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Texte à méditer :  Soyez philosophe ; mais, au milieu de toute votre philosophie, soyez toujours un homme.  David Hume
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La tyrannie et ses conditions

   "Les <recettes> formulées jadis pour assurer, autant que possible, la sauvegarde de la tyrannie sont <les suivantes> : retrancher <du corps social> les gens supérieurs, c'est-à-dire supprimer les grands esprits ; ne permettre ni repas en commun, ni associations, ni éducation, ni aucune chose du même genre, mais au contraire prendre garde à tout ce qui, d'habitude, donne naissance à ces deux <sentiments> : grandeur d'âme et confiance ; donner l'ordre qu'il n'y ait ni société savante, ni aucune autre association d'enseignement ; tout faire pour que tous les <citoyens> se connaissent le moins possible (car la connaissance mutuelle accroît la confiance réciproque) ; faire en sorte que les habitants soient toujours sous l'oeil <du tyran> et passent leur temps à sa porte (c'est ainsi, en effet, que la moindre de leurs actions passera le moins inaperçue, et qu'on s'habituera, par cet esclavage perpétuel, à une tournure d'esprit mesquine) ; […]. Il faut aussi s'efforcer de ne rien ignorer de ce que chacun de <ses> sujets peut dire ou faire, mais d'avoir des espions, comme à Syracuse les <femmes> qu'on appelaient les délatrices, et les « oreilles <du prince> » que Hiéron envoyait partout où se tenait quelque réunion ou association (car on parle moins ouvertement quand on craint de tels gens, ou si on parle ouvertement, on échappe moins facilement à la surveillance) ; <s'efforcer> aussi de dresser les gens les uns contre les autres, de mettre la zizanie entre amis, entre le peuple et les notables, parmi les riches entre eux.
  Appauvrir les sujets est aussi un <procédé propre> à la tyrannie qui vise à ce qu'ils ne puissent pas entretenir de milice, et que, pris par leurs tâches quotidiennes, ils n'aient aucun loisir de conspirer. Exemples de ce procédé : les pyramides d'Égypte, les offrandes des Cypsélides, la construction de l'Olympeion par les Pisistratides, parmi les ouvrages de Samos ceux de Polycrate. Tout cela, en effet, a le même résultat : manque de loisir et appauvrissement des sujets. Il v a aussi la levée des impôts comme à Syracuse où, en cinq ans, sous Denys, toute la fortune <de la cité> finit par aboutir <dans les caisses du tyran>. Le tyran est aussi un fauteur de guerre, ce qui fait que  <ses sujets> n'ont aucun loisir et en viennent à avoir besoin d'un guide. Et alors que la royauté trouve son salut dans ses amis, le propre d'un tyran c'est d'avoir surtout de la méfiance envers ses amis, sous prétexte que si tous lui veulent <du mal>, c'est surtout ses amis qui peuvent <lui en faire>."

 

Aristote, Les Politiques, V, 11, 1213a-b, Flammarion, GF, tr. Pellegrin, 1993, p. 397-398.


 

  "Au meilleur régime s'oppose le pire, à la royauté la tyrannie.
  Comme le gouvernement d'un roi est le meilleur, ainsi le gouvernement d'un tyran est le pire. À la république (politia) s'oppose la démocratie; l'une et l'autre, comme il ressort de ce que nous avons dit, étant un gouvernement exercé par le plus grand nombre; à l'aristocratie s'oppose l'oligarchie, l'une et l'autre étant exercée par le petit nombre; quant à la royauté, elle s'oppose à la tyrannie, l'une et l'autre étant exercée par un seul homme.

  Que la royauté soit le meilleur gouvernement, nous l'avons montré précédemment. Si donc au meilleur s'oppose le pire, il suit nécessairement que la tyrannie est le pire gouvernement.
  En outre, une force unifiée est plus efficace pour obtenir un effet, qu'une force dispersée ou divisée.
  En effet, plusieurs hommes réunis tirent ensemble ce qu'ils ne pourraient tirer s'ils étaient séparés, même si chacun n'en prenait qu'une partie. De même donc qu'il est plus utile qu'une force (Virtus) opérant en vue du bien soit plus une, afin qu'elle soit plus puissante à opérer le bien, de même il est plus nuisible qu'une force opérant le mal soit une plutôt que divisée. Or la force de celui qui gouverne injustement opère pour le mal de la multitude, dès qu'il détourne le bien commun de cette multitude au profit de son seul bien à lui. De même donc qu'un gouvernement juste est d'autant plus utile que son organe de direction est plus un, de sorte que la royauté est meilleure que l'aristocratie, et l'aristocratie que la république (politia), ainsi inversement en sera-t-il pour le gouvernement injuste, de sorte que, plus son organe directeur est un, plus il est nuisible. La tyrannie est donc plus nuisible que l'oligarchie, et l'oligarchie que la démocratie.
  Plus un gouvernement s'éloigne du bien commun, plus il est injuste
  En outre, un gouvernement devient injuste du fait qu'au mépris du bien commun de la multitude, c'est le bien privé du gouvernant qui est recherché. Un gouvernement est donc d'autant plus injuste qu'il s'éloigne davantage du bien commun. Or on s'éloigne plus du bien commun dans l'oligarchie, où c'est le bien d'un petit nombre qui est recherché, que dans la démocratie, où c'est le bien d'un grand nombre; et l'on s'éloigne davantage encore de ce bien commun dans la tyrannie où le seul bien d'un seul homme est recherché. En effet, le grand nombre est plus proche de l'universalité totale que le petit nombre, et le petit nombre qu'un seul individu. Le gouvernement du tyran est donc le plus injuste qui soit."

 

Thomas d'Aquin, Du Royaume, 1265-1266, livre I, chapitre 3, tr. Fr. Marie Martin-Cottier.


 

 

  "Pour le moment, je désirerais seulement qu’on me fit comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a de pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire. Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu’il faut plutôt en gémir que s’en étonner), c’est de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni chérir puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes ! Contraints à l’obéissance, obligés de temporiser, divisés entre eux, ils ne peuvent pas toujours être les plus forts. Si donc une nation, enchaînée par la force des armes, est soumise au pouvoir d’un seul (comme la cité d’Athènes le fut à la domination des Trente Tyrans), il ne faut pas s’étonner qu’elle serve, mais bien déplorer sa servitude, ou plutôt ne s’en étonner, ni s’en plaindre ; supporter le malheur avec résignation et se réserver pour une meilleure occasion à venir. [...]

  Mais ô grand Dieu ! qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce vice, cet horrible vice ? N’est-ce pas honteux de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais ramper, non pas être gouvernés, mais tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? Souffrir les rapines, les brigandages, les cruautés, non d’une armée, non d’une horde de barbares, contre lesquels chacun devrait défendre sa vie au prix de tout son sang, mais d’un seul ; non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un vrai Mirmidon souvent le plus lâche, le plus vil et le plus efféminé de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles, mais à peine foulé le sable des tournois ; qui est inhabile, non seulement à commander aux hommes, mais aussi à satisfaire la moindre femmelette ! Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards les hommes soumis à un tel joug ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul ; c’est étrange, mais toutefois possible ; peut-être avec raison, pourrait-on dire : c’est faute de cœur. Mais si cent, si mille se laissent opprimer par un seul, dira-t-on encore que c’est de la couardise, qu’ils n’osent se prendre à lui, ou plutôt que, par mépris et dédain, ils ne veulent lui résister ? Enfin, si l’on voit non pas cent, non pas mille, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir, ne pas écraser celui qui, sans ménagement aucun, les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves : comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais pour tous les vices, il est des bornes qu’ils ne peuvent dépasser. Deux hommes et même dix peuvent bien en craindre un, mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme ! Oh ! Ce n’est pas seulement couardise, elle ne va pas jusque-là ; de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume ! Quel monstrueux vice est donc celui-là que le mot de couardise ne peut rendre, pour lequel toute expression manque, que la nature désavoue et la langue refuse de nommer ? [...]

  Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus que vous, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il les innombrables argus qui vous épient, si ce n’est de vos rangs ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les emprunte de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, que par vous-mêmes ? Comment oserait-il vous courir sus, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire si vous n’étiez receleur du larron qui vous pille, complice du meurtrier qui vous tue, et traîtres de vous-mêmes ? [...]

  De tant d’indignités, que les bêtes elles-mêmes ne sentiraient point ou n’endureraient pas, vous pourriez vous en délivrer, sans même tenter de le faire, mais seulement en essayant de le vouloir. Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres."

 

Étienne de La Boétie, Le Discours sur la servitude volontaire, 1576, texte transcrit par Charles Teste, Petite Bibliothèque Payot, 2005.

 


  "Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendre comme il se peut faire que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n'a puissance que celle qu'ils lui donnent ; qui n'a pouvoir de leur nuire, sinon qu'ils ont pouvoir de l'endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu'ils aiment mieux le souffrir que lui contredire. […] Si deux, si trois, si quatre ne se défendent d'un, cela est étrange, mais toutefois possible ; bien pourra l'on dire, à bon droit, que c'est faute de cœur. Mais si cent, si mille endurent d'un seul, ne dira l'on pas qu'ils ne veulent point, non qu'ils n'osent se prendre à lui, et que c'est non couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Si l'on voit, non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille ville, un million d'hommes, n'assaillir pas un seul, duquel le mieux traité de tous en reçoit ce mal d'être serf et esclave, comment pourrons-nous nommer cela ? Est-ce lâcheté ? Or, il y a en tous vices naturellement quelque borne, outre laquelle ils ne peuvent passer : deux peuvent craindre un, et possible dix ; mais mille, mais un million, mais mille villes, si elles ne se défendent d'un, cela n'est pas couardise, elle ne va point jusque là ; non plus que la vaillance ne s'étend pas qu'un seul échelle une forteresse, qu'il assaille une armée, qu'il conquête une armée. Donc quel monstre de vice est ceci qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve point de nom assez vilain, que la nature désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ? […]
  Celui qui vous maîtrise tant n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon que l'avantage que vous lui faites pour vous détruire. D'où a-t-il pris tant d'yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a-t-il, s'ils ne sont des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? Comment vous oserait-il courir sus, s'il n'avait intelligence avec vous ? Que vous pourrait-il faire, si vous n'étiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? […] Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres."


 

Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1549, Librio, 2013, p. 10-11 et 14.



  "La tyrannie est l'exercice d'un pouvoir outré, auquel qui que ce soit n'a droit assurément : ou bien, la tyrannie est l'usage d'un pouvoir dont on est revêtu, mais qu'on exerce, non pour le bien et l'avantage de ceux qui y sont soumis, mais pour son avantage propre et particulier; et celui-là, quelque titre qu'on lui donne, et quelques belles raisons qu'on allègue, est véritablement tyran, qui propose, non les lois, mais sa volonté pour règle, et dont les ordres et les actions ne tendent pas à conserver ce qui appartient en propre à ceux qui sont sous sa domination, mais à satisfaire son ambition particulière, sa vengeance, son avarice, ou quelque autre passion déréglée. […]
  Partout où les personnes qui sont élevées à la suprême puissance, pour la conduite d'un peuple et pour la conservation de ce qui lui appartient en propre, emploient leur pouvoir pour d'autres fins, appauvrissent, foulent, assujettissent à des commandements arbitraires et irréguliers des gens qu'ils sont obligés de traiter d'une tout autre manière ; là, certainement, il y a tyran¬nie, soit qu'un seul homme soit revêtu du pouvoir, et agisse de la sorte, soit qu'il y en ait plusieurs. Ainsi, l'histoire nous parle de trente tyrans d'Athènes, aussi bien que d'un de Syracuse ; et chacun sait que la domination des Décemvirs de Rome ne valait pas mieux, et était une véritable tyrannie.

  Partout où les lois cessent, ou sont violées au préjudice d'autrui, la tyrannie commence et a lieu. Quiconque, revêtu d'autorité, excède le pouvoir qui lui a été donné par les lois, et emploie la force qui est en sa disposition à faire, à l'égard de ses sujets, des choses que les lois ne permettent point, est, sans doute, un véritable tyran ; et comme il agit alors sans autorité, on peut s'opposer à lui tout de même qu'à tout autre qui envahirait de force le droit d'autrui."

 

Locke, Traité du gouvernement civil, 1690, Chapitre XVIII, § 199 et § 201-202tr. fr. David Mazel, GF, 1992, p. 290 et p. 292.



  "TYRANNIE.
    On appelle tyran le souverain qui ne connaît de lois que son caprice, qui prend le bien de ses sujets, et qui ensuite les enrôle pour aller prendre celui de ses voisins. [...]
  On distingue la tyrannie d'un seul et celle de plusieurs. Cette tyrannie de plusieurs serait celle d'un corps qui envahirait les droits des autres corps, et qui exercerait le despotisme à la faveur des lois corrompues par lui. [...]
  Sous quelle tyrannie aimeriez-vous mieux vivre ? Sous aucune ; mais s'il fallait choisir, je détesterais moins la tyrannie d'un seul que celle de plusieurs. Un despote a toujours quelques bons moments ; une assemblée de despotes n'en a jamais.

 

Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, article "Tyrannie", 1764.


 

  "TYRAN.
  Aujourd'hui par tyran l'on entend, non - seulement un usurpateur du pouvoir souverain, mais même un souverain légitime, qui abuse de son pouvoir pour violer les lois, pour opprimer ses peuples, et pour faire de ses sujets les victimes de ses passions et de ses volontés injustes, qu'il substitue aux lois.

  De tous les fléaux qui affligent l'humanité, il n'en est point de plus funeste qu'un tyran ; uniquement occupé du soin de satisfaire ses passions, et celles des indignes ministres de son pouvoir, il ne regarde ses sujets que comme de vils esclaves, comme des êtres d'une espèce inférieure, uniquement destinés à assouvir ses caprices, et contre lesquels tout lui semble permis ; lorsque l'orgueil et la flatterie l'ont rempli de ces idées, il ne connaît de lois que celles qu'il impose ; ces lois bizarres dictées par son intérêt et ses fantaisies, sont injustes, et varient suivant les mouvements de son cœur. Dans l'impossibilité d'exercer tout seul sa tyrannie, et de faire plier les peuples sous le joug de ses volontés déréglées, il est forcé de s'associer des ministres corrompus ; son choix ne tombe que sur des hommes pervers qui ne connaissent la justice que pour la violer, la vertu que pour l'outrager, les lois, que pour les éluder. […]
  Les ministres de ses passions deviennent eux-mêmes les objets de ses craintes, il n'ignore pas que l'on ne peut se fier à des hommes corrompus. Les soupçons, les remords, les terreurs l'assiègent de toutes parts ; il ne connaît personne digne de sa confiance, il n'a que des complices, il n'a point d'amis. Les peuples épuisés, dégradés, avilis par le tyran, sont insensibles à ses revers, les lois qu'il a violées ne peuvent lui prêter leur secours ; en vain réclame-t-il la patrie, en est-il une où règne un tyran ?
  Si l'univers a vu quelques tyrans heureux jouir paisiblement du fruit de leurs crimes, ces exemples sont rares, et rien n'est plus étonnant dans l'histoire qu'un tyran qui meurt dans son lit."

 

Louis de Jaucourt, article "Tyran" de L'Encyclopédie, 1765.



  "Chez les nations modernes on ne donne donc le nom de tyran (et encore tout bas et en tremblant), qu'à ces princes seulement qui, sans aucune formalité, ravissent à leurs sujets, la vie, les biens et l'honneur.
  On appelle, au contraire, rois et princes, ceux qui pouvant disposer de toutes les choses à leur fantaisie, les laissent néanmoins à leurs sujets, ou ne les ravissent que sous un voile apparent de justice : on les décore même alors du titre de cléments et de justes, parce que pouvant, avec impunité, se rendre maîtres de toutes choses, il semble que l'on reçoive d'eux, comme un don, tout ce qu'ils ne veulent pas nous ravir.

  Mais la nature même des choses offre à celui qui médite, une distinction plus exacte et plus précise. Puisque le nom de tyran est le plus odieux de tous les noms, on ne doit le donner qu'à ceux des princes ou de simples citoyens qui ont acquis, n'importe comment, la faculté illimitée de nuire ; et quand même ils n'en n'abuseraient pas, le fardeau qu'ils se sont imposé est tellement absurde et contraire à la nature, qu'on ne saurait en inspirer trop d'horreur, en leur donnant un nom si odieux et si infâme.
  Le nom de roi, au contraire, étant de quelques degrés moins exécrable que celui de tyran, devrait être donné à celui qui, soumis lui-même aux lois, et beaucoup moins puissant qu'elles, n'est dans une société que le premier, le légitime et le seul exécuteur impartial des lois établies. […]
  On doit donner indistinctement le nom de tyrannie à toute espèce de gouvernement dans lequel celui qui est chargé de l'exécution des lois, peut les faire, les détruire, les violer, les interpréter, les empêcher, les suspendre, ou même seulement les éluder avec assurance d'impunité. Que ce violateur des lois soit héréditaire, ou électif, usurpateur ou légitime, bon ou méchant, un ou plusieurs ; quiconque, enfin, a une force effective, capable de lui donner ce pouvoir est tyran ; toute société qui l'admet est sous la tyrannie, tout peuple qui le souffre est esclave.
  Et réciproquement, on doit appeler tyrannie le gouvernement dans lequel celui qui est proposé à la création des lois, peut lui-même les faire exécuter ; et il est bon de faire remarquer ici que les lois, c'est-à-dire, le pacte social solennel, égal pour tous, ne doit être que le produit de la volonté de la majorité, recueillie par la voix des légitimes élus du peuple.
  Si donc ces élus chargés de réduire en lois la volonté de la majorité, peuvent eux-mêmes, à leur caprice les faire exécuter, ils deviennent tyrans, puisqu'il dépend d'eux de les interpréter, de les abroger, de les changer et de les exécuter mal ou point du tout.
  Il est bon d'observer encore que la différence entre la tyrannie et un gouvernement juste, ne consiste pas, comme quelques-uns l'ont prétendu, ou par stupidité ou à dessein, à ce qu'il n'y ait pas de lois établies, mais bien à ce que celui qui est chargé de les exécuter, ne puisse en aucune manière se refuser à les exécuter.
  Le gouvernement est donc tyrannique, non-seulement lorsque celui qui exécute les lois les fait, ou celui qui les fait les exécute, mais il y a parfaite tyrannie dans tout gouvernement où celui qui est préposé à l'exécution des lois, ne rend jamais compte de leur exécution à celui qui les a créées.
  Mais il y a tant d'espèces de tyrannies, qui, sous des noms différents, produisent les mêmes effets, que je ne veux pas entreprendre de les distinguer, et beaucoup moins encore d'établir la différence qui existe entre elles et tant d'autres gouvernements justes et modérés ; ces distinctions étant connues de tout le monde.
  Je ne prononcerai pas non plus sur la question très problématique, de savoir si la tyrannie de plusieurs est plus supportable que celle d'un seul ; je la laisserai de côté pour ce moment : né et élevé sous la tyrannie d'un seul, plus commune en Europe, j'en parlerai plus volontiers, plus savamment, et peut-être avec plus d'utilité pour mes co-esclaves. J'observerai seulement, en passant, que la tyrannie de plusieurs, quoique plus durable par sa nature, ainsi que Venise nous le prouve, paraît cependant à ceux sur qui elle pèse, moins dure et moins terrible que celle d'un seul ; j'attribue la cause de cette différence à la nature même de l'homme. La haine qu'il porte à plusieurs tyrans perd sa force en se divisant sur chacun d'eux ; la crainte qu'il éprouve de plusieurs, n'égale jamais celle qu'il peut avoir à la fois d'un seul, et enfin plusieurs tyrans peuvent bien être continuellement injustes et oppresseurs de l'universalité de leurs sujets ; mais jamais, par un léger caprice, ils ne seront les persécuteurs des simples individus. Dans ces gouvernements que la corruption des temps, le changement des noms et le renversement des idées, ont fait appeler républiques, le peuple, non moins esclave que sous la mono-tyrannie, jouit cependant d'une certaine apparence de liberté, il ose en proférer le nom sans délit ; et il est malheureusement trop vrai, que lorsque le peuple est corrompu, ignorant et esclave, il se contente facilement de la seule apparence."

 

 Vittorio Alferi, De la tyrannie, 1777-1790, Livre I, chapitre 1 et 2, tr. fr. M. Merget, Molini, 1802, p. 7-8 et p. 10-13.



  "La figure du monstre-tyran est connue de toutes les mythologies, traditions, légendes – et même cauchemars – du monde. Ses caractéristiques sont partout essentiellement les mêmes. C'est l'accapareur du bien commun. C'est le monstre avide des prérogatives insatiables du « mien » et du « moi ». Les mythologies et les contes de fées montrent que les ravages qu'il cause s'étendent à tout l'univers en son pouvoir. Ceux-ci peuvent se limiter à ses proches, à sa propre psyché torturée, ou aux vies qu'il brise au contact de son aide ou de son amitié ; ou bien encore ils peuvent s'étendre à toute une civilisation. Le développement abusif de l'ego du tyran est une malédiction, pour lui et pour la société dans laquelle il vit – aussi prospères que puissent sembler ses affaires. Terrorisé par lui-même, traqué par la peur, en perpétuel état d'alerte et prêt, par avance, à repousser les agressions de son entourage – qui sont essentiellement le reflet en lui-même de ses propres impulsions incontrôlables d'acquisition – le géant de l'autarcie personnelle est un porteur de désastre à l'échelon du monde, quelque humanitaires que soient les intentions dont il berce son esprit. Où qu'il porte la main, il arrache un cri (qui, s'il ne franchit pas le seuil des maisons, résonne, plus tristement encore au fond des coeurs) : un cri d'appel vers le héros rédempteur, vers celui qui brandira l'épée fulgurante dont l'apparition, l'intervention, la possession  libéreront le pays."

 

Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, 1949, tr. fr. H. Crès, J'ai lu, 2013, p. 30-31.


 

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Date de création : 16/09/2007 @ 14:30
Dernière modification : 24/09/2024 @ 09:10
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