"Lorsque j'ai commencé le cinéma, il fallait avant tout connaître très bien son métier et posséder la technique du cinéma sur le bout des doigts. Au début, on ne savait pas comment faire un fondu enchaîné en laboratoire. Il fallait le faire à la caméra, cela signifiait qu'il fallait avoir une idée absolument nette du moment où les scènes finiraient pour faire ces fondus à la prise de vues à un moment qui ne pouvait plus être changé. Aujourd'hui, la technique est telle que, pratiquement, un metteur en scène perdrait son temps, sur le plateau, s'il se préoccupait de questions techniques. Ce metteur en scène devient un auteur extrêmement semblable à un auteur de théâtre ou à un auteur littéraire.
La tapisserie de la Reine Mathilde , à Bayeux, est plus belle que les tapisseries des Gobelins , modernes. Pourquoi ? Parce que la Reine Mathilde était obligée de se dire : « Ah ! je n'ai pas de rouge, je vais mettre du brun, je n'ai pas de bleu, je vais mettre une couleur ressemblant au bleu. » Obligée d'avoir des contrastes crus, des oppositions violentes, elle se voyait contrainte à lutter constamment contre l'imperfection, et cela l'aidait à être une grande artiste. La plus grande facilité de la technique fait que l'art est plus rare, et que l'artiste n'a plus la facilité de la difficulté de la technique, mais qu'en même temps il est plus limité par cette difficulté de la technique et qu'il peut appliquer son invention à des formes différentes. Aujourd'hui, en réalité, si je conçois une histoire pour le cinéma, cette histoire est aussi bonne pour la scène, ou pour un livre, ou pour la télévision ; l'invention devient une spécialité, alors qu'autrefois la spécialité matérielle était la spécialité. Et je crois que cela fait un très grand changement.
[...] les gens qui ont fait les premiers films américains ou suédois, ou allemands, ces premiers films qui étaient si beaux, ces gens-là n'étaient pas tous de grands artistes, il y en avait même beaucoup qui étaient très inférieurs. Et cependant, tous les produits étaient beaux. Pourquoi ? Parce que la technique était difficile, c'est tout. En France, après la première période, qui est grandiose, après Méliès, Max Linder on a des films qui ne valent rien. Pourquoi ? Parce que nous étions des intellectuels, parce que nous voulions faire des films d'art, parce que nous voulions filmer des chefs-d'oeuvre. En réalité, à partir du moment où on peut se permettre d'être un intellectuel, de cesser d'être un manuel, on tombe dans un danger très grand. Si nous nous tournons, Roberto et moi-même, vers la télévision, c'est que la télévision est dans un état technique un peu primitif qui redonnera peut-être aux auteurs cet esprit du cinéma à ses débuts alors que toutes les réalisations étaient bonnes."
Jean Renoir, « Entretien avec Roberto Rossellini » (1958), dans Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, Flammarion, coll. « Champs Contre-Champs», 1988, pp. 163-165.
Fondu enchaîné : dans un film, disparition progressive d'une image tandis qu'apparaît la suivante, en surimpression, qui permet de passer d'une scène à une autre.