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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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Hors des sentiers battus
L'argent

    "L'argent n'est qu'une fiction et toute sa valeur celle que la loi lui donne. L'opinion de ceux qui en font usage n'a qu'à changer, il ne sera plus d'aucune utilité et ne procurera pas la moindre des choses nécessaires à la vie. On en aurait une énorme quantité qu'on ne trouverait point, par son moyen, les aliments les plus indispensables. Or il est absurde d'appeler « richesse » un métal dont l'abondance n'empêche pas de mourir de faim ; témoin ce Midas à qui le ciel, pour le punir de son insatiable avarice, avait accordé le don de convertir en or tout ce qu'il toucherait. Les gens sensés placent donc ailleurs les richesses et préfèrent (en quoi ils ont raison) un autre genre d'acquisition. Les vraies richesses sont celles de la nature ; elles seules font l'objet de la science économique."
 

Aristote, La politique, Livre I, 9, 1257a.
 
  "N'amassez pas des richesses sur la terre où elles sont à la merci de la rouille, des mites qui rongent, ou des cambrioleurs qui percent les murs pour voler. Amassez plutôt des trésors dans le ciel, où il n'y a ni rouille, ni mites qui rongent, ni cambrioleurs qui percent les murs pour voler. Car là où est ton trésor, là sera aussi ton cœur.
  Les yeux sont comme une lampe pour le corps ; si donc tes yeux sont en bon état, ton corps entier jouira de la lumière. Mais si tes yeux sont malades, tout ton corps sera plongé dans l'obscurité. Si donc la lumière qui est en toi est obscurcie, dans quelles ténèbres profondes te trouveras-tu !
  Nul ne peut être en même temps au service de deux maîtres, car ou bien il détestera l'un et aimera l'autre, ou bien il sera dévoué au premier et méprisera le second. Vous ne pouvez pas servir en même temps Dieu et l'Argent. C'est pourquoi je vous dis : ne vous inquiétez pas en vous demandant : « Qu'allons-nous manger ou boire ? Avec quoi allons-nous nous habiller ? » La vie ne vaut-elle pas bien plus que la nourriture ? Et le corps ne vaut-il pas bien plus que les habits ?
  Voyez ces oiseaux qui volent dans les airs, ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent pas de provisions dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. N'avez-vous pas bien plus de valeur qu'eux ? D'ailleurs, qui de vous peut, à force d'inquiétude, prolonger son existence, ne serait-ce que de quelques instants ? Quant aux vêtements, pourquoi vous inquiéter à leur sujet ? Observez les lis sauvages ! Ils poussent sans se fatiguer à tisser des vêtements. Pourtant, je vous l'assure, le roi Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n'a jamais été aussi bien vêtu que l'un d'eux ! Si Dieu habille avec tant d'élégance la petite plante des champs qui est là aujourd'hui et qui demain sera jetée au feu, à plus forte raison ne vous vêtira-t-il pas vous-mêmes?  Ah, votre foi est encore bien petite !
 Ne vous inquiétez donc pas et ne dites pas : « Que mangerons-nous ?» ou : « Que boirons-nous ? Avec quoi nous habillerons-nous ? » Toutes ces choses, les païens s'en préoccupent sans cesse. Mais votre Père, qui est aux cieux, sait que vous en avez besoin. Faites donc du règne de Dieu et de ce qui est juste à ses yeux votre préoccupation première, et toutes ces choses vous seront données en plus. Ne vous inquiétez pas pour le lendemain ; le lendemain se souciera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine."
 
Évangile selon Saint Matthieu, VI, versets 19-34.

 
 "Jésus dit à ses disciples : « Un homme riche avait un gérant et l'on vint lui rapporter que ce gérant gaspillait ses biens. Le maître l'appela et lui dit : « Qu'est-ce que j'apprends à ton sujet ? Présente-moi les comptes de ta gestion, car tu ne pourras plus être mon gérant. » Le gérant se dit en lui-même : «Mon maître va me retirer ma charge. Que faire ? Je ne suis pas assez fort pour travailler la terre et j'aurais honte de mendier. Ah ! je sais ce que je vais faire ! Et quand j'aurai perdu ma place, des gens me recevront chez eux ! » Il fit alors venir un à un tous ceux qui devaient quelque chose à son maître. Il dit au premier : « Combien dois-tu à mon maître ? » - « Cent tonneaux d'huile d'olive », lui répondit-il. Le gérant lui dit : «Voici ton compte ; vite, assieds-toi et note cinquante.» Puis il dit à un autre : « Et toi, combien dois-tu ? » - « Cent sacs de blé», répondit-il. Le gérant lui dit : «Voici ton compte ; note quatre-vingts.» Eh bien, le maître loua le gérant malhonnête d'avoir agi si habilement. En effet, les gens de ce monde sont bien plus habiles dans leurs rapports les uns avec les autres que ceux qui appartiennent à la lumière. »
 Jésus ajouta : « Et moi je vous dis : faites-vous des amis avec les richesses trompeuses de ce monde, afin qu'au moment où elles n'existeront plus pour vous on vous reçoive dans les demeures éternelles. Celui qui est fidèle dans les petites choses est aussi fidèle dans les grandes ; celui qui est malhonnête dans les petites choses est aussi malhonnête dans les grandes. Si donc vous n'avez pas été fidèles dans votre façon d'utiliser les richesses trompeuses de ce monde, qui pourrait vous confier les vraies richesses ? Et si vous n'avez pas été fidèles en ce qui concerne le bien des autres, qui vous donnera le bien qui vous est destiné ?
 Aucun serviteur ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra le premier et aimera le second ; ou bien il s'attachera au premier et méprisera le second. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l'argent."
 
Évangile selon Saint Luc, XVI, versets 1-13.

 "Que le frère pauvre soit fier de ce que Dieu l'élève, et le frère riche de ce que Dieu l'abaisse. En effet, le riche passera comme la fleur d'une plante sauvage. Le soleil se lève avec sa chaleur brûlante et dessèche la plante ; sa fleur tombe et sa beauté disparaît. De même, le riche disparaîtra au milieu de ses activités. […]
 Écoutez-moi, maintenant, vous qui dites : « Aujourd'hui ou demain nous irons dans telle ville, nous y passerons une année, nous ferons du commerce et nous gagnerons de l'argent ». Vous ne savez pas ce que votre vie sera demain ! Vous êtes, en effet, comme un léger brouillard qui apparaît un instant et disparaît ensuite. Voici ce que vous devriez dire :« Si le Seigneur le veut, nous vivrons et nous ferons ceci ou cela ».  Mais maintenant vous êtes orgueilleux et vous vous vantez. Tout orgueil de ce genre est mauvais. Ainsi, celui qui connaît le bien qu’il devrait faire et ne le fait pas, se rend coupable de péché.
 Et maintenant écoutez-moi, vous les riches ! Pleurez et gémissez à cause des malheurs qui vont venir sur vous. Vos richesses sont pourries et vos vêtements sont rongés les vers. Votre or et votre argent sont couverts de rouille ; cette rouille sera un témoignage contre vous et dévorera votre chair comme un feu. Vous avez amassé des richesses dans ces jours qui sont les derniers. Vous n'avez pas payé le salaire des ouvriers qui travaillent dans vos champs. Écoutez leurs plaintes ! Les cris de ceux qui rentrent vos récoltes sont parvenues juqu'aux oreilles de Dieu, le Seigneur de l'univers. Vous avez vécu sur la terre dans le luxe et les plaisirs. Vous vous êtes engraissés pour le jour de la boucherie. Vous avez condamné et mis à mots des innocents, et ils ne vous résistent pas."
 
La Bible, Lettre de Jacques, Chapitre 1, Versets 9-11, Chapitre 4, Versets 13-17 et Chapitre 5, Versets 1-6, Traduction de l'Alliance Biblique Universelle.


 "Le Docteur Cokburn nous a suffisamment fait connaître l'importance et l'utilité de l'Argent, dans la Seconde partie de ses Essais sur la nature de la Foi Chrétienne. L'usage de l'argent est une invention admirable, dit-il, pour encourager l'industrie et la récompenser ; pour pousser le négoce en sûreté, avec facilité et promptitude ;pour obliger les hommes à employer leur esprit et leurs talents à l'avantage du public ; pour les engager à communiquer les productions de leur labeur et de leurs veilles avec plaisir et sans se faire tort. II est vrai, que l'avarice et le désir insatiable des richesses est un vice, et la source de bien des maux, auquel on devrait apporter du remède mais cela n'empêche pas que l'usage de l'argent ne soit très nécessaire et très avantageux. On en conviendra, si l'on considère, que les Arts et les Sciences ne sont pas cultivées dans les lieux où cet usage n'a pas encore été introduit, et qu'on n'y fait aucun des Exercices qui fervent à polir l'esprit et à adoucir les inquiétudes ou les chagrins de la vie. Les hommes y sont brutaux et sauvages, ne songeant qu'à boire et à manger, et à satisfaire les autres appétits, que leur inspire une nature brutale. Ils n'aspirent à rien de plus relevé qu'à la conservation de leur vie : ils ne s'occupent comme les bêtes que du soin de chercher leur nourriture, et y emploient tout leur temps, allant continuellement de lieu en lieu, sans s'arrêter en aucun endroit. Quel que pût être l'effet d'une vie désintéressée, au cas que les hommes fussent naturellement généreux et animés d'une véritable charité, il est certain, que dans la disposition où se trouve le Genre humain aujourd'hui, l'argent, ou un moyen semblable, est absolument nécessaire dans le commerce de la vie, afin de rendre les hommes en général, et un chacun en particulier, utiles et serviables les uns envers les autres."
 
John Ray, L'Existence et la sagesse de Dieu manifestées dans les oeuvres de la création, 1692, Première partie, tr. fr. G. Broedelet, Utrecht, 1714, p. 106-107.
 
 "Now, of what mighty Importance the use of Money is to Mankind, the Learned and Ingenious Dr. Cockburn shews us, in the Second Part of his Essays concerning the Nature of Christian Faith, p. 88. Whenever; says he, the Use of Money began, it was an admirable Contrivance by rewarding and encouraging Industry, for carrying on Trade and Commerce certainly, easily, and speedily, for obliging all to employ their various Parts and several Capacities for the common Good, and engaging every one to communicate the Benefit of his particular Labour without any Prejudice to himself. Covetousness indeed, or an inordinate Love of Money, is vicious, and the Root of much Evil, and ought to be remedied ; but the Use of Money is necessary, and attended with manifold Advantages. Where Money has not yet taken Place, where the Use of it has not yet been introduced, Arts and Sciences are not cultivated, nor any of those Exercises played, which polite Mens Spirits, and which abate the Uneasiness of Life. Men there are brutish and savage, none mind any thing but Eating and Drinking, and the other Acts of brutal Nature ; their thoughts aspire no higher than merely to maintain their life and breath : like the beasts they walk abroad all the day long, and range about from place to place, only to seek their food. Whatever may be supposed to follow if all were acted with great generosity and true charity, yet according to the present temper of mankind it is absolutely necessary that there be some method and means of commutation, as that of money, for rendring all and every one mutually useful and serviceable."
 
John Ray, The Wisdom of God Manifested in the Works of the Creation, 1692, First part, London, D. Williams, 1752, p. 50. 

 

 "Les richesses, inutiles à l'avare qui n'en est que le triste geôlier, nuisibles au débauché, à qui elles ne procurent que des infirmités, des ennuis, des dégoûts, peuvent mettre dans les mains de l'homme de bien mille moyens d'augmenter la somme de son bonheur ; mais avant de désirer les richesses il faut savoir en user ; l'argent n'est que le signe représentatif du bonheur ; en jouir, s'en servir pour faire des heureux, voilà la réalité. L'argent, d'après les conventions des hommes, procure tous les biens que l'on puisse désirer ; il n'en est qu'un seul qu'il ne procure point, c'est celui d'en savoir user. Avoir de l'argent sans savoir en jouir, c'est posséder la clef d' un palais commode dont on s'interdit l'entrée ; le prodiguer, c'est jeter cette clef dans la rivière ; en faire un mauvais usage, c'est s'en servir pour se blesser. Donnez à l' homme de bien éclairé les plus amples trésors, il n'en sera point accablé ; s'il a l'âme grande et noble il ne fera qu' étendre au loin ses bienfaits ; il méritera l'affection d'un grand nombre d'hommes ; il s'attirera l'amour et les hommages de ceux qui l'entourent ; il sera retenu dans ses plaisirs, afin de pouvoir en jouir ; il saura que l'argent ne rétablira point une âme usée par la jouissance, des organes affaiblis par des excès, un corps énervé et devenu désormais incapable de se soutenir qu' à force de privations ; il saura que l'abus des voluptés étouffe le plaisir dans sa source, et que tous les trésors du monde ne peuvent renouveler des sens."
 
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XVI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 369-370.


 "Le besoin pratique, l'égoïsme, voilà le principe de la société bourgeoise, et il se manifeste comme tel dans toute sa pureté dès que la société bourgeoise a achevé de mettre au monde l'État politique. Le dieu du besoin pratique et de l'intérêt personnel, c'est l'argent.
  L'argent est le dieu jaloux d'Israël, devant qui nul autre dieu ne doit exister. L'argent avilit tous les dieux des hommes: il les transforme en une marchandise. L'argent est la valeur universelle de toutes choses, constituée pour soi-même. C'est pourquoi il a dépouillé le monde entier, le monde des hommes ainsi que la nature, de leur valeur originelle. L'argent, c'est l'essence aliénée du travail et de la vie de l'homme, et cette essence étrangère le domine, et il l'adore."

 

Marx, À propos de la question juive, 1844, trad. Maximilien Rubel, Louis Évrard et Louis Janover, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 84-85. 

  

    "L'argent, qui possède la qualité de pouvoir tout acheter et tout s'approprier, est éminemment l'objet de la possession. L'universalité de sa qualité en fait la toute-puissance, et on le considère comme un être dont le pouvoir est sans bornes. L'argent est l'entremetteur entre le besoin et l'objet, entre la vie et les moyens de vivre. Mais ce qui sert de médiateur à ma vie médiatise aussi l'existence des autres pour moi. Pour moi, l'argent, c'est autrui. [...]

    Ce que je peux m'approprier grâce à l'argent, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi, le possesseur de l'argent. Telle est la force de l'argent, telle est ma force. Mes qualités et la puissance de mon être sont les qualités de l'argent ; elles sont à moi, son possesseur. Ce que je suis, et ce que je puis, n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid mais je puis m'acheter la plus belle femme ; aussi ne suis-je pas laid, car l'effet de la laideur, sa force rebutante, est annulée par l'argent. Je suis, en tant qu'individu, un estropié, mais l'argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas un estropié ; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans scrupule, stupide : mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi qui en possède. L'argent est le bien suprême, aussi son possesseur est-il bon ; que l'argent m'épargne la peine d'être malhonnête, et on me croira honnête ; je manque d'esprit, mais l'argent étant l'esprit réel de toute chose, comment son possesseur pourrait-il être un sot ? De plus, il peut s'acheter des gens d'esprit, et celui qui en est le maître n'est-il pas plus spirituel que ses acquisitions ? Moi qui, grâce à mon argent, suis capable d'obtenir tout ce qu'un cœur humain désire, n'ai-je pas en moi tous les pouvoirs humains ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ?

    Si l'argent est le lien qui m'unit à la vie humaine, qui unit à moi la société et m'unit à la nature et à l'homme, l'argent n'est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas nouer et dénouer tous les liens ? N'est-il pas, de la sorte, l'instrument de division universel ? Vrai moyen d'union, vraie force chimique de la société, il est aussi la vraie monnaie « divisionnaire ». [...]

    Si j'ai envie d'un repas, si je veux prendre la chaise de poste, n'étant pas assez fort pour faire la route à pied, l'argent me procure le repas et la chaise de poste, c'est-à-dire qu'il transforme mes vœux – êtres imaginaires – et les transfère de leur existence pensée, figurée ou voulue, dans une existence sensible, réelle ; il les fait passer de l'imagination à la vie, de l'être figuré à l'être réel. Cette fonction médiatrice fait de l'argent une puissance véritablement créatrice."
 

Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, 1844, Avant-Propos, trad. Jean Malaquais et Claude Orsoni, in Marx, Philosophie, Folio essais, p. 189-192.


 

    "On reproche fréquemment aux hommes de tourner leurs voeux principalement vers l'argent et de l'aimer plus que tout au monde. Pourtant il est bien naturel, presque inévitable d'aimer ce qui, pareil à un Protée infatigable, est prêt à tout instant à prendre la forme de l'objet actuel de nos souhaits si mobiles ou de nos besoins si divers. Tout autre bien, en effet, ne peut satisfaire qu'un seul désir, qu'un seul besoin : les aliments ne valent que pour celui qui a faim, le vin pour le bien portant, les médicaments pour le malade, une fourrure pendant l'hiver, les femmes pour la jeunesse, etc. [...] L'argent seul est le bien absolu, car il ne pourvoit pas uniquement à un seul besoin « in concreto » mais au besoin en général, « in abstracto »."

 

Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1851.


 

 
 "Tout échange économique repose sur le fait que je veux avoir quelque chose qui se trouve à ce moment en possession d'un autre, et que celui-ci me le cède si, en échange, je lui donne quelque chose que je possède et qu'il veut avoir : il est claire comme de l'eau de roche que le dernier terme de ce processus symétrique ne se présentera pas à chaque occurrence du premier. D'innombrables fois, je convoiterai l'objet a, qui se trouve en possession de A, alors que l'objet ou le service b, que je donnerais volontiers en contrepartie, sera tout à fait sans attrait pour A ; ou bien encore, ces deux biens seront bel et bien désirés de part et d'autre, mais l'accord sur les quantités à travers lesquelles ils se correspondent ne pourra être établi par une évaluation directe. C'est pourquoi il est d'un très grand intérêt pour parvenir au mieux à nos fins que soit introduit dans la chaîne des buts un terme dans lequel b puisse à tout moment être converti, et qui, de son côté, pourra de la même façon être converti en a […] Tout comme mes pensées doivent prendre la forme de la langue communément comprise, pour que je puisse, par ce détour, faire avancer mes entreprises pratiques, de la même manière, mon acte et mon avoir doivent prendre la forme de la valeur monétaire pour servir le le progrès de ma volonté. L'argent est la plus pure forme de l'outil […] : c'est une institution dans laquelle l'individu verse son acte ou son avoir, afin d'atteindre par ce point de passage des objectifs auxquels il ne pourrait accéder en concentrant directement ses efforts sur eux."
 
Georg Simmel, Philosophie de l'argent, 1900, Partie analytique, 3e chapitre, section 1, tr. fr. Serge Katz, GF, 2009, p. 62-64.

 
 "Finalement, toute la diversité des marchandises est convertible en une seule valeur, l'argent, tandis que l'argent, lui, est convertible en toute la diversité des marchandises. Par rapport au travail, le phénomène prend cette forme particulière que le capital est presque toujours transférable d'un usage à l'autre - au pire avec une certaine perte, mais souvent avec profit - tandis que le travail, lui, ne l'est quasiment jamais. L'ouvrier ne peut pour ainsi dire pas disjoindre son savoir et son talent du métier qu'il exerce, pour les investir dans un autre. Eu égard à la liberté de choix et aux avantages qu'elle procure, il est donc défavorisé tout autant que le commerçant vis-à-vis du détenteur de capitaux. C'est pourquoi la valeur d'une somme d'argent donnée est égale à la valeur de chaque objet particulier dont elle constitue l'équivalent, plus la valeur de la liberté de choix offerte entre un nombre indéterminé d'objets pareils - ce plus n'ayant guère d'analogue approximatif dans la sphère de la marchandise ou du travail."

Georg Simmel, Philosophie de l'argent, 1900, tr. fr. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, PUF, p. 246-247.

 "Pour titre de cette étude nous avons choisi l'expression, quelque peu prétentieuse, d' « esprit du capitalisme ». Que faut-il entendre par là ? […] Nous allons nous référer à un document de cet « esprit », dans sa pureté presque classique, qui contient ce que nous cherchons ici […] :
 Souviens-toi que le temps, c'est de l'argent. Celui qui, pouvant gagner dix shillings par jour en travaillant, se promène ou reste dans sa chambre à paresser la moitié du temps, bien que ses plaisirs, que sa paresse, ne lui coûtent que six pence, celui-là ne doit pas se borner à compter cette seule dépense. Il a dépensé en outre, jeté plutôt, cinq autres shillings.
 Souviens-toi que le crédit, c'est de l'argent. […]
 Souviens-toi que l'argent est, par nature, générateur et prolifique. […]
 Souviens-toi du dicton : le bon payeur est le maître de la bourse d'autrui. Celui qui est connu pour payer ponctuellement et exactement à la date promise, peut à tout moment et en toutes circonstances se procurer l'argent que ses amis ont épargné. Ce qui est parfois d'une grande utilité. Après l'assiduité au travail et la frugalité, rien ne contribue autant à la progression d'un jeune homme dans le monde que la ponctualité et l'équité dans ses affaires.
 […] Celui qui perd inutilement pour cinq shillings de son temps, perd cinq shillings; il pourrait tout aussi bien jeter cinq shillings dans la mer.
 Celui qui perd cinq shillings, perd non seulement cette somme, mais aussi tout ce qu'il aurait pu gagner en l'utilisant dans les affaires, ce qui constituera une somme d'argent considérable, au fur et à mesure que l'homme jeune prendra de l'âge.
 C'est Benjamin Franklin qui nous fait ce sermon […]. Qui doutera que c'est l' « esprit du capitalisme » qui parle ici de façon si caractéristique […] ? […] Le propre de cette philosophie de l'avarice semble être l'idéal de l'homme d'honneur dont le crédit est reconnu et, par-dessus tout, l'idée que le devoir de chacun est d'augmenter son capital, ceci étant supposé une fin en soi. En fait, ce n'est pas simplement une manière de faire son chemin dans le monde qui est ainsi prêchée, mais une éthique particulière. En violer les règles est non seulement insensé, mais doit être traité comme une sorte d'oubli du devoir. Là réside l'essence de la chose. Ce qui est enseigné ici, ce n'est pas simplement le « sens des affaires » - de semblables préceptes sont fort répandus - c'est un éthos. Voilà le point qui précisément nous intéresse.
 […] Cette éthique est entièrement dépouillée de tout caractère eudémoniste, voire hédoniste. Ici, le summum bonum peut s'exprimer ainsi : gagner de l'argent, toujours plus d'argent, tout en se gardant strictement des jouissances spontanées de la vie. L'argent est à ce point considéré comme une fin en soi qu'il apparaît entièrement transcendant et absolument irrationnel sous le rapport du « bonheur » de l'individu ou de l' « avantage » que celui-ci peut éprouver à en posséder. Le gain est devenu la fin que l'homme se propose; il ne lui est plus subordonné comme moyen de satisfaire ses besoins matériels. Ce renversement de ce que nous appellerions l'état de choses naturel, si absurde d'un point de vue naïf, est manifestement l'un des leitmotive caractéristiques du capitalisme et il reste entièrement étranger à tous les peuples qui n'ont pas respiré de son souffle. […]
 Gagner de l'argent - dans la mesure où on le fait de façon licite - est, dans l'ordre économique moderne, le résultat, l'expression de l'application et de la compétence au sein d'une profession ; et il est facile de voir que cette activité, cette application sont l'alpha et l'oméga de la morale de Franklin […].
 En effet, cette idée particulière - si familière pour nous aujourd'hui, mais en réalité si peu évidente - que le devoir s'accomplit dans l'exercice d'un métier, d'une profession, c'est l'idée caractéristique de l'« éthique sociale » de la civilisation capitaliste ; en un certain sens, elle en est le fondement. C'est une obligation que l'individu est supposé ressentir et qu'il ressent à l'égard de son activité « professionnelle », peu importe celle-ci […]".
 
Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1904-1905, Paris : Librairie Plon, 1964, p.26-32, Pocket, 1994, p. 43-51.

 

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Date de création : 03/12/2006 @ 15:34
Dernière modification : 17/11/2013 @ 11:14
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