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Texte à méditer :  Time is money.
  
Benjamin Franklin
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Hors des sentiers battus
L'état de nature

  "Hors de la société civile chacun jouit d'une liberté très entière, mais qui est infructueuse, parce que comme elle donne le privilège de faire tout ce que bon nous semble, aussi elle laisse aux autres la puissance de nous faire souffrir tout ce qu'il leur plaît. Mais dans le gouvernement d'un État bien établi, chaque particulier ne se réserve qu'autant de liberté qu'il lui en faut pour vivre commodément, et en une parfaite tranquillité, comme on n'en ôte aux autres que ce dont ils seraient à craindre. Hors de la société, chacun a tellement droit sur toutes choses, qu'il ne peut s'en prévaloir et n'a la possession d'aucune ; mais dans la république, chacun jouit paisiblement de son droit particulier. Hors de la société civile, ce n'est qu'un continuel brigandage et on est exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens et la vie ; mais dans l'État, cette puissance n'appartient qu'à lui seul. Hors du commerce des hommes, nous n'avons que nos propres forces qui nous servent de protection, mais dans une ville, nous recevons le secours de tous nos concitoyens. Hors de la société, l'adresse et l'industrie sont de nul fruit : mais dans un État, rien ne manque à ceux qui s'évertuent. Enfin, hors de la société civile, les passions règnent, la guerre est éternelle, la pauvreté est insurmontable, la crainte ne nous abandonne jamais, les horreurs de la solitude nous persécutent, la misère nous accable, la barbarie, l'ignorance et la brutalité nous ôtent toutes les douceurs de la vie ; mais dans l'ordre du gouvernement, la raison exerce son empire, la paix revient au monde, la sûreté publique est établie, les richesses abondent, on goûte les charmes de la conversation, on voit ressusciter les arts, fleurir les sciences ; la bienséance est rendue à toutes nos actions et nous ne vivons plus ignorants des lois de l'amitié."

 

Hobbes, Le Citoyen, 1642, chapitre X, § 1, tr. fr. Samuel Sorbière, GF, 1982, p. 195.



  "Cette égalité des aptitudes [humaines] engendre l'égalité dans l'espérance que nous avons de parvenir à nos fins. Et donc, si deux humains désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir l'un et l'autre, ils deviennent ennemis et, pour parvenir à leur fin (qui est principalement leur propre conservation et parfois seulement leur jouissance), ils s'efforcent de s'éliminer ou de s'assujettir l'un l'autre. C'est pour cela que, si un attaquant n'a rien d'autre à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, si l'un plante, sème, bâtit ou possède un lieu qui lui convient, il est probable que d'autres peuvent surgir, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et le priver non seulement des fruits de son travail, mais aussi de sa vie et de sa liberté. Et, à son tour, l'attaquant sera confronté au même danger de la part d'un autre.
  À cause de cette défiance de l'un envers l'autre, un homme n'a pas d'autre moyen aussi raisonnable que l'anticipation pour se mettre en sécurité, autrement dit se rendre maître, par la force et les ruses, de la personne du plus grand nombre possible de gens, aussi longtemps qu'il ne verra pas d'autre puissance assez grande pour le mettre en danger. Il ne s'agit là de rien de plus que ce que sa propre conservation requiert – ce qui, généralement, est permis. De plus, comme il y en a qui prennent plaisir à contempler leur propre puissance à l'oeuvre dans les conquêtes, ils les poursuivent bien au-delà de ce qui est nécessaire à leur sécurité; si bien que les autres, qui sans cela se seraient contentés de vivre tranquillement dans des limites modestes, augmentent leur puissance par des attaques, sans quoi ils ne seraient pas longtemps capables de survivre en se tenant seulement sur la défensive. Par conséquent, une telle augmentation du pouvoir sur les gens étant nécessaire à la conservation de soi, il faut qu'elle soit permise.

  De même aussi, les humains n'éprouvent aucun plaisir (mais plutôt un grand déplaisir) à demeurer en présence les uns des autres s'il n'y a pas de puissance capable de les tenir tous en respect. Car chacun cherche à s'assurer qu'il est évalué par son voisin au même prix qu'il s'évalue lui-même ; et à tout signe de mépris, chaque fois qu'on le sous-estime, chacun s'efforce naturellement, dans la mesure où il l'ose (ce qui, parmi ceux qu'aucune puissance commune ne tient tranquilles,, est suffisant pour qu'ils s'exterminent les uns les autres), d'obtenir par la force que ses contempteurs admettent qu'il a une plus grande valeur, et que les autres l'admettent par l'exemple.
  En sorte qu'on trouve dans la nature humaine trois causes principales de conflit : premièrement, la compétition ; deuxièmement, la défiance ; troisièmement, la gloire.
  La première pousse les hommes à attaquer pour le profit, la seconde pour la sécurité et la troisième pour la réputation. Dans le premier cas ils utilisent la violence pour se rendre maîtres de la personne d'autres hommes, femmes, enfants, et du bétail ; dans le second, pour les défendre ; dans le troisième, pour des détails, comme un mot, un sourire, une opinion différente et tout autre signe qui les sous-estime, soit directement dans leur personnes soit, par contrecoup, dans leur parenté, leurs amis, leur nation, leur profession ou leur nom.
  Par cela il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu'une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d'effroi, leur condition est ce qu'on appelle la guerre ; et celle-ci est telle qu'elle est une guerre de chacun contre chacun. En effet, la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans l'acte de combattre, mais dans cet espace de temps pendant lequel la volonté d'en découdre par un combat est suffisamment connue ; et donc, la notion de temps doit être prise en compte dans la nature de la guerre, comme c'est le cas dans la nature du temps qu'il fait. Car, de même que la nature du mauvais temps ne consiste pas en une ou deux averses, mais en une tendance au mauvais temps, qui s'étale sur plusieurs jours, de même, en ce qui concerne la nature de la guerre, celle-ci ne consiste  pas en une bataille effective, mais en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu'il n'y a pas d'assurance du contraire. Tout autre temps est la PAIX.

  Donc, toutes les conséquences du temps de guerre, où chacun est l'ennemi de chacun, sont les mêmes que celles du temps où les humains vivent sans autre sécurité que celle procurée par leur propre force, ou leur propre ingéniosité. Dans une telle situation, il n'y a de place pour aucune entreprise parce que le bénéfice est incertain, et, par conséquent, il n'y a pas d'agriculture, pas de navigation, on n'utilise pas les marchandises importées par mer, il n'y a ni vastes bâtiments, ni engins servant à déplacer et déménager ce qui nécessite beaucoup de force ; il n'y a aucune connaissance de la surface terrestre, aucune mesure du temps, ni arts ni lettres, pas de société ; et, ce qui est pire que tout, il règne une peur permanente, un danger de mort violente. La vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève."

 

Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, livre I, Chapitre 13,  Traduction Gérard Mairet, Folio Essais, 2000, p. 222-225.


 

  "Ce que nous appelons ici l'état naturel n'est pas la condition que la nature se propose principalement comme la plus parfaite et la plus convenable aux hommes, mais celle où l'on conçoit qu'ils se trouvent par la naissance, en faisant abstraction de toutes les inventions, et de tous les établissements, ou purement humains, ou inspirés à l'homme par la Divinité, qui changent la face de la vie humaine ; et sous lesquels nous comprenons non seulement les différentes sortes d'arts, avec toutes les commodités de la vie en général, mais encore les sociétés civiles, dont la formation est la principale source du bel ordre qui se voit parmi le genre humain."

 

Samuel von Pufendorf, Du droit de la nature et des gens, 1672, Livre II, Chapitre II, § 1, tr. fr. Jean Barbeyrac, p. 136.


 

  "Pour bien entendre en quoi consiste le pouvoir politique, et connaître sa véritable origine, il faut considérer dans quel état tous les hommes sont naturellement. C'est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d'aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu'il leur plaît, et disposer de ce qu'ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu'ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature.
  Cet état est aussi un état d'égalité ; en sorte que tout pouvoir et toute juridiction est réciproque, un homme n'en ayant pas plus qu'un autre. Car il est très évident que des créatures d'une même espèce et d'un même ordre, qui sont nées sans distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les mêmes facultés, doivent pareillement être égales entre elles sans nulle subordination ou sujétion, à moins que le seigneur et le maître des créatures n'ait établi, par quelque manifeste déclaration de sa volonté, quelques-unes sur les autres, et leur ait conféré, par une évidente et claire ordonnance, un droit irréfragable à la domination et à la souveraineté."

 

Locke, Traité du gouvernement civil, 1690, Chapitre II, tr. fr. David Mazel, GF, 1992, p. 143.



  "Usbeck à Mirza, à Ispahan

  Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne ; tu descends jusqu'à me consulter ; tu me crois capable de t'instruire. Mon cher Mirza, il y a une chose qui me flatte plus encore que la bonne opinion que tu as conçue de moi : c'est ton amitié qui me la procure.
  Pour remplir ce que tu me prescris, je n'ai pas cru devoir employer des raisonnements forts abstraits : il y a certaines vérités qu'il ne suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir. Telles sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d'histoire te touchera plus qu'une philosophie subtile.
  Il y avait en Arabie un petit peuple appelé Troglodyte, qui descendait de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plus à des bêtes qu'à des hommes. Ceux-ci n'étaient point si contrefaits : ils n'étaient point velus comme des ours ; ils ne sifflaient point ; ils avaient deux yeux ; mais ils étaient si méchants et si féroces qu'il n'y avait parmi eux aucun principe d'équité ni de justice.
  Ils avaient un roi d'une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement. Mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent et exterminèrent toute la famille royale.
  Le coup étant fait, ils s'assemblèrent pour choisir un gouvernement, et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais, à peine les eurent-ils élus, qu'ils leur devinrent insupportables, et ils les massacrèrent encore.
  Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage ; tous les particuliers convinrent qu'ils n'obéiraient plus à personne ; que chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres.
  Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers. Ils disaient : « Qu'ai-je affaire d'aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point ? Je penserai uniquement à moi ; je vivrai heureux. Que m'importe que les autres le soient ? Je me procurerai tous mes besoins, et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misérables. »
  On était dans le mois où l'on ensemence les terres. Chacun dit : « Je ne labourerai mon champ que pour qu'il me fournisse le lé qu'il me faut pour me nourrir : une plus grande quantité me serait inutile ; je ne prendrai point de la peine pour rien. »
  Les terres de ce petit royaume n'étaient pas de même nature : il y en avait d'arides et de montagneuses, et d'autre qui, dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année, la sécheresse fut très grande, de manière que les terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très fertiles. Ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte.
  L'année d'ensuite fut très pluvieuse ; les lieux élevés se trouvèrent d'une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine ; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu'ils l'avaient été eux-mêmes.

  Usbek au même, à Ispahan.

  Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n'en resta que deux, qui échappèrent aux malheurs de la nation. Il y avait, dans ce pays, deux hommes bien singuliers : ils avaient de l'humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu : autant liés par la droiture de leur cœur, que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié : c'était le motif d'une union nouvelle. Ils travaillaient, avec une sollicitude commune, pour l'intérêt commun ; ils n'avaient de différends, que ceux qu'une douce et tendre amitié faisait naître ; et, dans l'endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille : la terre semblait produire d'elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.
  Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d'élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les yeux cet exemple si triste : ils leur faisaient surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun ; que vouloir s'en séparer, c'est vouloir se perdre ; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coûter ; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.
  Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d'avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages : le nombre augmenta, l'union fut toujours la même et le vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un plus grand nombre d'exemples.
  Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre ; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude."

 

Montesquieu, Lettres persanes, 1721, Lettre XII.



  "Il faut considérer un homme avant l'établissement des sociétés. Les lois de la nature seront celles qu'il recevrait dans un état pareil.
  Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l'idée d'un créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles, par son importance, et non pas dans l'ordre de ces lois. L'homme dans l'état de nature aurait plutôt la faculté de connaître, qu'il n'aurait des connaissances. Il est clair que ses premières idées ne seraient point des idées spéculatives : il songerait à la conservation de son être, avant de chercher l'origine de son être. Un homme pareil ne sentirait d'abord que sa faiblesse ; sa timidité serait extrême : et si l'on avait là-dessus besoin de l'expérience, l'on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages ; tout les fait trembler, tout les fait fuir.
  Dans cet état, chacun se sent inférieur ; à peine chacun se sent-il égal. On ne chercherait donc point à s'attaquer, et la paix serait la première loi naturelle.
  Le désir que Hobbes donne d'abord aux hommes, de se subjuguer les uns les autres, n'est pas raisonnable. L'idée de l'empire et de la domination est si composée, et dépend de tant d'autres idées, que ce ne serait pas celle qu'il aurait d'abord.
  Hobbes demande pourquoi, si les hommes ne sont pas naturellement en état de guerre, ils vont toujours armés ? et pourquoi ils ont des clefs pour fermer leurs maisons ? Mais on ne sent pas que l'on attribue aux hommes, avant l'établissement des sociétés, ce qui ne peut leur arriver qu'après cet établissement, qui leur fait trouver des motifs pour s'attaquer, et pour se défendre.
  Au sentiment de sa faiblesse, l'homme joindrait le sentiment de ses besoins. Ainsi une autre loi naturelle serait celle qui lui inspirerait de chercher à se nourrir.
  J'ai dit que la crainte porterait les hommes à se fuir : mais les marques d'une crainte réciproque les engageraient bientôt à s'approcher. D'ailleurs, ils y seraient portés par le plaisir qu'un animal sent à l'approche d'un animal de son espèce. De plus, ce charme que les deux sexes s'inspirent par leur différence, augmenterait ce plaisir ; et la prière naturelle qu'ils se font toujours l'un à l'autre, serait une troisième loi.
  Outre le sentiment que les hommes ont d'abord, ils parviennent encore à avoir des connaissances ; ainsi ils ont un second lien que les autres animaux n'ont pas. Ils ont donc un nouveau motif de s'unir ; et le désir de vivre en société est une quatrième loi naturelle."

 

Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748, Livre I, chapitre, II, Garnier, 1973, p. 10-11.



  "Tant que nous ne connaîtrons point l'homme naturel, c'est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu'il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution. Tout ce que nous pouvons voir très clairement au sujet de cette loi, c'est que non seulement pour qu'elle soit loi il faut que la volonté de celui qu'elle oblige puisse s'y soumettre avec connaissance, mais qu'il faut encore pour qu'elle soit naturelle qu'elle parle immédiatement par la voix de la nature.
  Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu'à voir les hommes tels qu'ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l'âme humaine, j'y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l'un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C'est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu'il soit nécessaire d'y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d'autres fondements, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d'étouffer la nature."
 

Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755, Préface, Livre de poche, p. 72.


 

    "Concluons qu'errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l'homme sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n'avait que les sentiments et les lumières propres à cet état, qu'il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu'il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. Si par hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d'autant moins la communiquer qu'il ne reconnaissait pas même ses enfants. L'art périssait avec l'inventeur ; il n'y avait ni éducation ni progrès, les générations se multipliaient inutilement ; et chacune partant toujours du même point, les siècles s'écoulaient dans toute la grossièreté des premiers âges, l'espèce était déjà vieille, et l'homme restait toujours enfant."

 

 

Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755, 1ère partie, Livre de poche, p. 103.



  "[C'est faute d'avoir remarqué combien ces peuples sauvages] étaient déjà loin du premier état de nature, que  plusieurs se sont hâtés de conclure que l'homme est naturellement cruel, et qu'il a besoin de police pour l'adoucir ; tandis que rien n'est si doux que lui dans son état primitif, lorsque, placé par la nature à des distances égales de la stupidité des brutes et des lumières funestes de l'homme civil, et borné également par l'instinct et par la raison à se garantir du mai qui le menace, il est retenu par la pitié naturelle de faire lui-même du mal à personne, sans y être porté par rien, même après en avoir reçu. Car, selon l'axiome du sage Locke, il ne saurait y avoir d'injure où il n'y a point de propriété. […]
  Mais il faut remarquer que la société commencée et les relations déjà établies entre les hommes exigeaient en eux des qualités différentes de celles qu'ils tenaient de leur constitution primitive ; que la moralité commençant à s'introduire dans les actions humaines, et chacun, avant les lois, étant seul juge et vengeur des offenses qu'il avait reçues, la bonté convenable au pur état de nature n'était plus celle qui convenait à la société  naissante ; qu'il fallait que les punitions devinssent plus sévères à mesure que les occasions d'offenser devenaient plus fréquentes ; et que c'était à la terreur des vengeances de tenir lieu du frein des lois. Ainsi, quoique les hommes fussent devenus moins endurants, et que la pitié naturelle eût déjà souffert quelque altération, cette période du développement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre l'indolence d l'état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre, dut être l'époque la plus heureuse et la plus durable. Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l'homme, et qu'il n'en a dû sortir que par quelque funeste hasard, qui, pour l'utilité commune, eût dû ne jamais arriver. L'exemple des sauvages qu'on a presque tous trouvés à ce point, semble confirmer que le genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l'individu, et en effet vers la décrépitude de l'espèce."

 

Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, 1754, 2e partie, Le Livre de Poche, 1996, p. 112-113.



  "On prétend que le sauvage est un être plus heureux que l'homme civilisé. Mais en quoi consiste son bonheur et qu'est-ce qu'un Sauvage ? c'est un enfant vigoureux, privé de ressources, d'expériences, de raison, d'industrie, qui souffre continuellement la faim et la misère, qui se voit à chaque instant forcé de lutter contre les bêtes, qui d'ailleurs ne connaît d'autre loi que son caprice, d'autres règles que ses passions du moment, d'autre droit que la force, d'autre vertu que la témérité. C'est un être fougueux, inconsidéré, cruel, vindicatif, injuste, qui ne veut point de frein, qui ne prévoit pas le lendemain, qui est à tout moment exposé à devenir la victime, ou de sa propre folie, ou de la férocité des stupides qui lui ressemblent.

 
  La Vie Sauvage ou l'état de nature auquel des spéculateurs chagrins ont voulu ramener les hommes, l'âge d'or si vanté par les poètes, ne sont dans le vrai que des états de misère, d'imbécillité, de déraison. Nous inviter d'y rentrer, c'est nous dire de rentrer dans l'enfance, d'oublier toutes nos connaissances, de renoncer aux lumières que notre esprit a pu acquérir : tandis que, pour notre malheur, notre raison n'est encore que fort peu développée, même dans les nations les plus civilisées.
 [...] Les partisans de la Vie Sauvage nous vantent la liberté dont elle met à portée de jouir, tandis que la plupart des nations civilisées sont dans les fers. Mais des sauvages peuvent-ils jouir d'une vraie liberté ? Des êtres privés d'expériences et de raison, qui ne connaissent aucun motif pour contenir leurs passions, qui n'ont aucun but utile, peuvent-ils être regardés comme des êtres vraiment libres ? Un Sauvage n'exerce qu'une affreuse licence, aussi funeste pour lui-même, que nuisible pour les malheureux qui tombent en son pouvoir. La liberté entre les mains d'un être sans culture et sans vertu, est une arme tranchante entre les mains d'un enfant."
 
Paul Henri Thiry D'Holbach, Système social, Tome premier, 1773, Londres, p. 192 et p. 199.

 

  "L'état de nature est l'état de rudesse, de violence et d'injustice. Il faut que les hommes sortent de cet état pour constituer une société qui soit État, car c'est là seulement que la relation de droit possède une effective réalité.

  Éclaircissement. On décrit souvent l'état de nature comme un état parfait de l'homme, en ce qui concerne, tant le bonheur que la bonté morale. Il faut d'abord noter que l'innocence est dépourvue, comme telle, de toute valeur morale, dans la mesure où elle est ignorance du mal et tient à l'absence des besoins d'où peut naître la méchanceté. D'autre part, cet état est bien plutôt celui où règne la violence et l'injustice, précisément parce que les hommes ne s'y considèrent que du seul point de vue de la nature. Or, de ce point de vue là, ils sont inégaux tout à la fois quant aux forces du corps et quant aux dispositions de l'esprit, et c'est par la violence et la ruse qu'ils font valoir l'un contre l'autre leur différence. Sans doute la raison appartient aussi à l'état de nature, mais c'est l'élément naturel qui a en lui prééminence. Il est donc indispensable que les hommes échappent à cet état pour accéder à un autre état où prédomine le vouloir raisonnable."

Hegel, Propédeutique Philosophique, 1808-1811, tr. fr. Maurice de Gandillac, Éditions de minuit, 1997, p. 55. 


 

    "Il n'y a pas, parmi celles que nous connaissons, de sociétés primitives, si l'on entend par là des sociétés dont l'organisation serait presque entièrement déterminée par la soumission adaptative à la contrainte extérieure. Il n'y a pas a fortiori de sociétés sauvages qui nous découvriraient l'homme en sa nudité primordiale, tel que tout juste advenu à lui-même, antérieurement au procès cumulatif de travail sur soi et sur l'environnement qui constitue la civilisation. De l'homme devenant homme, des « formes élémentaires » de sa vie sociale et mentale, rien dans l'échantillon des communautés vivantes qui nous ont été ou qui nous sont accessibles ne nos offre la moindre idée. Nous n'aurons jamais, de près ou de loin, de connaissance directe de cet état inaugural. Un abîme nous sépare de nos origines, que la science par ailleurs ne cesse de repousser, rendant les conjectures à leur sujet toujours plus vertigineuses. Ce qui est parvenu jusqu'à nous en fait de vestiges de l'humanité la plus archaïque, ce sont des sociétés déjà pleinement civilisées, appartenant clairement à la même histoire que la nôtre et participant sans doute ni réserve du système d'options sur lequel nous continuons de vivre."


Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, 1985, Présentation, Folio essais, 2005, p. 19.

 

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Date de création : 14/03/2007 @ 17:54
Dernière modification : 12/09/2017 @ 09:21
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