'esprit des autres gens dérivent de nos preuves de l'existence de leurs corps. Les autres gens, s'ils ont des esprits, ont donc des corps ; on peut être soi-même un esprit désincarné, mais seulement si on est seul à exister".
Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 163.
Date de création : 29/06/2006 @ 19:45
Dernière modification : 25/11/2025 @ 16:34
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