"Après tout, la raison pratique pour laquelle, une fois le pouvoir échu aux mains du peuple, une majorité reçoit la permission de régner, et continue de la détenir pour une longue période, ce n'est pas parce qu'elle court plus de risques d'avoir raison, ni parce que cela semble plus juste à la minorité, mais parce qu'elle est physiquement la plus forte. Or le gouvernement où la majorité décide dans tous les cas ne peut se fonder sur la justice, y compris au sens restreint où l'entend l'humanité. Ne peut-il exister un gouvernement dans lequel les majorités ne décident pas virtuellement du juste et de l'injuste, mais bien plutôt la conscience ? – dans lequel les majorités ne décident que de ces questions où la règle de l'utilité est opérante ? Le citoyen doit-il un seul instant, dans quelque mesure que ce soit, abandonner sa conscience au législateur ? Pourquoi, alors, chacun aurait-il une conscience ? Je pense que nous devons d'abord être des hommes, des sujets ensuite. Le respect de la loi vient après celui du droit. La seule obligation que j'aie le droit d'adopter, c'est d'agir à tout moment selon ce qui me paraît juste. On dit justement qu'une corporation n'a pas de conscience ; mais une corporation faite d'êtres consciencieux est une corporation douée d'une conscience. La loi n'a jamais rendu les hommes plus justes d'un iota ; et, à cause du respect qu'ils lui marquent, les êtres bien disposés eux-mêmes deviennent les agents de l'injustice".
Henry David Thoreau, La Désobéissance civile, 1849, trad. Guillaume Villeneuve, Mille et une nuits, p. 11-12.
"Je dis que le respect de la vie d'autrui n'est pas un devoir social, attendu qu'il existe indépendamment de l'existence ou de la nature d'une société quelconque. Quand un homme tomberait de la lune, vous n'auriez pas le droit de le torturer ni de le tuer. De même pour le vol ; je m'interdis de voler qui que ce soit ; j'ai la ferme volonté d'être juste et charitable envers mes semblables, et non pas seulement envers mes concitoyens ; et je rougirais d'avoir augmenté injustement la note à payer, qu'il s'agisse d'un chinois ou d'un nègre. La société n'a rien à faire ici ; elle ne doit pas être considérée.
Ou alors, si je la considère, qu'exige-t-elle de moi, au nom de la solidarité ? Elle exige que j'approuve en certains cas le vol, l'injustice, le mensonge, la violence, la vengeance, en deux mots, les châtiments et la guerre. Oui, la société comme telle, ne me demande que de mauvaises actions. Elle me demande d'oublier pour un temps les devoirs de justice et de charité, seulement elle me le demande au nom du salut public, et cela vaut d'être considéré. C'est pourquoi je veux bien que l'on traite de la morale sociale, à condition qu'on définisse son objet ainsi : étude réfléchie des mauvaises actions que le Salut Public ou la Raison d'Etat peut nous ordonner d'accomplir."
Alain, Propos, I, Éd. Gallimard, 1956.
"Le droit n'est pas le seul système normatif, c'est-à-dire prescrivant aux individus une certaine façon d'agir sous peine de sanction. Le pluralisme moderne a cependant pour conséquence le rejet hors de la sphère publique de tous les autres systèmes de normes et de valeurs ; il en résulte, paradoxalement, une juridicisation excessive de celle-ci, puisque le droit devient la seule réponse possible à tout dysfonctionnement social. On s'éloigne ainsi des vœux de Jean Charbonnier qui faisait « l'hypothèse du non-droit » pour insister sur le nécessaire relâchement de la pression du droit dans certains espaces de temps et/ou de lieu.
La morale dont l'objet est de dire ce qui est bien et ce qui est mal, dicte également des normes de comportement. À la différence du droit, la morale relève du for intérieur, c'est-a-dire des consciences individuelles. Cela ne signifie pas pour « autant que les deux systèmes ne puissent avoir de règles communes : si certaines règles de droit n'ont rien à voir avec le bien et le mal (par exemple conduire à droite), la plupart expriment les valeurs présentes dans une société donnée à un moment donné. Certaines motions juridiques renvoient même explicitement au consensus social existant à un moment donné sur ce qu'il convient de faire : ainsi la notion de bonnes mœurs, qui explicite la morale sociale sur le plan de la décence ou de la sexualité ; de même la notion d'obligation naturelle qui permet, lorsqu'une personne a volontairement payé une dette dont elle se sentait moralement (mais dont elle n'était pas juridiquement) tenue, de valider juridiquement ce paiement et de lui interdire d'en réclamer le remboursement (par exemple lorsqu'une personne a spontanément aidé son frère ou sa sœur, ou alors a payé une dette tout en sachant celle-ci prescrite). Le fait que les règles morales ne soient pas juridiques signifie qu'on ne peut requérir ni les tribunaux ni la force publique pour les faire respecter, mais cela ne veut pas dire pour autant qu'elles soient dénuées de sanctions. Ainsi, dans des sociétés où la contrainte sociale est forte, les comportements jugés immoraux par un groupe peuvent être tout aussi sévèrement sanctionnés, voire plus, par des sanctions sociales de type « mises à l'index » ou exclusions.
Il existe également des règles de politesse ou de bienséance, prescrivant certains us et coutumes de comportement dans la vie sociale courante (arriver à l'heure, être courtois, ne pas parler la bouche pleine). Contrairement à la morale, il s'agit ici de règles relevant du for extérieur, plus précisément du savoir-vivre en société. Il pourra là encore y avoir des sanctions sociales.
La religion est aussi un système normatif, avec des règles et des sanctions propres, différentes d'une religion à une autre. En France, le principe de séparation des Églises et de l'État est posé par une loi de 1905. Qui n'emploie cependant pas encore le mot de « laïcité » ; en revanche l'article 1er de la Constitution de 1958 affirme que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». L'État n'apportera donc pas le concours de la force publique pour l'application d'une règle religieuse. Il ne peut pas non plus donner, même indirectement, valeur juridique à une règle religieuse qui serait contraire aux principes fondamentaux du droit français : c'est ainsi que, comme l'a justement jugé la Cour d'appel de Douai le 17 novembre 2008, les juridictions françaises n'ont pas à cautionner la demande d'un mari se plaignant de la non-virginité de son épouse en prononçant le divorce pour ce motif. De la même façon, la Cour de cassation avait à bon droit jugé, dans un arrêt du 17 avril 1991 (affaire du sacristain homosexuel), qu'une association religieuse ne pouvait licencier un salarié au seul motif de son homosexualité qui serait contraire aux principes de l'Église catholique, alors qu'il n'en était résulté aucun trouble particulier dans la vie de l'association. Cela ne signifie pas pour autant que le droit n'a pas parfois à prendre en considération la religion, par exemple pour sanctionner les discriminations qui seraient faites sur ce fondement. En aucun cas cependant, cette religion ne peut devenir un élément de l'identité juridique de la personne, et elle n'a pas à être révélée, car elle relève de la vie privée.
Le droit peut déléguer une fonction normative à d'autres règles. Il accorde ainsi une valeur aux règles déontologiques de certaines professions (médecins, avocats, etc.). En matière sportive, les règles du jeu ont un certain pouvoir normatif, avec des points d'intersection avec les règles juridiques : ainsi lorsqu'il y a lieu de réparer des dommages causés au cours d'activités sportives.
C'est aujourd'hui l'éthique qui est à la mode. Le mot a la même étymologie que la morale, les deux mots renvoyant aux mœurs (mores en latin, ethos en grec). Pourtant, la valorisation actuelle de l'éthique n'a d'équivalent que la disqualification de la morale. L'éthique étant un concept mou et doux, les « Codes » ou les « espaces » d'éthique fleurissent dans les entreprises ou les hôpitaux : on peut ainsi créer ses propres règles et ne les appliquer que si on veut. Cependant, les tribunaux pourraient trouver des moyens pour faire assumer leurs responsabilités à ceux qui se vantent abusivement de leur comportement éthique, ce qui rendrait alors possible une réelle amélioration des pratiques sociales.
D'autres normativités peuvent opérer de façon plus insidieuse, comme la publicité ou la mode qui prescrivent certaines apparences et certains comportements, avec là encore des sanctions, souvent perceptibles dès le plus jeune âge."
Muriel Fabre-Magnan, Introduction au droit, 2012, PUF, Que sais-je ?, p. 12-15.
Date de création : 07/11/2006 @ 12:41
Dernière modification : 07/11/2025 @ 09:08
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