"Toute loi […] vise l'intérêt commun des hommes, et ce n'est que dans cette mesure qu'elle acquiert force et valeur de loi ; dans la mesure, au contraire, où elle ne réalise pas ce but, elle perd de sa force d'obligation. [...] Or il arrive fréquemment qu'une disposition légale utile à observer pour le bien public, en règle générale, devienne, en certains cas, extrêmement nuisible. Aussi le législateur, ne pouvant envisager tous les cas particuliers, rédige-t-il la loi en fonction de ce qui se présente le plus souvent, portant son attention sur l'utilité commune. C'est pourquoi, s'il se présente un cas où l'observation de telle loi soit préjudiciable à l'intérêt général, celle-ci ne doit plus être observée. Ainsi à supposer que dans une ville assiégée on promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c'est évidemment utile au bien public, en règle générale : mais s'il arrive que les ennemis poursuivent des citoyens dont dépend le salut de la cité, il serait très préjudiciable à cette ville de ne pas leur ouvrir ses portes. Et par conséquent dans une telle occurrence, il faudrait ouvrir les portes, malgré les termes de la loi, afin de sauvegarder l'intérêt général que le législateur a en vue".
Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1269, I, II, q. 96. art. 6.
"Les lois injustes sont de deux sortes. Il y a d'abord celles qui sont contraires au bien commun ; elles sont injustes soit en raison de leur fin, par exemple quand un chef impose à ses subordonnés des lois onéreuses qui profitent à sa cupidité ou à sa gloire plus qu'au bien commun ; soit en raison de leur auteur, par exemple quand un homme promulgue une loi qui excède le pouvoir qu'il détient ; soit encore en raison de leur forme, lorsque les charges destinées au bien commun sont inégalement réparties dans la communauté. De pareilles lois sont des contraintes plus que des lois, car, selon le mot de Saint Augustin au livre I du Libre Arbitre, « on ne peut tenir pour loi une loi qui n'est pas juste ». Par conséquent de telles lois n'obligent pas en conscience, sauf dans les cas où il importe d'éviter le scandale et le désordre ; il faut alors sacrifier même son droit.[…]
Il y a ensuite les lois qui sont injustes parce que contraires au bien divin, comme les lois des tyrans qui imposent l'idolâtrie et d'autres actes contraires à la loi divine. Il ne faut en aucune manière observer de telles lois, c'est en ce sens qu'il est dit dans les Actes des Apôtres: « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes »."
Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1269, I, II, q. 96, art. 4.
"Nous avons dit, à propos de l'étude des lois, que les actes humains soumis aux lois portent sur des situations singulières qui peuvent varier à l'infini. Il est donc impossible d'instituer une loi qui ne serait jamais dans aucun cas en défaut. Pour établir une loi, les législateurs considèrent les conditions générales ; mais l'observance de cette loi serait dans certaines situations contraire à la justice et au bien commun que la loi entend sauvegarder. Par exemple, la loi déclare qu'il faut rendre un dépôt, ce qui est juste dans la généralité des cas particuliers, mais peut devenir dangereux dans des cas particuliers, tel le fou qui réclame l'épée qu'il a déposée, ou l'individu qui demande son dépôt pour trahir sa patrie. En pareilles circonstances et en d'autres semblables, il serait mal d'obéir à la loi, et le bien consiste à transgresser la lettre de la loi pour rester fidèle à l'esprit de justice et à l'exigence du bien commun".
Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1269.
"Les Grecs et les Romains, qui savaient que leurs lois avaient été faites à l'origine, et continuaient encore à être faites, par des hommes, ne craignaient pas d'admettre que ces hommes pouvaient faire de mauvaises lois, et accomplir, sous le couvert d'une loi [...] les actes mêmes qui seraient qualifiés d'injustes, s'il s'agissait d'actes individuels accomplis sans protection légale. […]
Et ainsi, le sentiment de l'injustice en vint à s'attacher, non plus à la violation de toutes les lois, mais seulement à la violation de celles qui doivent (ought) exister, en y comprenant celles qui devraient exister, mais n'existent pas ; et tout aussi bien aux lois elles-mêmes, lorsqu'on les juge contraires à ce que devrait être la loi. C'est ainsi que la notion de loi et de ses prescriptions resta prédominante dans l'idée de justice, alors même que les lois effectivement en vigueur cessaient d'être acceptées comme règles de justice."
John Stuart Mill, L'Utititarisme (1861), trad. G. Tannes, Garnier-Flammarion, 1968, p. 128, PUF, 1998, p. 111-112.
Date de création : 04/07/2006 @ 13:57
Dernière modification : 08/10/2011 @ 12:05
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