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Texte à méditer :  Il n'y a rien de plus favorable à la philosophie que le brouillard.  Alexis de Tocqueville
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Libre arbitre et déterminisme
  "Mais on abuse surtout de cette prétendue nécessité du destin, lorsqu'on s'en sert pour excuser nos vices et notre libertinage. J'ai souvent ouï dire à des jeunes gens éveillés, qui voulaient faire un peu les esprits forts, qu'il est inutile de prêcher la vertu, de blâmer le vice, de faire espérer des récompenses et de faire craindre des châtiments, puisqu'on peut dire du livre des destinées, que ce qui est écrit est écrit, et que notre conduite n'y saurait rien changer ; et qu'ainsi le meilleur est de suivre son penchant, et de ne s'arrêter qu'à ce qui peut nous contenter présentement. Ils ne faisaient point réflexion sur les conséquences étranges de cet argument, qui prouverait trop, puisqu'il prouverait, par exemple, qu'on doit prendre un breuvage agréable, quand on saurait qu'il est empoisonné. Car par la même raison (si elle était valable) je pourrais dire : s'il est écrit dans les archives des Parques que le poison me tuera à présent, ou me fera du mal, cela arrivera, quand je ne prendrais point ce breuvage ; et si cela n'est point écrit, cela n'arrivera point, quand même je prendrais ce même breuvage ; et par conséquent je pourrai suivre impunément mon penchant à prendre ce qui est agréable, quelque pernicieux qu'il soit : ce qui renferme une absurdité manifeste. Cette objection les arrêtait un peu, mais ils revenaient toujours à leur raisonnement, tourné en différentes manières, jusqu'à ce qu'on leur fit comprendre en quoi consiste le défaut du sophisme. C'est qu'il est faux que l'événement arrive quoi qu'on fasse ; il arrivera, parce qu'on fait ce qui y mène ; et si l'événement est écrit, la cause qui le fera arriver est écrite aussi. Ainsi la liaison des effets et des causes, bien loin d'établir la doctrine d'une nécessité préjudiciable à la pratique, sert à la détruire."
 
Leibniz, Essais de Théodicée, 1710, Préface, GF-Flammarion, 1969, p. 32-33.

 

  "36. […] Les philosophes conviennent aujourd'hui que la vérité des futurs contingents est déterminée, c'est-à-dire que les futurs contingents sont futurs, ou bien qu'ils seront, qu'ils arriveront ; car il est aussi sûr que le futur sera, qu'il est sûr que le passé a été. Il était déjà vrai il y a cent ans que j'écrirais aujourd'hui ; comme il sera vrai après cent ans que j'ai écrit. Ainsi le contingent, pour être futur, n'en est pas moins contingent ; et la détermination, qu'on appellerait certitude, si elle était connue, n'est pas incompatible avec la contingence. On prend souvent le certain et le déterminé pour une même chose, parce qu'une vérité déterminée est en état de pouvoir être connue, de sorte qu'on peut dire que la détermination est une certitude objective.
  37. Cette détermination vient de la nature même de la vérité et ne saurait nuire à la liberté ; mais il y a d'autres déterminations qu'on prend d'ailleurs et premièrement de la prescience de Dieu, laquelle plusieurs ont crue contraire à la liberté. Car ils disent que ce qui est prévu ne peut pas manquer d'exister, et ils disent vrai ; mais il ne s'ensuit pas qu'il soit nécessaire, car la vérité nécessaire est celle dont le contraire est impossible ou implique contradiction. Or, cette vérité, qui porte que j'écrirai demain, n'est point de cette nature, elle n'est point nécessaire. Mais supposé que Dieu la prévoie, il est nécessaire qu'elle arrive ; c'est-à-dire la conséquence est nécessaire, savoir qu'elle existe, puisqu'elle a été prévue, car Dieu est infaillible; c'est ce qu'on appelle une nécessité hypothétique. Mais ce n'est pas cette nécessité dont il s'agit : c'est une nécessité absolue qu'on demande, pour pouvoir dire qu'une action est nécessaire, qu'elle n'est point contingente, qu'elle n'est point l'effet d'un choix libre. Et d'ailleurs il est fort aisé de juger que la prescience en elle-même n'ajoute rien à la détermination de la vérité des futurs contingents, sinon que cette détermination est connue : ce qui n'augmente point la détermination, ou la futurition (comme on l'appelle) de ces événements, dont nous, sommes convenus d'abord.
  38. Cette réponse est sans doute fort juste, l'on convient que la prescience en elle-même ne rend point la vérité plus déterminée : elle est prévue parce qu'elle est déterminée, parce qu'elle est vraie ; mais elle n'est pas vraie, parce qu'elle est prévue : et en cela la connaissance du futur n'a rien qui ne soit aussi dans la connaissance du passé et du présent. Mais voici ce qu'un adversaire pourra dire : Je vous accorde que la prescience en elle-même ne rend point la vérité plus déterminée, mais c'est la cause de la prescience qui le fait. Car il faut bien que la prescience de Dieu ait son fondement dans la nature des choses, et ce fondement, rendant la vérité prédéterminée, l'empêchera d'être contingente et libre."
 
Leibniz, Essais de Théodicée, 1710, Première partie, GF-Flammarion, 1969, p. 124-125.

 

  "La Doctrine que l'on trouve ici [la doctrine leibnizienne], conduit à la Nécessité et à la Fatalité, en supposant que les Motifs ont le même rapport à la volonté d'un Agent intelligent, que les Poids d'une Balance ; de sorte que quand deux choses sont absolument indifférentes, un Agent intelligent ne peut choisir l'une ou l'autre, comme une Balance ne peut se mouvoir lorsque les Poids sont égaux des deux côtés. Mais voici en quoi consiste la différence. Une  Balance n'est pas un Agent : elle est tout-à-fait passive, et les Poids agissent sur elle ; de sorte que quand les Poids sont égaux, il n'y a rien qui la puisse mouvoir. Mais les Êtres intelligents sont des Agents ; ils ne sont point simplement passifs, et les Motifs n'agissent pas sur eux, comme les Poids agissent sur une Balance. Ils ont des forces actives, et ils agissent quelquefois par de puissants Motifs, quelquefois par des Motifs faibles, et quelquefois lorsque les choses sont absolument indifférentes. Dans ce dernier cas, il peut y avoir de très - bonnes raisons pour agir, quoique deux ou plusieurs manières d'agir puissent être absolument indifférentes. Le savant Auteur suppose toujours le contraire, comme un Principe ; mais il n'en donne aucune preuve tirée de la nature des choses, ou des perfections de Dieu."

 

Samuel Clarke, Quatrième réponse à Leibniz, in Correspondance, §§ 1 et 2, p. 64 sq.



  "Après avoir épuisé toutes les preuves montrant que les hommes sont conduits dans toutes leurs actions par une nécessité fatale l'auteur [du Système de la nature, d'Holbach] devrait en tirer la conséquence que nous ne sommes qu'une sorte de machine : des marionnettes mues par l'action d'une force aveugle. Et pourtant il s'échauffe contre les prêtres, contre les gouvernements, contre tout notre système d'éducation : il croit donc que les hommes qui exercent ces activités sont libres puisqu'il leur démontre qu'ils sont esclaves ? Quelle folie et quelle absurdité ! Si tout est mû par des causes nécessaires, tous les conseils, les enseignements, les peines et les récompenses sont tout aussi superflus qu'inexplicables : on pourrait aussi bien prêcher un chêne et vouloir le persuader de se transformer en oranger."

 

Frédéric II de Prusse, Examen critique du Système de la nature, 1771.



  "On appelle quelquefois effet libre ce dont le principe naturel de détermination réside intérieurement dans l'être agissant, par exemple, ce qu'accomplit un corps lancé dans l'espace, quand il se meut librement ; dans ce cas, on emploie le mot liberté parce que le corps, tandis qu'il est en marche, n'est poussé par rien d'extérieur ; nous nommons de même encore le mouvement d'une montre, un mouvement libre parce qu'elle fait tourner elle-même son aiguille qui n'a pas besoin par conséquent d'être poussée extérieurement ; de même nous appelons libres les actions de l'homme, quoique par leurs principes de détermination qui précèdent dans le temps, elles soient nécessaires : c'est qu'il s'agit de représentations intérieures nées de nos propres forces, par là de désirs excités selon les circonstances et par conséquent ce sont des actions faites selon notre bon plaisir. Ce serait un misérable expédient par lequel quelques hommes se laissent encore leurrer : ils pensent avoir résolu, par une petite chicane de mots, ce problème difficile à la solution duquel tant de siècles ont vainement travaillé ; il n'est guère probable qu'on puisse s'arrêter à une solution si superficielle. En effet, il ne s'agit pas du tout de savoir si la causalité est nécessairement déterminée d'après une loi de nature par des principes de détermination dans le sujet ou en dehors de lui. [...] Si ces représentations déterminantes, d'après l'aveu même de ces mêmes hommes, ont la raison de leur existence dans le temps et dans l'état antérieur, celui-ci dans un état précédent et ainsi de suite, ces déterminations peuvent être intérieures, avoir une causalité psychologique et non mécanique, c'est-à-dire produire l'action par des représentations et non par du mouvement corporel, ce sont toujours des principes déterminants de la causalité d'un être, en tant que son existence peut être déterminée dans le temps et par conséquent soumis aux conditions nécessitantes du temps passé, qui, par conséquent, ne sont plus au pouvoir du sujet quand il doit agir. Ils impliquent donc à vrai dire la liberté psychologique [...], mais aussi la nécessité naturelle, et par suite ne laissent pas subsister une liberté transcendantale qui doit être conçue comme indépendante à l'égard de tout élément empirique et par conséquent de la nature en général."

Kant, Critique de la raison pratique, 1788, Analytique de la raison pure pratique, chapitre III, tr. fr. François Picavet, PUF, p. 102-103.


 

 "Un homme se noie, s'accroche à un autre et le noie aussi ; une mère affamée, épuisée d'avoir nourri son enfant, vole du pain, un homme, dressé par la discipline, au commandement tue un homme sans défense ; ces gens sont moins coupables, c'est-à-dire moins libres et plus soumis à la nécessité aux yeux de celui qui connaît les conditions dans lesquelles ont agi ces gens, et plus libres pour celui qui ignore que l'homme se noyait lui-même, que la mère avait faim, que le soldat était dans le rang, etc. De même, un homme qui il y a vingt ans a commis un crime et qui ensuite a vécu paisiblement sans faire de mal à personne, apparaît moins coupable, et son acte relevant davantage de la nécessité aux yeux de celui qui examine cet acte au bout de vingt ans, et plus libre à celui qui examinait le même acte le lendemain du jour où il avait été commis. Et de même, l'acte d'un fou, d'un homme ivre ou surexcité, apparaît moins libre et plus étroitement nécessité à celui qui connaît l'état dans lequel était leur auteur, et plus libre à celui qui l'ignore. Dans tous ces cas, la part de liberté que comporte l'acte augmente ou diminue et en conséquence diminue ou augmente la part de la nécessité, selon le point de vue auquel on se place. De sorte que plus apparaît grande l'action de la nécessité plus faible apparaît celle de la liberté, et vice-versa."
 

Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Épilogue, Deuxième partie, Chapitre 9, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1426.



  "Nous sommes en présence d'un fait ; la science, à tort ou à raison, est déterministe ; partout où elle pénètre, elle fait entrer le déterminisme. Tant qu'il ne s'agit que de physique ou même de biologie, cela importe peu ; le domaine de la conscience demeure inviolé ; qu'arrivera-t-il le jour où la morale deviendra à son tour objet de science ? Elle s'imprégnera nécessairement de déterminisme et ce sera sans doute sa ruine.
  Tout est-il désespéré, ou bien si un jour la morale devait s'accommoder du déterminisme, pourrait-elle s'y adapter sans en mourir ? Une révolution métaphysique si profonde aurait sans doute sur les mœurs beaucoup moins d'influence qu'on ne pense. Il est bien entendu que la répression pénale n'est pas en cause ; ce qu'on appelait crime ou châtiment, s'appellerait maladie ou prophylaxie, mais la société conserverait intact son droit qui n'est pas celui de punir, mais tout simplement celui de se défendre. Ce qui est plus grave, c'est que l'idée de mérite et de démérite devrait disparaître ou se transformer. [246] Mais on continuerait à aimer l'homme de bien, comme on aime tout ce qui est beau ; on n'aurait plus le droit de haïr l'homme vicieux qui n'inspirerait plus que le dégoût, mais cela est-il bien nécessaire ? Il suffit qu'on ne cesse pas de haïr le vice.
  À part cela, tout irait comme par le passé ; l'instinct est plus fort que toutes les métaphysiques, et quand même on l'aurait démontré, quand même on connaîtrait le secret de sa force, sa puissance n'en serait pas affaiblie. La gravitation est-elle moins irrésistible depuis Newton ? Les forces morales qui nous mènent continueraient à nous mener.
  Et si l'idée de liberté est elle-même une force, comme le dit Fouillée, cette force serait à peine diminuée, si jamais les savants démontraient qu'elle ne repose que sur une illusion. Cette illusion est trop tenace pour être dissipée par quelques raisonnements. Le déterministe le plus intransigeant continuera longtemps encore, dans la conversation de tous les jours, à dire je veux et même je dois, et même à le penser avec la partie la plus puissante de son âme, celle qui n'est pas consciente et qui ne raisonne pas. Il est tout aussi impossible de ne pas agir comme un homme libre quand on agit, qu'il l'est de ne pas raisonner comme un déterministe quand on fait de la science."

 

Henri Poincaré, Dernières pensées, 1913, chapitre VIII, Flammarion, 1926, p. 245-246.



    "[…] le postulat d'un déterminisme absolu s'étendant même à ce qui touche à la volonté humaine et la morale n'en reste pas moins, ici comme partout ailleurs, la condition indispensable de la recherche scientifique. Toutefois, dans cette application du déterminisme, on ne doit pas négliger une précaution qui s'impose dans les sciences de la nature elle-même. Cette précaution à laquelle on ne fait ordinairement pas attention, bien qu'on la tienne comme allant de soi, consiste à s'assurer que le phénomène à examiner n'est pas troublé dans son cours, par l'action de l'expérimentateur lui-même. Si un physicien veut mesure la température d'un corps, il ne faut pas qu'il se serve d'un thermomètre tel que la température de ce corps soit modifiée quand on le met en contact avec le thermomètre. En principe, une recherche psychologique ne peut donc être pleinement objective que si elle a pour objet une personne autre que celle de l'expérimentateur et pour autant que cette personne est effectivement indépendante de lui. En ce qui concerne l'auto-observation, elle ne pourrait être admissible qu'en ce qui concerne le passé, pour autant que ce passé se présente aux yeux du psychologue comme quelque chose d'achevé et de définitif, dépourvu d'influence sur son propre présent. En aucun cas l'expérimentation ne saurait s'étendre au présent ni à l'avenir, d'ailleurs accessible uniquement par l'intermédiaire du présent. La pensée et la recherche scientifique sont en effet des parties intégrantes de la vie psychologique humaine et si l'objet de la recherche est identique avec le sujet pensant et cherchant, ce dernier se trouvera être dans un état de transformation perpétuelle au fur et à mesure que la connaissance progressera.
  Il est donc tout à fait vain, et c'est se lancer dans une entreprise sans issue, d'essayer de rendre compte d'une façon parfaitement adéquate de son propre avenir, en adoptant le point de vue déterministe et en éliminant le concept du libre arbitre moral. Le libre arbitre, tel que nous le fait connaître le témoignage de notre conscience, est un savoir d'autodétermination qu'aucun lien causal ne saurait limiter. Le regarder comme inconciliable avec un déterminisme absolu régissant tous les phénomènes de la vie psychologique, c'est commettre une erreur de principe tout à fait semblable à celle du physicien qui négligerait la précaution dont nous avons parlé plus haut ; on pourrait aussi dire que c'est se tromper de la même façon qu'un physiologiste qui prétendrait étudier les fonctions naturelles d'un muscle sur une préparation anatomique de ce même muscle."


Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre III, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 67-68.


 

  "Le principe de causalité demande que les actes humains et tous les phénomènes psychologiques soient déterminés à chaque instant et chez tout homme par son état interne à l'instant précédent ainsi que par l'influence du milieu qui l'entoure. Or, nous n'avons aucun motif de douter de la vérité de cette proposition. Dans la question du libre arbitre, l'existence de cette dépendance n'est pas en question, il s'agit seulement de savoir si le sujet qu'elle concerne peut en prendre connaissance. C'est de ce point seul que dépend le fait, pour l'homme, de se sentir libre ou non. On ne pourrait refuser à quelqu'un la conscience de son libre arbitre que s'il pouvait, par application du principe de causalité, prévoir son propre avenir. Mais cela même est impossible, car cette hypothèse renferme en elle-même une contradiction. Toute connaissance véritablement complète suppose, en effet, que l'objet à connaître ne sera pas modifié par des phénomènes intervenant dans le sujet connaissant. Or c'est là une supposition incompatible avec le cas où le sujet et l'objet sont identiques. Ou, pour user de termes plus concrets, la connaissance d'un motif d'action volontaire est un événement interne du sujet qui peut être la source d'un nouveau motif et ainsi le nombre des motifs possibles est augmenté. Cette constatation est une nouvelle connaissance, source éventuelle d'un nouveau motif, la série de ces derniers est donc susceptible de s'accroître indéfiniment. Le sujet ne pourra donc jamais parvenir à la production d'un motif absolument définitif, relativement à l'une de ses propres actions futures, c'est-à-dire à une connaissance incapable de provoquer l'éclosion d'un nouveau motif d'action. Il en est tout autrement si l'on considère une action déjà accomplie. Ici, la volonté ne peut plus être influencée par la connaissance, c'est pourquoi il est toujours possible, en principe, de découvrir un enchaînement strictement causal des motifs d'action. Si quelqu'un venait à douter de la justesse de ces considérations et ne voyait pas pourquoi un esprit suffisamment intelligent ne pourrait pas être d'embrasser la série causale complète des causes qui conditionnent causalement son moi actuel, nous lui demanderions pourquoi un géant suffisamment grand pour dominer toutes choses de son regard ne serait pas aussi capable de se dominer lui-même de ce regard. Non la loi causale ne suffit à aucun homme, même le plus intelligent, pour lui permettre de produire des motifs décisifs, pour aucune de ses actions conscientes. Il lui faut un autre fil conducteur : la loi morale. La plus haute intelligence, l'analyse la plus pénétrante ne sauraient y suppléer."

 

Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre VII, § 2, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 163-164.



   "Notre   conscience, qui est aussi le juge sans appel de toutes nos facultés connaissantes témoigne, en effet, irrécusablement, que nous sommes libres. Cela est-il vrai ? La volonté humaine est-elle libre ou bien obéit-elle à une causalité stricte ? Ce sont là deux thèses qui semblent s'exclure complètement, et comme il semble bien qu'il faille répondre par l'affirmative en faveur de la première, il en résulterait qu'il y a au moins un cas où il est absurde d'admettre l'existence d'une causalité stricte.
  De nombreuses tentatives ont déjà été faites en vue de résoudre ce dilemme et, dans ce but, on s'est souvent efforcé de tracer une limite au-delà de laquelle la loi de causalité ne serait plus valable. Tout récemment, même, on s'est appuyé, pour cela, sur le développement de la physique moderne qui serait en faveur d'une causalité purement statistique. Je répète ici, comme je l'ai déjà fait en mainte autre occasion, que cette opinion ne concorde nullement avec ma manière de voir. En effet, si elle était juste, la volonté humaine se trouverait être dégradée au point de n'être plus que l'instrument d'un hasard aveugle. À mon avis, la question du libre arbitre n'a rien à voir avec le contraste qui existe entre la physique causale et la physique statistique ; elle est d'une nature bien plus profonde ; car elle ne dépend d'aucune hypothèse physique ou biologique.
  Selon moi, et ici je me trouve être d'accord avec des philosophes célèbres, pour échapper au dilemme, il faut se placer sur un tout autre terrain. Un examen attentif permet, en effet, de se rendre compte que l'alternative posée entre une volonté humaine libre et une volonté régie par la causalité repose sur une disjonction logique vicieuse ; car les deux cas mis en opposition ne s'excluent nullement. Que veut-on dire quand on affirme que la volonté humaine est déterminée causalement ? pas autre chose que ceci : toute action humaine avec les motifs qui l'accompagnent est susceptible d'être connue à l'avance ; mais seulement, bien entendu, de quelqu'un qui connaîtrait l'homme auteur de cette action dans ses qualités physiques et morales ; de telle sorte que celui qui voudrait appliquer la loi de causalité aux actes d'un homme devrait pénétrer d'un regard d'une acuité absolument parfaite tous les replis de la conscience et de la subconscience de cet homme. Autant dire qu'il devrait posséder un regard divin. Or c'est là une chose que nous pouvons et devons concéder. Aux yeux de Dieu, tous les hommes, même les plus grands génies, les Mozart, les Goethe, sont en effet des créatures d'une simplicité rudimentaire. Il a, constamment sous les yeux, ordonnée en une suite impeccable, toute la série de leurs actes, même ceux dont les mobiles sont les plus délicats. Tout cela ne fait d'ailleurs aucun tort à la dignité de ces grands hommes. Mais, ne l'oublions pas, ce serait faire preuve d'une présomption vraiment insensée que de vouloir s'appuyer sur ce qui vient d'être dit pour essayer d'imiter le regard divin et de reproduire le cours des pensées divines. L'intellect humain ne serait pas même en état d'en comprendre les pensées les plus profondes, si elles lui étaient communiquées. C'est pourquoi la doctrine du déterminisme, applicable aux phénomènes spirituels, n'est susceptible d'aucune preuve dans beaucoup de cas : c'est une thèse métaphysique, tout comme la thèse de la réalité du monde extérieur. Mais cette doctrine, si elle ne peut pas être prouvée, ne peut pas davantage être réfutée logiquement ; et son importance ressort suffisamment de ce qu'elle est présupposée à toute investigation scientifique des phénomènes psychiques. Existe-t-il un auteur de biographie qui, recherchant les motifs d'une action importante du personnage qu'il étudie, se tiendrait pour satisfait en l'attribuant au hasard ? S'il ne trouve pas d'explication satisfaisante, il dira plutôt que les sources dont il dispose sont incomplètes ou, s'il est assez lucide pour cela, il pourra invoquer l'impuissance où il est de pénétrer la mentalité de son héros. Dans la vie ordinaire, il en va absolument de même : notre comportement à l'égard des hommes qui nous entourent suppose que leurs paroles et leurs actions ont toujours des causes bien déterminées, causes qui résident, soit dans ces hommes eux-mêmes, soit dans leur entourage, même si, la plupart du temps, nous ne pouvons pas les connaître.
  Demandons-nous maintenant ce que nous entendons quand nous disons que la volonté humaine est libre. Nous répondrons alors simplement ceci : Quiconque, ayant la possibilité d'accomplir deux actions, se sent en lui-même la force de pouvoir se décider à sa convenance pour l'une ou pour l'autre, est libre. Or il n'y a là aucune contradiction avec ce que nous venons de dire plus haut. Il n'y aurait contradiction que si l'homme pouvait posséder, à l'égard de lui-même, la pénétration parfaite du regard divin. Il pourrait en effet, en s'appuyant sur la loi de causalité, prévoir ses propres actes volontaires, sa volonté ne serait donc plus libre. Or la logique, à elle seule, exclut une telle possibilité. Il n'existe pas, en effet, d'oeil, si perfectionné soit-il, qui soit capable de se voir lui-même. L'objet et le sujet de la puissance connaissante ne sauraient être identiques. On ne peut parler de connaissance, que si l'objet à connaître n'est pas influencé par ce qui se passe dans le sujet connaissant. La question de la validité de la loi de causa- lité est donc, a priori, dépourvue de sens, en ce qui concerne nos propres actes volontaires, de même qu'il est, a priori, dépourvu de sens de se demander si quelqu'un pourrait, moyennant un effort approprié, se grimper sur le dos ou bien rattraper sa propre ombre à la course.
  Ainsi donc, en principe, il est loisible à chacun, dans la mesure de la puissance intellectuelle qui lui aura été départie, d'appliquer la loi de causalité à tous les phénomènes ayant lieu dans le monde qui l'entoure, à la seule condition que, ce faisant, il n'influe pas sur les phénomènes en question ; et ceci exclut évidemment qu'il l'applique à ses propres pensées et actes volontaires. Ces pensées et ces actes sont donc l'unique objet qui, par principe, est soustrait à la contrainte causale. Or cet objet constitue justement le trésor le plus précieux que l'homme ait en sa possession et ce dont le bon usage lui importe souverainement pour être heureux et vivre en paix. La loi de causalité est ici incapable de fournir le fil conducteur qui serait nécessaire et il ne faut pas que l'homme compte sur elle pour échapper à la responsabilité morale qui lui incombe en vertu d'une autre loi. Cette autre loi n'a rien de commun avec la première, chacun la porte dans sa conscience, assez facile à connaître s'il veut s'en donner la peine.
  C'est donc une dangereuse illusion que de tenter de se débarrasser d'une injonction morale importante, en disant que l'on ne peut se soustraire à une loi naturelle inéluctable. Un être humain qui croit que son propre destin est déterminé à l'avance par la fatalité, un peuple qui écoute les prophètes lui annonçant sa décadence en vertu de lois naturelles, montrent simplement, par là même, qu'ils n'ont pas été capables de susciter en eux une véritable volonté de monter toujours plus haut."

 

Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre IX, § 3, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 225-228.



  "Par liberté on entend généralement le fait de n'être pas soumis au principe de causalité, celle-ci étant conçue, à l'origine tout au moins, comme une nécessité absolue. On déclare que l'homme est libre ou que sa volonté est libre, parce que sa conduite n'est pas soumise aux lois causales et l'on en déduit qu'il peut être rendu responsable de ses actes. La liberté serait ainsi la condition même de cette responsabilité. Or c'est le contraire qui est vrai. L'homme n'est libre que dans la mesure où sa conduite, malgré les lois causales qui la déterminent, devient le point final d'une imputation, c'est-à-dire la condition d'une conséquence spécifique : récompense, pénitence ou punition.
  On a souvent voulu sauver le libre arbitre en cherchant à prouver que la volonté humaine n'est pas soumise au principe de causalité, mais de tels efforts ont toujours été vains. On a prétendu, par exemple, que chaque homme fait en lui-même l'expérience du libre arbitre. Cette expérience n'est cependant qu'une illusion. Il n'est pas moins erroné d'affirmer l'impossibilité logique de soumettre la volonté au principe de causalité, pour la raison qu'elle ferait partie du moi et que le moi, sujet de la connaissance, échapperait à toute connaissance, y compris la connaissance causale. En fait la volonté est un phénomène psychologique que chacun peut observer dans sa propre expérience et dans celle d'autrui en recourant au principe de causalité. L'affirmation que le libre arbitre existe ne saurait avoir un sens que si elle se rapporte à la volonté conçue comme un phénomène objectif, se rattachant au moi en tant qu'objet (et non sujet) de la connaissance. En revanche il est bien évident que le moi sujet de la connaissance échappe comme tel à la connaissance causale, car il ne peut pas être en même temps sujet et objet de la connaissance.
  Des physiciens modernes prétendent que certains phénomènes, tels que la réflexion d'un électron particulier lors de l'impact avec un cristal, ne sont pas soumis au principe de causalité. Admettons que leur interprétation soit juste. Il n'en découle cependant pas que la volonté de l'homme soit elle aussi soustraite au principe de causalité; les deux cas n'ont rien de commun. En fait l'affirmation que le libre arbitre existe ne vaut pas pour le domaine de la réalité naturelle, mais pour celui de la validité d'un ordre normatif (moral, religieux ou juridique). Elle n'a pas la signification pure- ment négative que la volonté de l'homme n'est pas soumise au principe de causalité; elle exprime l'idée positive que l'homme est le point final d'une imputation.
  Si la conduite des hommes devait être soustraite aux lois causales pour pouvoir être soumise au principe de rétribution, la causalité, au sens de nécessité absolue, serait naturellement incompatible avec la liberté et un fossé infranchissable séparerait les partisans du déterminisme et ceux du libre arbitre. En revanche il n'y a pas de contradiction entre le déterminisme et le libre arbitre, si la liberté humaine est entendue dans le sens que nous lui donnons. Rien n'empêche en effet d'appliquer à la conduite des hommes deux schémas d'interprétation différents.
  Pour les lois causales les comportements des êtres humains font partie du domaine de la nature. Ils sont entièrement déterminés par les causes dont ils sont les effets. Ne pouvant échapper à la nature et à ses lois, l'homme ne jouit d'aucune liberté. Mais les mêmes comportements peuvent aussi être interprétés à la lumière de normes sociales (morales, religieuses ou juridiques), sans qu'il faille pour autant renoncer au déterminisme. On ne saurait exiger sérieusement qu'un criminel ne soit pas puni ou qu'un héros ne soit pas récompensé, pour la raison que le crime de l'un ou l'acte héroïque de l'autre ne serait que l'effet de certaines causes. Inversement l'imputation d'une punition à un crime ou d'une récompense à un acte héroïque n'exclut pas l'idée d'une détermination causale des comportements des êtres humains, car le régime même des punitions et des récompenses a été institué dans l'idée que la crainte de la punition ou le désir de la récompense peut avoir pour effet d'amener les hommes à ne pas commettre de crimes ou à accomplir des actes hérétiques.
  Si donc l'homme est libre dans la mesure où il peut être le point final d'une imputation, cette liberté, qui lui est attribuée dans l'ordre social, n'est pas incompatible avec la causalité à laquelle il est soumis dans l'ordre de la nature. De plus le principe de rétribution utilisé par les normes morales, religieuses et juridiques pour régler la conduite des hommes, présuppose lui-même le déterminisme des lois causales.
  Telle est la solution, non pas métaphysique, mais purement rationaliste, que nous donnons au problème de la liberté. Elle montre qu'il n'y a pas de véritable conflit entre la nécessité et la liberté. Là où l'on oppose deux philosophies prétendues inconciliables: la philosophie rationaliste et empirique du déterminisme et la philosophie métaphysique de la liberté, nous voyons deux méthodes parallèles de connaissance, fondées l'une sur la causalité et l'autre sur la rétribution, mais toutes deux rationalistes et empiriques."

 

Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 1953, Ad. Henri Thévenaz, Éd. De La Baconnière, p. 37-39.


 

  "Sous sa forme la plus simple, la difficulté peut être résumée comme la contradiction entre notre conscience qui nous dit que nous sommes libres et par conséquent responsables, et notre expérience quotidienne dans le monde extérieur où nous nous orientons d'après le principe de causalité. Dans toutes les choses pratiques et spécialement dans les choses politiques, nous tenons la liberté humaine pour une vérité qui va de soi, et c'est sur cet axiome que les lois reposent dans les communautés humaines, que les décisions sont prises, que les jugements sont rendus. Dans tous les champs de travail scientifique et théorique, au contraire, nous procédons d'après la non moins évidente vérité du nihil ex nihilo [rien ne vient de rien], du nihil sine causa [rien sans cause], c'est-à-dire en supposant que « même nos propres vies sont, en dernière analyse, soumises à des causes »."
  

 

Hannah Arendt, "Qu'est-ce que la liberté ?", in La Crise de la culture, Éd. Gallimard, trad. P. Lévy, Folio, 2007, p. 186-187.

 

 

 

Date de création : 11/09/2007 @ 13:50
Dernière modification : 26/01/2022 @ 16:40
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