* *

Texte à méditer :   Les vraies révolutions sont lentes et elles ne sont jamais sanglantes.   Jean Anouilh
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
Le rôle des médias en politique

    "Je ne sais rien de plus ignominieux que l’exploitation journalistique et politique qui a été faite des crimes des bandits et de la tragique « chasse à l’homme » qui a été menée contre eux. Un immense effort a été conduit pour semer la panique et pour la faire tourner au profit de la réaction. [...]

[...]

    Quelle abjection dans cette propagande de la peur ! On lit sur les murs de Paris d’ignobles affiches qui apprennent au monde que toutes les boutiques sont forcées, que toutes les existences sont menacées, qu’au coin de toutes les rues le passant est guetté par le couteau d’un apache. « Défendons-nous », hallucinons les cerveaux, affolons les coeurs ; demandons à la société française de répudier toutes les lois humaines sur le sursis, sur la libération conditionnelle, que ce fut son honneur de promulguer ; dénonçons comme des lâches, comme des traîtres, les jurés qui ont cru équitable, après examen des circonstances, un verdict de pitié. Faisons que la loi pénale fonctionne toujours automatiquement avec le maximum de rigueur. Appliquons, s’il le faut, la torture aux condamnés ; arrachons les ongles aux transportés par le rétablissement des poucettes ; et frappons, flétrissons comme des complices des assassins, tous les hommes qui demanderont à la nation de ne pas s’affoler, de ne pas se dégrader. « Défendons-nous, défendons-nous. »

    Toute la presse a donné dans cette campagne de délire et de bassesse. Elle a donné aux bandits, dans des millions de cerveaux, des proportions formidables. La France a vécu durant des semaines dans l’ombre d’un crime colossal. Si le pays avait été envahi, si son destin avait été tenu en suspens, à quelques lieues de la frontière, par la lutte prolongée de deux armées colossales, les journaux n’auraient pas donné plus de détails sensationnels, plus de commentaires passionnés. Instinct du mélodrame ? Furie de la réclame et de l’information ? Exploitation mercantile des intelligences débilitées par un vaste scepticisme politique et social et que ranime un peu je ne sais quel ragoût de police et de sang ? Sans doute, mais aussi calcul de réaction ! Manoeuvre savante pour exciter et multiplier la peur, cette complice de tous les coups de force, de tous les gouvernements d’autorité et de privilège. À un peuple ainsi affolé, ainsi abêti par la peur, toute foi en la race humaine et en l’avenir n’apparaît que comme une dangereuse chimère, comme une meurtrière illusion. Il ne comprend même plus que le progrès est la condition de l’ordre. Il se méfie de la justice et de la liberté comme d’un piège, de l’idéal comme d’une duperie. Et si vous lui demandez de travailler à la transformation nécessaire du monde au progrès de la science et de la démocratie, à l’avènement d’un ordre social plus juste, d’un régime international moins barbare, il vous soupçonne de préparer la revanche de Bonnot et de protéger Garnier.

    Partout, dans la France abaissée, dans la République désemparée, c’est une marée lourde et visqueuse de réaction qui monte dans les coeurs et dans les cerveaux."


Jean Jaurès, Éditorial de l’Humanité du 10 mai 1912.



    "Une vision naïve de l'action des médias serait de considérer qu'ils donnent directement accès au réel, alors qu'ils ne transmettent qu'un message régi par des codes. La transmission elle-même peut rendre opaque la signification. Si le médium n'est pas le message, il lui fait néanmoins subir toute une série d'inflexions [1].

En réalité, il n'y a pas d'existence politique sans existence médiatique.

    Dans les démocraties modernes, l'homme politique, pour gouverner, doit rassembler sur son nom - ou sur celui de son parti - une majorité de suffrages. Pour y parvenir, il doit se faire connaître et faire connaître ses idées. Les moyens traditionnels existent toujours (présence sur le terrain, réunions publiques, action militante...), mais combien ces moyens paraissent artisanaux en regard des médias de masse.

    Ces derniers sont devenus l'espace naturel de la politique - en particulier la télévision, de loin la première source d'informations dans tous les pays développés et jugée la plus crédible.

    Mais il faut savoir que sur le petit écran la politique constitue un programme au même titre qu'un autre sujet. S'il lui arrive de jouir d'un prestige particulier, ce n'est jamais d'un régime de faveur ; elle doit donc obéir à la règle sans appel du système des parts de marché. Une telle situation impose de s'en tenir à certaines formes, dont le respect peut en venir à déformer la nature du débat public et le contenu des messages, et cela, sans que l'on puisse y voir d'intention malveillante.

    Cette domination du médiatique sur le politique ne doit cependant pas être comprise comme la capacité accordée aux médias d'imposer leurs choix aux citoyens. Les exemples sont nombreux, dans le monde, de défaite d'un candidat « médiatique » ou de victoire d'un candidat malhabile, peu familier des caméras. Les médias sont certes un point de passage obligé et même un lieu d'influence, mais, fort heureusement, sans pouvoir absolu.

    Des figures imposées en découlent.

    La première conséquence - sans doute la plus lourde d'effets - est la personnalisation de toute la vie publique. C'est une tendance naturelle due à la télévision. Fondée sur l'image et porteuse d'affectivité, elle conduit à identifier les idées à des individus et les individus à des traits de caractère. Le risque de réduction du débat public à un jeu de marionnettes parodiques n'est que le cas extrême de cette logique.

    Le développement d'une idée présentée à partir d'un sujet précis demande du temps (télévision, radio) ou de l'espace (journal). Pour qu'une idée soit médiatisée, elle doit, peu ou prou, faire partie d'un contingent d'idées reçues, en s'intégrant aux argumentaires préexistants, sans trop de difficultés ni de remises en cause. Voilà comment - sans même évoquer la prédominance de telle ou telle école - se perpétue la « pensée unique ».

    Une seconde conséquence est l'appauvrissement du débat public trop souvent remplacé par des querelles de personnes. Il s'ensuit le sentiment d'un insupportable carriérisme. En soi, rien de nouveau [...].

    Le souci constant du paraître modifie l'action politique. Pour être élu et surtout réélu, il faut établir puis maintenir son image. Le sondage, expression de l'opinion publique à un instant t quant à une question x, devient alors une boussole, dont l'aiguille indique à l'homme habile les sommets - ou les gouffres - de sa cote de popularité. Il arrive même que le scandale, briseur d'images par excellence, soit l'arme favorite de la politique moderne.

    Sans aller jusqu'à la confusion de l'image et de la légitimité, l'homme politique est toujours entraîné, par les sondages, dans une véritable spirale qui lui fait délaisser les vues à moyen et long terme au profit de l'instantané. En changeant de temporalité, l'homme public abandonne la perspective du temps long du politique pour épouser celle du temps court des médias. Il faut souligner les ravages qu'entraîne une telle attitude dans les sociétés complexes des temps actuels : cet homme public peut, en effet, être conduit à abandonner l'idée selon laquelle son action doit avoir pour seul objectif le service de l'intérêt général et non la satisfaction d'intérêts catégoriels influents.

    Mais que l'on se rassure, le courage politique reste une vertu plus courante qu'on ne le croit ; il lui arrive même de rencontrer le succès !

    Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que le récepteur - c'est-à-dire le destinataire - d'un message médiatique - tout à la fois citoyen, individu et consommateur – n'est pas inactif dans le processus de communication; il a toujours son mot à dire et nul ne peut lui contester la liberté d'exercer son sens critique.

    En réalité, les médias exercent surtout leur influence par « l'effet agenda » - c'est-à-dire par la sélection des événements qui constituent l'actualité - et par l'insertion de ces événements dans des cadres d'interprétation de plus en plus uniformisés.

    C'est ainsi que l'influence médiatique contribue à la crise de l'organisation démocratique traditionnelle, en passant trop souvent de la forme ancienne du débat public à une caricature."


Jean Cluzel, secrétaire perpétuel de l'académie des sciences morales et politiques, ancien sénateur, « La formation de l'opinion publique à l'heure d'Internet », séance solennelle de rentrée de l'académie des sciences morales et politiques, 13 novembre 2000 (http://asmp.fr).


[1] D'inflexions : de transformations discrètes.


Retour au menu sur la politique


Date de création : 08/05/2007 @ 16:10
Dernière modification : 21/10/2007 @ 10:51
Catégorie :
Page lue 5500 fois


Imprimer l'article Imprimer l'article

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^