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Texte à méditer :  

Car quoi de plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit ?   Alexis de Tocqueville


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Hors des sentiers battus
La raison d'Etat

  "La Staatsräson, c'est le principe fondamental pour la conduite d'une nation, la loi primordiale du mouvement pour un État. Elle dicte à l'homme d'État ce qu'il doit faire pour préserver la santé et la force de l'État. L'État est une structure organique dont la pleine puissance ne peut être maintenue que s'il lui est permis d'une façon ou d'une autre de continuer à se développer. La Staatsräson indique à la fois le chemin et le but d'une telle croissance. Elle ne peut faire ce choix au hasard ... La « rationa­lité » de l'État consiste à se comprendre lui­-même et le monde autour de lui, et à déduire de cette compréhension ses principes d'action... Pour chaque État, à chaque moment donné, il existe une ligne idéale d'action, une Staatsräson idéale. La discerner, c'est la préoccupation brûlante à la fois de l'homme d'État acteur et de l'historien-observateur."

 

Friedrich Meineke, Die Idee des Staatsräson in der Neueren Geschichte, 1924, p. 1.



  "[…] derrière le concept d'acte d'État il y a la théorie de la raison d'État*. Selon cette théorie, les actes de l'État, qui est responsable de la survie d'un pays et partant, des lois qui la garantissent, ne sont pas soumis aux mêmes règles que les actes des citoyens du pays. De même que l'État de droit, conçu pourtant afin d'éliminer la violence et la guerre de tous contre tous, a toujours besoin des instruments de la violence pour assurer sa propre existence, de même, un gouvernement peut se trouver dans l'obligation de commettre des actes qui sont généralement considérés comme des crimes afin d'assurer sa propre survie et celle de la légalité. Ce sont souvent ces raisons qu'on invoque pour justifier les guerres, mais un État peut commettre des actes criminels dans d'autres domaines que celui des relations internationales, et l'histoire des pays civilisés en connaît plus d'un exemple – l'assassinat du duc d'Enghien par Napoléon, le meurtre du dirigeant socialiste Matteoti, dont Mussolini lui-même fut probablement responsable.
  La raison d'État* fait appel à la nécessité – à tort ou à raison selon les cas –, et les crimes d'État commis en son nom (qui sont pleinement criminels en regard du système juridique en vigueur dans le pays où ils se produisent) sont considérés comme des mesures d'exception, des concessions faites aux exigences de la Realpolitik afin de préserver le pouvoir et, partant, la pérennité de l'ensemble de l'ordre légal existant. Dans un système politico-juridique normal, ces crimes constituent des exceptions à la règle et ne sont pas passibles de châtiments (ils sont gerichtsfrei [1], selon la théorie juridique allemande) parce qu'il y va de l'existence de l'État même, et qu'aucune entité politique extérieure à l'État n'a le droit de dénier à celui-ci son droit à l'existence, ni de lui prescrire la façon de la préserver. Lorsque par contre un État est fondé sur des principes criminels – c'est ce que nous avons appris de l'histoire de la politique juive du IIIe Reich – c'est l'inverse qui est vrai. C'est l'acte non criminel (tel que, par exemple, l'ordre de Himmler, à la fin de l'été 1944, de mettre un terme à la déportation des Juifs) qui devient une concession à la nécessité imposée par la réalité, en l'occurrence la défaite prévisible. C'est alors que la question se pose : quelle est la nature de la souveraineté d'une telle entité ? N'a-t-elle pas violé la parité (par in parem non habet jurisdictionem [2]) que lui accorde le droit international ? Par in parem signifie-t-il seulement les attributs secondaires de la souveraineté ? Ou est-ce qu'il implique également une égalité qualitative ou une similitude ? Peut-on appliquer le même principe indifféremment à un appareil gouvernemental où le crime et la violence sont des exceptions et des cas limites, et à un système politique qui légalise le crime et en fait une règle ?"

 

Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963, Post-scriptum, traduit de l'anglais par Anne Guérin, revue par M.-I. Brudny de Launay, Gallimard, Quarto, p. 1298-1299.


[1] Littéralement : libre de jugement.
[2] Un État ne saurait être jugé par son égal.


 

  "Cependant, les actes d'État sont hors du cadre juridique ; ce sont des actes supposés souverains sur lesquels aucun tribunal n'a de juridiction. Selon la théorie qui se trouve derrière cette formule, les gouvernements souverains peuvent dans des circonstances extraordinaires être forcés à recourir à des moyens criminels parce que leur existence même ou le maintien de leur pouvoir en dépend ; la raison d'État ne peut être liée par des limitations juridiques ou des considérations morales, qui sont valides pour les citoyens privés vivant à l'intérieur de ses frontières, parce que l'État pris comme un tout, et donc l'existence de tout ce qui se passe en son sein, sont en jeu. Selon cette théorie, l'acte d'État équivaut tacitement au « crime » qu'un individu peut être forcé de commettre par autodéfense, c'est-à-dire à un acte dont on permet qu'il reste impuni par suite de circonstances extraordinaires, à savoir dans lesquelles la vie en tant que telle est menacé. Ce qui rend ce raisonnement inapplicable aux crimes commis par les gouvernements totalitaires et par leurs serviteurs, ce n'est pas seulement le fait que ces crimes n'étaient nullement dictés par une nécessité de quelque forme que ce soit ; au contraire, on pourrait avancer avec une certaine force que, par exemple, le gouvernement nazi aurait été capable de survivre, voire de gagner la guerre, s'il n'avait pas commis ses crimes bien connus. En théorie, il est même encore plus important que le raisonnement de la raison d'Etat qui sous-tend toute la discussion sur les actes d'États présuppose qu'un tel crime est commis dans un contexte de légalité qu'il sert à maintenir en même temps que l'existence politique de la nation. Pour s'imposer, la loi a besoin du pouvoir politique ; un élément de politique ne pouvoir est donc toujours impliqué dans le maintien de l'ordre légal. (Je ne parle ici, bien sûr, pas des actes commis contre d'autres nations, ni ne traite de la question de savoir si la guerre elle-même peut être définie comme un « crime contre la paix » - pour utiliser le langage des procès de Nuremberg.) Ce que ni la théorie politique de la raison d'État ni le concept juridique d'actes d'État ne prévoyaient, c'était le renversement complet de la légalité ; dans le cas du régime de Hitler, toute la machinerie étatique imposait des activités normalement considérées comme criminelles, et c'est un euphémisme : il n'y avait pas d'acte d'État qui, selon les standards normaux, n'était pas criminel. Donc ce n'était plus l'acte criminel qui, en tant qu'exception à la règle, était censé servir à maintenir la domination du parti au pouvoir - comme, par exemple, dans le cas de crimes célèbres tels le meurtre de Matteotti dans l'Italie mussolinienne ou l'assassinat du duc d'Enghien par Napoléon -, mais au contraire des actes non criminels occasionnels - comme l'ordre donné par Himmler de stopper le programme d'extermination - qui étaient des exceptions à la « loi » de l'Allemagne nazie, concessions faites à la dure nécessité."

 

Hannah Arendt, Responsabilité personnelle et régime dictatorial, 1964, in Responsabilité et jugement, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Payot, pp. 80-81.

 

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Date de création : 09/04/2007 @ 11:48
Dernière modification : 05/09/2017 @ 08:07
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