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Texte à méditer :  

Car quoi de plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit ?   Alexis de Tocqueville


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Hors des sentiers battus
Les morales du sentiment
    "L'injustice acquiert un surcroît [1] de gravité quand elle s'adresse davantage à des amis : par exemple, il est plus choquant de dépouiller de son argent un camarade qu'un concitoyen, plus choquant de refuser son assistance à un frère qu'à un étranger, plus choquant enfin de frapper son père qu'une autre personne quelconque. La nature veut, en effet, que l'obligation d'être juste croisse avec l'amitié, puisque justice et amitié ont des caractères communs et une égale extension".

Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 11.

[1] Surcroît : augmentation


     "Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix ; c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant ou à un vieillard infirme sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : « Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse », inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : « Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible ». C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel […] qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation."
 
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Première partie, Collection classiques Garnier : Œuvres politiques, p. 45.

 
  "Les sentiments moraux, ou les jugements que nous portons sur les volontés et les actions des hommes, sont fondés sur l'expérience, qui seule peut nous faire connaître celles qui sont utiles ou nuisibles, vertueuses ou vicieuses, honnêtes ou déshonnêtes, dignes d'estime ou de blâme. Nos sentiments moraux sont les fruits d'une foule d'expériences souvent très longues et très compliquées. Nous les recueillons avec le temps ; elles sont plus ou moins exactes en raison de notre organisation particulière et des causes qui la modifient, enfin nous appliquons ces expériences avec plus ou moins de facilité, ce qui est dû à l'habitude de juger. La célérité avec laquelle nous appliquons nos expériences où nous jugeons des actions morales des hommes est ce que l'on a nommé l'instinct moral."

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre X, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 267.


 "Il est assez curieux d'observer la variété des inventions que les hommes ont pu forger, comme celle des expressions derrière lesquelles ils se sont réfugiés, afin de cacher aux autres et, s'ils pouvaient y parvenir, à eux-mêmes une forme aussi répandue, et pour cette raison très pardonnable, d'autojustification.
1 / L'un dit qu'il possède un moyen tout prêt de savoir ce qui est bien (right) et ce qui est mal (wrong) et l'appelle son « sens moral ». Il se met alors tranquillement à l'ouvrage et nous informe que telle chose est bonne et telle autre mauvaise. Pourquoi ? « Parce que mon sens moral me le dit. »
2 / Un autre se présente qui modifie l'expression, en abandonnant moral pour le remplacer par commun. Ilpeut alors vous expliquer que son sens commun lui dit ce qui est bien ou mai aussi sûrement que le précédent le pouvait avec son sens moral. Par son sens commun, il entend un certain sens que tous les hommes posséderaient. Et ceux chez qui le sens en question ne s'accorderait pas avec le sien sont écartés avec mépris. Ce procédé est supérieur au précédent. Un sens moral étant quelque chose de nouveau, un homme peut passer un certain temps à chercher sans succès à établir son existence. Mais un sens commun est quelque chose d'aussi vieux que la création. Il n'y a aucun homme qui n'éprouverait pas de la honte si l'on pensait qu'il en avait moins que ses semblables."
 
Jeremy Bentham, Une introduction aux principes de morale et de législation, 1789, Chapitre II, § XIV, note, Dover Philosophical Classics, 2007, p. 17.
 
 
 "It is curious enough to observe the variety of inventions men have hit upon, and the variety of phrases they have brought forward, in order to conceal from the world, and, if possible, from themselves, this very general and therefore very pardonable self-sufficiency.
    1. One man says, he has a thing made on purpose to tell him what is right and what is wrong ; and that is called a moral sense : and then he goes to work at his ease, and says, such a thing is right, and such a thing is wrong – why? 'Because my moral sense tells me it is.'
    2. Another man comes and alters the phrase: leaving out moral, and putting in common, in the room of it. He then tells you that his common sense tells him what is right and wrong, as surely as the other's moral sense did; meaning by common sense a sense of some kind or other, which, he says, is possessed by all mankind : the sense of those whose sense is not the same as the author's being struck out as not worth taking. This contrivance does better than the other ; for a moral sense being a new thing, a man may feel about him a good while without being able to find it out: but common sense is as old as the creation ; and there is no man but would be ashamed to be thought not to have as much of it as his neighbours."
 
Jeremy Bentham, An introduction to the principles of morals et and legislation, 1789, Chapter II, § XIV, note, Dover Philosophical Classics, 2007, p. 17.

 
 "Une morale non fondée en raison, celle qui consiste à « faire la morale aux gens », ne peut avoir d'action, parce qu'elle ne donne pas de motifs. D'autre part, une morale qui en donne ne peut agir, qu'en se servant de l’égoïsme : or, ce qui sort d'une pareille source n'a aucune valeur morale. D'où il suit qu'on ne peut attendre de la morale, ni en général de la connaissance abstraite, la formation d'aucune vertu authentique ; elle ne peut naître que de l'intuition, qui reconnaît en un étranger le même être qui réside en nous.
 En effet, la vertu résulte assurément de la connaissance ; seulement ce n'est pas de la connaissance abstraite, de celle qui se communique par des mots. Sans quoi, la vertu pourrait s’enseigner. […] Pour créer ce qui fait l'essence propre et intime de la vertu, le concept est impuissant, de même qu'il l'est dans l'art. […]
 Qu'est-ce donc qui peut nous inspirer de faire de bonnes actions, des actes de douceur ? la connaissance de la souffrance d'autrui : nous la devinons d'après les nôtres, et nous l’égalons à celles-ci. On le voit donc, la pure douceur (agapé, caritas) est, par nature même, de la pitié […] Nous n'hésiterons donc pas à contredire ici Kant : il ne veut reconnaître de bonté vraie et de vertu que celles qui naissent de la pensée abstraite, et plus exactement des concepts du devoir et de l'impératif catégorique ; quant à la pitié qu'on ressent pour un être faible, il ne voit pas là une vertu ; eh bien, nous contredirons nettement Kant, et nous dirons : le concept seul est aussi impuissant à produire la vertu vraie qu'à créer le beau véritable ; toute douceur sincère et pure est pitié, et toute douceur qui n'est pas pitié n’est qu'amour de soi. Qu’est-ce que l'amour, éros ? de l'amour de soi. Qu’est-ce que la douceur, agapé ? de la pitié. Certes les deux se mélangent souvent. Ainsi la vraie amitié est toujours un mélange d'amour de soi et de pitié : on reconnaît le premier élément au plaisir que nous donne la présence de l'ami, dont la personne correspond à la nôtre, ou plutôt dont la personne est la meilleure partie de la nôtre ; la pitié se montre par la part que nous prenons sincèrement à ce qui lui arrive de bien ou de mal, et aussi par les sacrifices désintéressés que nous lui faisons. […] Dans le langage de la pure douceur, le ton, les paroles, les caresses, sont tout à fait en harmonie avec ceux qui expriment la pitié ; et pour le dire en passant, en italien la pitié et la tendresse pure ont le même nom, pietà."
 
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1818, PUF, 1966, p. 463, 472-473.


    "Qu'on suppose à une action, comme cause dernière, le motif qu'on voudra : ce sera toujours en fin de compte, et par des détours plus ou moins longs, le bien et le mal de l'agent lui-même, qui aura tout mis en branle ; l'action sera donc égoïste, et par suite sans valeur morale. Il est un cas, un seul, qui fasse exception : c'est quand la raison dernière d'une action ou omission réside dans le bien et le mal d'un autre être, "intéressé à titre de patient", alors l'agent, dans sa résolution ou son abstention, n'a rien d'autre en vue, que la pensée du bien ou du mal de cet autre ; son seul but, c'est de faire que cet autre ne soit pas lésé, ou même reçoive aide, secours et allégement de son fardeau. C'est cette direction de l'action qui seule peut lui imprimer un caractère de bonté morale ; ainsi tel est le propre de l'action, positive ou négative, moralement bonne, d'être dirigée en vue de l'avantage et du profit d'un autre. Autrement, le bien et le mal qui en tout cas inspirent l'action ou l'abstention, ne peuvent être que le bien et le mal de l'agent lui-même : dès lors elle ne peut être qu'égoïste et destituée de toute valeur morale.
Or, pour que mon action soit faite uniquement en vue d'un autre, il faut que le bien de l'autre soit pour moi, et directement, un motif, au même titre où mon bien à moi l'est d'ordinaire. De là une façon plus précise de poser le problème : comment donc le bien et le mal d'un autre peuvent-ils bien déterminer ma volonté directement, à la façon dont seul d'ordinaire, agit mon propre bien ? Comment ce bien, ce mal, peuvent-ils devenir mon motif, et même un motif assez puissant pour me décider parfois à faire passer en seconde ligne et plus ou moins loin derrière, le principe constant de tous mes autres actes, mon bien et mon mal à moi ? - Évidemment, il faut que cet autre être devienne la fin dernière de mon acte, comme je la suis moi-même en toute autre circonstance : il faut donc que je veuille son bien et que je ne veuille pas son mal, comme je fais d'ordinaire pour mon propre bien et mon propre mal. À cet effet, il est nécessaire que je compatisse à son mal à lui, et comme tel ; que je sente son mal, ainsi que je fais d'ordinaire le mien. Or, c'est supposer que par un moyen quelconque, je suis identifié avec lui, que toute différence entre moi et autrui est détruite, au moins jusqu'à un certain point, car c'est sur cette différence que repose justement mon égoïsme. Mais je ne peux me glisser dans la peau d'autrui : le seul moyen auquel je puisse recourir, c'est donc d'utiliser la connaissance que j'ai de cet autre, la représentation que je me fais de lui dans ma tête, afin de m'identifier à lui, assez pour traiter, dans ma conduite, cette différence comme si elle n'existait pas. Toute cette série de pensées, dont voilà l'analyse, je ne l'ai pas rêvée, je ne l'affirme pas en l'air ; elle est fort réelle, même elle n'est point rare ; c'est là le phénomène quotidien de la pitié, de cette participation toute immédiate, sans aucune arrière-pensée, d'abord aux douleurs d'autrui, puis et par suite à la cessation, ou à la suppression de ces maux, car c'est là le dernier fond de tout bien-être et de tout bonheur. Cette pitié, voilà le seul principe réel de toute justice spontanée et de toute vraie charité. Si une action a une valeur morale, c'est dans la mesure où elle en vient : dès qu'elle a une autre origine, elle ne vaut plus rien. Dès que cette pitié s'éveille, le bien et le mal d'autrui me tiennent au coeur aussi directement que peut y tenir d'ordinaire mon propre bien, sinon avec la même force : entre cet autre et moi, donc, plus de différence absolue".

Schopenhauer, Le fondement de la morale (1841), trad. Auguste Burdeau, Le Livre de poche, p. 154-156.

 

  "Traiter les autres comme il aimerait à être traité lui-même passe chez l'homme et chez tous les animaux sociables à l'état de simple habitude, si bien que généralement l'homme ne se demande même pas comment il doit agir dans telle circonstance. Il agit bien ou mal, sans réfléchir. Et ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles, en présence d'un cas complexe ou sous l'impulsion d'une passion ardente, qu'il hésite et que les diverses parties de son cerveau (un organe très complexe, dont les parties diverses fonctionnent avec une certaine indépendance) entrent en lutte. Alors, il se substitue en imagination à la personne qui est en face de lui ; il se demande s'il lui plairait d'être traité de la même manière, et sa décision sera d'autant plus morale qu'il se sera mieux identifié à la personne dont il était sur le point de blesser la dignité ou les intérêts. Ou bien, un ami interviendra et lui dira. « Imagine-toi à sa place, est-ce que tu aurais souffert d'être traité par lui comme tu viens de le traiter ? - Et cela suffit.

Ainsi l'appel au principe d'égalité ne se fait qu'en un moment d'hésitation, tandis que dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent nous agissons moralement par simple habitude."

 

Pierre Kropotkine, La morale anarchiste, 1889, Mille et une nuits, 2006, p. 53-54.



Date de création : 18/11/2005 @ 11:58
Dernière modification : 21/02/2012 @ 11:11
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