* *

Texte à méditer :  Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger.   Terence
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
La perte de la liberté ; l'esclavage

  "Celui qui par nature ne s'appartient pas mais qui est l'homme d'un autre, celui-là est esclave par nature ; et est l'homme d'un autre celui qui, tout en étant un homme, est un bien acquis, et un bien acquis c'est un instrument en vue de l'action et séparé de celui qui s'en sert. Il faut examiner s'il existe ou non quelqu'un qui soit ainsi par nature, s'il est meilleur et juste pour quelqu'un d'être esclave, ou si cela ne l'est pas, tout esclavage étant contre nature. Or (le problème) n'est pas difficile, la raison le montre aussi bien que les faits l'enseignent. Car commander et être commandé font partie non seulement des choses indispensables, mais aussi des choses avantageuses. Et c'est dès leur naissance qu'une distinction a été opérée chez certains, les uns devant être commandés, les autres commander. Et il y a plusieurs espèces <d'êtres> qui commandent et <d'êtres> qui sont commandés, et toujours le commandement est meilleur quand il commande à de meilleurs <subordonnés>, à un homme, par exemple, plutôt qu'à une bête. Car l'oeuvre accomplie par de meilleurs <agents> est meilleure, et là où l'un commande et l'autre est commandé il en résulte une oeuvre qui est la leur. Car quand la réunion de plusieurs <composantes), qu'elles soient continues ou discrètes, donne une entité unique commune, dans tous les cas se manifeste la <partie qui> commande et celle qui est commandée. Et on retrouve cela chez les êtres animés en vertu de <l'ordonnance> de la nature entière. Et même dans les réalités qui n'ont pas part à la vie il y a une sorte de commandement, ainsi dans une harmonie. Mais cela relève sans doute d'un examen trop éloigné <de notre propos).
  Le vivant est d'abord composé d'une âme et d'un corps, celle-là étant par nature <la partie> qui commande, celui-ci celle qui est commandée. Par ailleurs c'est plutôt chez les êtres conformes à la nature que chez ceux qui sont dégradés qu'il faut examiner ce qui est « par nature ». C'est pourquoi il faut considérer l'homme qui est dans les meilleures dispositions possi­bles tant du point de vue du corps que de l'âme, chez qui <cette hiérarchie> est évidente. Car chez les pervers ou chez ceux qui se comportent de manière perverse il semblerait que souvent ce soit le corps <qui com­mande> à l'âme du fait qu'ils sont dans un état défectueux et contre nature. Donc, d'après nous, c'est d'abord chez <l'homme comme> vivant qu'on <peut> voir un pouvoir aussi bien magistral que politique; l'âme, en effet, exerce un pouvoir magistral sur le corps, et l'intellect <un pouvoir> politique e royal sur le désir. Dans ces conditions il est manifeste qu'il est à la fois conforme à la nature et avantageux que le corps soit commandé par l'âme et que la part passionnée le soit par l'intellect c'est-à-dire par partie qui possède la raison, alors que leur égalité l'interversion <de leurs rôles> est nuisible à tous.

  Le même rapport se retrouve entre l'homme et les autres animaux. D'une part les animaux domestiques sont d'une nature meilleure que les animaux sauvages, d'autre part, le meilleur pour tous est d'être gouvernés par l'homme car ils y trouvent leur sauvegarde. De même, le rapport entre mâle et femelle est par nature un rapport entre plus fort et plus faible, c'est-à-dire entre commandant et commandé. Il en est nécessairement de même chez tous les hommes. Ceux qui sont aussi éloignés des hommes libres que le corps l'est de l'âme, ou la bête de l'homme (et sont ainsi faits ceux dont l'activité consiste à se servir de leur corps, et dont c'est le meilleur parti qu'on puisse tirer), ceux-là sont par nature des esclaves ; et pour eux, être commandés par un maître est une bonne chose, si ce que nous avons dit plus haut est vrai. Est en effet esclave par nature celui qui est destiné à être à un autre (et c'est pourquoi il est à un autre) et qui n'a la raison en partage que dans la mesure où il la perçoit chez les autres mais ne la possède pas lui-même. Quant aux autres animaux, ils ne perçoivent même pas la raison, mais sont asservis à leurs impressions. Mais dans l'utilisation, il y a peu de différences : l'aide physique en vue d'accomplir les tâches nécessaires, on la demande aux deux, esclaves et animaux domestiques.
  La nature veut marquer dans les corps la différence entre hommes libres et esclaves : ceux des seconds sont robustes, aptes aux travaux indispensables, ceux des premiers sont droits et inaptes à de telles besognes, mais adaptés à la vie politique (laquelle se trouve partagée entre les tâches de la guerre et les tâches de la paix). Pourtant le contraire, aussi, se rencontre fréquemment : tels ont des corps d'hommes libres, tels en ont l'âme. Il est, en effet, manifeste que si les hommes libres se distinguaient par le corps seul autant que les images des dieux, tout le monde conviendrait que les autres mériteraient de les servir comme esclaves. Et si cela est vrai du corps, une telle distinction est encore plus juste appliquée à l'âme. Mais il n'est pas aussi facile d'apercevoir la beauté de l'âme que celle du corps.
  Que donc par nature les uns soient libres et les autres esclaves, c'est manifeste, et pour ceux-ci la condition d'esclave est avantageuse et juste."

 

Aristote, Les politiques, Livre I, chapitres 4 et 5, 1254 a 14-1255 a 2, tr. fr. Pierre Pellegrin, GF, 1993, p. 98-103.



  "Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendre comme il se peut faire que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n'a puissance que celle qu'ils lui donnent ; qui n'a pouvoir de leur nuire, sinon qu'ils ont pouvoir de l'endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu'ils aiment mieux le souffrir que lui contredire. […] Si deux, si trois, si quatre ne se défendent d'un, cela est étrange, mais toutefois possible ; bien pourra l'on dire, à bon droit, que c'est faute de cœur. Mais si cent, si mille endurent d'un seul, ne dira l'on pas qu'ils ne veulent point, non qu'ils n'osent se prendre à lui, et que c'est non couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Si l'on voit, non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille ville, un million d'hommes, n'assaillir pas un seul, duquel le mieux traité de tous en reçoit ce mal d'être serf et esclave, comment pourrons-nous nommer cela ? Est-ce lâcheté ? Or, il y a en tous vices naturellement quelque borne, outre laquelle ils ne peuvent passer : deux peuvent craindre un, et possible dix ; mais mille, mais un million, mais mille villes, si elles ne se défendent d'un, cela n'est pas couardise, elle ne va point jusque là ; non plus que la vaillance ne s'étend pas qu'un seul échelle une forteresse, qu'il assaille une armée, qu'il conquête une armée. Donc quel monstre de vice est ceci qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve point de nom assez vilain, que la nature désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ? […]

  Celui qui vous maîtrise tant n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon que l'avantage que vous lui faites pour vous détruire. D'où a-t-il pris tant d'yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a-t-il, s'ils ne sont des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? Comment vous oserait-il courir sus, s'il n'avait intelligence avec vous ? Que vous pourrait-il faire, si vous n'étiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? […] Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres."

 

Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1549, Librio, 2013, p. 10-11 et 14. 


 

  "L'esclavage proprement dit est l'établissement d'un droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, qu'il est le maître absolu de sa vie et de ses biens. Il n'est pas bon par sa nature : il n'est utile ni au maître, ni à l'esclave : à celui-ci, parce qu'il ne peut rien faire par vertu ; à celui-là, parce qu'il contracte avec ses esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes, qu'il s'accoutume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales, qu'il devient fier, prompt, dur, colère, voluptueux, cruel.
  Dans les pays despotiques, où l'on est déjà sous l'esclavage politique, l'esclavage civil est plus tolérable qu'ailleurs. Chacun y doit être assez content d'y avoir sa subsistance et la vie. Ainsi, la condition de l'esclave n'y est guère plus à charge que la condition du sujet.

  Mais, dans le gouvernement monarchique, où il est souverainement important de ne point abattre ou avilir la nature humaine, il ne faut point d'esclaves. Dans la démocratie où tout le monde est égal, et dans l'aristocratie où les lois doivent faire leurs efforts pour que tout le monde soit aussi égal que la nature du gouvernement peut le permettre, des esclaves sont contre l'esprit de la constitution ; ils ne servent qu'à donner aux citoyens une puissance et un luxe qu'ils ne doivent point avoir."

 

Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748, Livre XV, chapitre I, Garnier, 1973, p. 261.


  "Un homme se présente à moi, et me dit : Donnez-moi une telle somme, et je serai votre esclave. Je lui délivre la somme, il l'emploie librement (sans cela le marché serait absurde) ; ai-je le droit de le retenir en esclavage ? J'entends lui seul ; car il est bien clair qu'il n'a pas eu le droit de me vendre sa postérité ; et quelle que soit l'origine de l'esclavage du père, les enfants naissent libres.
  Je réponds que dans ce cas-là même, je ne puis avoir ce droit. En effet, si un homme se loue à un autre homme pour un an, par exemple, soit pour travailler dans sa maison, soit pour le servir, il a formé avec son maître une convention libre, dont chacun des contractants a le droit d'exiger l'exécution. Supposons que l'ouvrier se soit engagé pour la vie : le droit réciproque entre lui et l'homme à qui il s'est engagé doit subsister comme pour une convention à temps. Si les lois veillent à l'exécution du traité; si elles règlent la peine qui sera imposée à celui qui viole la convention; si les coups, les injures du maître sont punies par des peines ou pécuniaires ou corporelles (et pour que les lois soient justes, il faut que, pour le même acte de violence, pour le même outrage, la peine soit aussi la même pour le maître et pour l'homme engagé); si les tribunaux annulent la convention dans le cas où le maître est convaincu ou d'excéder de travail son domestique, son ouvrier engagé, ou de ne pas pourvoir à sa subsistance; si lorsque après avoir profité du travail de sa jeunesse, son maître l'abandonne, la loi condamne ce maître à lui payer une pension : alors cet homme n'est point esclave. Qu'est-ce en effet que la liberté considérée dans le rapport d'un homme à un autre ? C'est le pouvoir de faire tout ce qui n'est pas contraire à ses conventions; et dans le cas où l'on s'en écarte, le droit de ne pouvoir être contraint à les remplir, ou puni d'y avoir manqué, que par un jugement légal. C'est enfin le droit d'implorer le secours des lois contre toute espèce d'injure ou de lésion. Un homme a-t-il renoncé à ses droits; sans doute alors il devient esclave : mais aussi son engagement devient nul par lui-même, comme l'effet d'une folie habituelle, ou d'une aliénation d'esprit causée par la passion ou l'excès du besoin. Ainsi, tout homme qui, dans ses conventions, a conservé les droits naturels que nous venons d'exposer, n'est pas esclave; et celui qui y a renoncé, ayant fait un engagement nul, est aussi en droit de réclamer sa liberté, que l'esclave fait par la violence : il peut rester le débiteur, mais seulement le débiteur libre de son maître.

  Il n'y a donc aucun cas où l'esclavage, même volontaire dans son origine, puisse n'être pas contraire au droit naturel."

 

Condorcet, Réflexions sur l'esclavage des Nègres, 1781, chap. IV.



  "Les rapports entre le maître et l'esclave ne sont qu'un exercice perpétuel des passions les plus violentes, despotisme le plus incessant de la part de l'un, soumission la plus dégradante de la part de l'autre... Seul un homme prodigieux pourrait échapper à la dépravation des moeurs et du sens moral qu'entraînent de telles conditions. Et de quelles malédictions l'homme d'État ne mérite-t-il pas d'être accablé qui, permettant à une moitié des citoyens de fouler aux pieds les droits de l'autre, fait de ceux-là­ autant de despotes et de ceux-ci autant d'ennemis, détruit toute morale chez les uns, tout amour de la patrie chez les autres ! Car, si un esclave peut avoir un pays en ce monde il s'agira en tous cas de n'importe quelle contrée sauf celle dans laquelle il est né pour vivre et travailler pour quelqu'un d'autre... Et peut-on penser que les libertés d'une nation soient assurées lorsqu'on a détruit leur seule base solide, la conviction bien ancrée dans l'esprit du public que ces libertés sont un don de Dieu et que personne ne peut les violer sans s'exposer à Sa colère ?"

 

Thomas Jefferson, Observations sur la Virginie, Question XVIII, 1786, tr. fr. Pierre Nicolas, Éditions Seghers, 1970, p. 112.



  "Jamais un acte de possession ne peut être exercé sur un être libre ; il est aussi injuste de posséder exclusivement une femme qu'il l'est de posséder des esclaves ; tous les hommes sont nés libres, tous sont égaux en droit : ne perdons jamais de vue ces principes ; il ne peut donc être jamais donné, d'après cela, de droit légitime à un sexe de s'emparer exclusivement de l'autre, et jamais l'un de ces sexes ou l'une de ces classes ne peut posséder l'autre arbitrairement. Une femme même, dans la pureté des lois de la nature, ne peut alléguer, pour motif du refus qu'elle fait à celui qui la désire, l'amour qu'elle a pour un autre, parce que ce motif en devient un d'exclusion, et qu'aucun homme ne peut être exclu de la possession d'une femme, du moment qu'il est clair qu'elle appartient décidément à tous les hommes. L'acte de possession ne peut être exercé que sur un immeuble ou sur un animal ; jamais il ne peut l'être sur un individu qui nous ressemble, et tous les liens qui peuvent enchaîner une femme à un homme, de telle espèce que vous puissiez les supposer, sont aussi injustes que chimériques.
  S'il devient donc incontestable que nous avons reçu de la nature le droit d'exprimer nos vœux indifféremment à toutes les femmes, il le devient de même que nous avons celui de l'obliger de se soumettre à nos vœux, non pas exclusivement, je me contrarierais, mais momentanément. Il est incontestable que nous avons le droit d'établir des lois qui la contraignent de céder aux feux de celui qui la désire ; la violence même étant un des effets de ce droit, nous pouvons l'employer légalement. Eh ! la nature n'a-t-elle pas prouvé que nous avions ce droit, en nous départissant la force nécessaire à les soumettre à nos désirs ?

  En vain les femmes doivent-elles faire parler, pour leur défense, ou la pudeur ou leur attachement à d'autres hommes ; ces moyens chimériques sont nuls ; nous avons vu plus haut combien la pudeur était un sentiment factice et méprisable. L'amour, qu'on peut appeler la folie de l'âme, n'a pas plus de titres pour légitimer leur constance ; ne satisfaisant que deux individus, l'être aimé et l'être aimant, il ne peut servir au bonheur des autres, et c'est pour le bonheur de tous, et non pour un bonheur égoïste et privilégié, que nous ont été données les femmes. Tous les hommes ont donc un droit de jouissance égal sur toutes les femmes ; il n'est donc aucun homme qui, d'après les lois de la nature, puisse s'ériger sur une femme un droit unique et personnel. La loi qui les obligera de se prostituer, tant que nous le voudrons, aux maisons de débauche dont il vient d'être question, et qui les y contraindra si elles s'y refusent, qui les punira si elles y manquent, est donc une loi des plus équitables, et contre laquelle aucun motif légitime ou juste ne saurait réclamer.
  Un homme qui voudra jouir d'une femme ou d'une fille quelconque pourra donc, si les lois que vous promulguez sont justes, la faire sommer de se trouver dans l'une des maisons dont j'ai parlé ; et là, sous la sauvegarde des matrones de ce temple de Vénus, elle lui sera livrée pour satisfaire, avec autant d'humilité que de soumission, tous les caprices qu'il lui plaira de se passer avec elle, de quelque bizarrerie ou de quelque irrégularité qu'ils puissent être, parce qu'il n'en est aucun qui ne soit dans la nature, aucun qui ne soit avoué par elle. Il ne s'agirait plus ici que de fixer l'âge ; or je prétends qu'on ne le peut sans gêner la liberté de celui qui désire la jouissance d'une fille de tel ou tel âge. Celui qui a le droit de manger le fruit d'un arbre peut assurément le cueillir mûr ou vert suivant les inspirations de son goût. Mais, objectera-t-on, il est un âge où les procédés de l'homme nuiront décidément à la santé de la fille. Cette considération est sans aucune valeur ; dès que vous m'accordez le droit de propriété sur la jouissance, ce droit est indépendant des effets produits par la jouissance ; de ce moment il devient égal que cette jouissance soit avantageuse ou nuisible à l'objet qui doit s'y soumettre. N'ai-je pas déjà prouvé qu'il était légal de contraindre la volonté d'une femme sur cet objet, et qu'aussitôt qu'elle inspirait le désir de la jouissance, elle devait se soumettre à cette jouissance, abstraction faite de tout sentiment égoïste ? Il en est de même de sa santé. Dès que les égards qu'on aurait pour cette considération détruiraient ou affaibliraient la jouissance de celui qui la désire, et qui a le droit de se l'approprier, cette considération d'âge devient nulle, parce qu'il ne s'agit nullement ici de ce que peut éprouver l'objet condamné par la nature et par la loi à l'assouvissement momentané des désirs de l'autre ; il n'est question, dans cet examen, que de ce qui convient à celui qui désire. Nous rétablirons la balance. Oui, nous la rétablirons, nous le devons sans doute ; ces femmes que nous venons d'asservir si cruellement, nous devons incontestablement les dédommager, et c'est ce qui va former la réponse à la seconde question que je me suis proposée.
  Si nous admettons, comme nous venons de le faire, que toutes les femmes doivent être soumises à nos désirs, assurément nous pouvons leur permettre de même de satisfaire amplement tous les leurs ; nos lois doivent favoriser sur cet objet leur tempérament de feu, et il est absurde d'avoir placé et leur honneur et leur vertu dans la force antinaturelle qu'elles mettent à résister aux penchants qu'elles ont reçus avec bien plus de profusion que nous ; cette injustice de nos mœurs est d'autant plus criante que nous consentons à la fois à les rendre faibles à force de séduction et à les punir ensuite de ce qu'elles cèdent à tous les efforts que nous avons faits pour les provoquer à la chute. Toute l'absurdité de nos mœurs est gravée, ce me semble, dans cette inéquitable atrocité, et ce seul exposé devrait nous faire sentir l'extrême besoin que nous avons de les changer pour de plus pures. Je dis donc que les femmes, ayant reçu des penchants bien plus violents que nous aux plaisirs de la luxure, pourront s'y livrer tant qu'elles le voudront, absolument dégagées de tous les liens de l'hymen, de tous les faux préjugés de la pudeur, absolument rendues à l'état de nature ; je veux que les lois leur permettent de se livrer à autant d'hommes que bon leur semblera ; je veux que la jouissance de tous les sexes et de toutes les parties de leur corps leur soit permise comme aux hommes ; et, sous la clause spéciale de se livrer de même à tous ceux qui le désireront, il faut qu'elles aient la liberté de jouir également de tous ceux qu'elles croiront dignes de les satisfaire."


Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir, 1795, Cinquième dialogue, "Les mœurs", Volume 2, p. 116-122.



  "Le plus redoutable de tous les maux qui menacent l'avenir des États-Unis naît de la présence des Noirs sur leur sol. Lorsqu'on cherche la cause des embarras présents et des dangers futurs de l'Union, on arrive presque toujours à ce premier fait, de quelque point qu'on parte.
  Les hommes ont en général besoin de grands et constants efforts pour créer des maux durables ; mais il est un mal qui pénètre dans le monde furtivement : d'abord on l'aperçoit à peine au milieu des abus ordinaires du pouvoir ; il commence avec un individu dont l'histoire ne conserve pas le nom ; on le dépose comme un germe maudit sur quelque point du sol ; il se nourrit ensuite de lui-même, s'étend sans effort, et croît naturellement avec la société qui l'a reçu : ce mal est l'esclavage.

  Le christianisme avait détruit la servitude ; les chrétiens du seizième siècle l'ont rétablie ; ils ne l'ont jamais admise cependant que comme une exception dans leur système social, et ils ont pris soin de la restreindre à une seule des races humaines. Ils ont ainsi fait à l'humanité une blessure moins large, mais infiniment plus difficile à guérir.
  Il faut discerner deux choses avec soin : l'esclavage en lui-même et ses suites.
  Les maux immédiats produits par l'esclavage étaient à peu près les mêmes chez les Anciens qu'ils le sont chez les Modernes, mais les suites de ces maux étaient différentes. Chez les Anciens, l'esclave appartenait à la même race que son maître, et souvent il lui était supérieur en éducation et en lumières.
  Les Anciens avaient donc un moyen bien simple de se délivrer de l'esclavage et de ses suites ; ce moyen était l'affranchissement, et dès qu'ils l'ont employé d'une manière générale, ils ont réussi.
  Ce n'est pas que, dans l'Antiquité, les traces de la servitude ne subsistassent encore quelque temps après que la servitude était détruite.
  Il y a un préjugé naturel qui porte l'homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore après qu'il est devenu son égal ; à l'inégalité réelle que produit la fortune ou la loi, succède toujours une inégalité imaginaire qui a ses racines dans les mœurs ; mais chez les Anciens, cet effet secondaire de l'esclavage avait un terme. L'affranchi ressemblait si fort aux hommes d'origine libre, qu'il devenait bientôt impossible de le distinguer au milieu d'eux.
  Ce qu'il y avait de plus difficile chez les Anciens était de modifier la loi ; chez les Modernes, c'est de changer les mœurs, et, pour nous, la difficulté réelle commence où l'Antiquité la voyait finir.
  Ceci vient de ce que chez les Modernes le fait immatériel et fugitif de l'esclavage se combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et permanent de la différence de race. Le souvenir de l'esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l'esclavage.
  Il n'y a pas d'Africain qui soit venu librement sur les rivages du Nouveau Monde ; d'où il suit que tous ceux qui s'y trouvent de nos jours sont esclaves ou affranchis. Ainsi, le Nègre, avec l'existence, transmet à tous ses descendants le signe extérieur de son ignominie. La loi peut détruire la servitude ; mais il n'y a que Dieu seul qui puisse en faire disparaître la trace.
  L'esclave moderne ne diffère pas seulement du maître par la liberté, mais encore par l'origine. Vous pouvez rendre le Nègre libre, mais vous ne sauriez faire qu'il ne soit pas vis-à-vis de l'Européen dans la position d'un étranger.
  Ce n'est pas tout encore : cet homme qui est né dans la bassesse ; cet étranger que la servitude a introduit parmi nous, à peine lui reconnaissons-nous les traits généraux de l'humanité. Son visage nous paraît hideux, son intelligence nous semble bornée, ses goûts sont bas ; peu s'en faut que nous ne le prenions pour un être intermédiaire entre la brute et l'homme.
  Les Modernes, après avoir aboli l'esclavage, ont donc encore à détruire trois préjugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du Blanc."

 

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, 1835, 2e partie, Chapitre X, GF, 1981, p. 454-456.



  "La douleur et la fatigue ne peuvent jamais être considérées comme des causes qui « agissent » sur ma liberté, et […] si j'éprouve de la douleur ou de la fatigue à un moment donné, elles ne viennent pas du dehors, elles ont toujours un sens, elles expriment mon attitude à l'égard du monde. La douleur me fait céder et dire ce que j'aurais dû taire, la fatigue me fait interrompre mon voyage, nous connaissons tous ce moment où nous décidons de ne plus supporter la douleur ou la fatigue et où, instantanément, elles deviennent insupportables en effet. La fatigue n'arrête pas mon compagnon, parce qu'il aime son corps moite, la brûlure de la route et du soleil et, enfin, parce qu'il aime à se sentir au milieu des choses, à concentrer leur rayonnement, à se faire regard pour cette lumière, toucher pour cette écorce. Ma fatigue m'arrête parce que je ne l'aime pas, parce que j'ai autrement choisi ma manière d'être au monde, et que, par exemple, je ne cherche pas à être dans la nature, mais plutôt à me faire reconnaître par les autres. […] L'alternative rationaliste : ou l'acte libre est possible, ou il ne l'est pas, ou l'événement vient de moi, ou il est imposé par le dehors, ne s'applique pas à nos relations avec le monde et avec notre passé. Notre liberté ne détruit pas notre situation, mais s'engrène sur elle : notre situation, tant que nous vivons, est ouverte."

 

Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, IIIe partie, § III (« La liberté »), p. 504-505.


 
    "Les camps de concentration et d'extermination des régimes totalitaires servent de laboratoires où la croyance fondamentale du totalitarisme – tout est possible – se trouve vérifiée. […]
  La domination totale, qui s'efforce d'organiser la pluralité et la différenciation infinies des êtres humains comme si l'humanité entière ne formait qu'un seul individu, n'est possible que si tout le monde sans exception peut être réduit à une identité immuable de réactions: ainsi chacun de ces ensembles de réactions peut à volonté être changé pour n'importe quel autre. Le problème est de fabriquer quelque chose qui n'existe pas: à savoir une sorte d'espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales et dont la seule « liberté » consisterait à « conserver l'espèce ». La domination totalitaire essaie d'atteindre ce but de deux manières à la fois : l'endoctrinement idéologique des formations d'élite, et par la terreur absolue des camps ; et les atrocités pour lesquelles les formations d'élite sont utilisées sans merci deviennent, en somme l'application pratique de l'endoctrinement – le banc d'essai où ce dernier doit faire ses preuves – tandis que l'effroyable spectacle des camps eux-mêmes est censé fournir la vérification « théorique » de l'idéologie. Les camps ne sont pas seulement destinés à l'extermination des gens et à la dégradation des êtres humains : ils servent aussi à l'horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu'expression du comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose, en quelque chose que même les animaux ne sont pas […].

  Dans des circonstances normales ce dessein ne peut jamais être accompli. […] Seuls les camps de concentration rendent une telle expérience tant soit peu possible. Ils ne sont donc pas seulement « la société la plus totalitaire jamais réalisée » (David Rousset), ils sont aussi l'idéal social exemplaire de la domination totale en général. […] Nombreux sont les récits de survivants. Plus ils sont authentiques, moins ils cherchent à communiquer de choses qui échappent à l'entendement et à l'expérience des hommes, c'est-à-dire des souffrances qui transforment les hommes en «animaux résignés». Aucun de ces récits n'inspire cette colère devant le crime et cette sympathie qui ont toujours mobilisé les hommes au service de la justice. Au contraire, tout homme qui parle ou écrit à propos des camps de concentration est encore tenu pour suspect; et si celui qui parle a résolument regagné le monde des vivants, il est souvent assailli de doutes sur sa propre bonne foi, aussi tenaces que s'il avait pris un cauchemar pour la réalité. […]


Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XII, 3, trad. Jean-Louis Bourget, Robert Davreux et Pierre Lévy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 782-783.

 

 

Retour au menu sur la liberté


Date de création : 15/09/2007 @ 10:02
Dernière modification : 28/09/2019 @ 16:35
Catégorie :
Page lue 7731 fois

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^