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Texte à méditer :  Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.  David Hume
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Hors des sentiers battus
La construction de l'identité personnelle
  "Si l'homme est ce qu'il est, la mauvaise foi est à tout jamais impossible et la franchise cesse d'être son idéal pour devenir son être : mais l'homme est-il ce qu'il est et, de manière générale, comment peut-on être ce qu'on est, lorsqu'on est comme conscience d'être ? Si la franchise, ou sincérité, est une valeur universelle, il va de soi que sa maxime : « il faut être ce qu'on est » ne sert pas uniquement de principe régulateur pour les jugements et les concepts par lesquels j'exprime ce que je suis. Elle pose non pas simplement un idéal du connaître mais un idéal d'être, elle nous propose une adéquation absolue de l'être avec lui-même comme prototype d'être. En ce sens il faut nous faire être comme nous sommes. Mais que sommes-nous donc si nous avons l'obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode du devoir être ce que nous sommes ? Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes : il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café.
 
Sartre, L’Être et le Néant, 1943, 1ère partie, chap. II, § 2, tel Gallimard, p. 93-94.


 
  "La conscience individuelle est généralement modelée aujourd'hui de telle sorte que chacun se sent obligé de penser : « Je suis ici, tout seul ; tous les autres sont à l'extérieur, à l'extérieur de moi, et chacun d'eux poursuit comme moi son chemin tout seul, avec une intériorité qui n'appartient qu'à lui, qui est son véritable soi, son moi à l'état pur et il porte extérieurement un costume fait de ses relations avec les autres. » C'est ainsi que l'individu ressent les choses.
  Cette attitude à l'égard de soi-même et à l'égard des autres paraît naturelle et évidente à ceux qui l'adoptent. Or elle n'est ni l'un ni l'autre. Elle exprime une empreinte historique très particulière de l'individu par un tissu de relations, une forme de coexistence avec les autres de structure très spécifique. Ce qui parle en l'occurrence, c'est la conscience de soi d'être que la constitution de leur société a forcés à un très haut degré de réserve, de contrôle des réactions affectives, d'inhibitions ou de transformations de l'instinct, et qui sont habitués à reléguer une foule de dispositions, de manifestations instinctives et de désirs dans les enclaves de l'intimité, à l'abri des regards du « monde extérieur », voire dans les caves du domicile intérieur, dans le subconscient ou dans l'inconscient. En un mot, cette conscience de soi correspond à une structure de l'intériorité qui s'instaure dans des phases bien déterminées du processus de la civilisation. Elle se caractérise par une forte différenciation et par une forte tension entre les impératifs et les interdits de la société, acquis et transformés en contraintes intérieures, et les instincts ou les tendances propres à l'individu, insurmontés mais contenus."

Norbert Elias, "La société des individus", 1939, in La société des invididus, tr. fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 65.


  "Au sein des groupes antérieurs, plus étroits et plus fermés, le contrôle du comportement individuel est assuré par la présence permanente des autres, c'est encore la coexistence constante avec les autres, la conscience d'une appartenance commune indestructible à vie et, en même temps, la peur des autres qui jouent encore le rôle le plus important. Au départ l'individu n'a pas la possibilité d'être seul, il n'en éprouve pas non plus le besoin ni n'en a la capacité. L'individu n'a guère la possibilité, ni le désir ou la capacité de prendre des décisions pour lui tout seul ou de se livrer à quelque considération sans référence constante au groupe. Cela ne veut pas dire que les membres de ces groupes vivent en harmonie les uns avec les autres. C'est bien souvent tout le contraire. Mais cela signifie seulement - pour employer une formule drastique - que l'on pense et que l'on agit avant tout dans la « perspective du "nous" ». La structure de la personnalité individuelle est essentiellement marquée par la perpétuelle coexistence avec les autres et par la détermination perpétuelle de son comportement en fonction des autres.
  Dans les organisations plus récentes des sociétés étatiques des pays hautement industrialisés, fortement peuplés et fortement urbanisés, les adultes ont non seulement une possibilité, mais aussi une capacité et trop souvent même un besoin bien plus grands d'être seuls - ou d'être à deux. La nécessité de faire pour soi-même le choix entre de nombreuses possibilités devient très tôt une habitude, un besoin, voire un idéal. Outre le contrôle du comportement par les autres intervient de plus en plus dans tous les domaines de l'existence un contrôle par soi-même. Et comme bien souvent, les attributs de la structure de la personnalité qui bénéficient d'une appréciation positive dans l'échelle des valeurs de ces sociétés sont structurellement liés à d'autres, sur lesquelles pèse un jugement négatifs.
  La fierté qu'éprouve l'être fortement individualisé de son indépendance, de sa liberté, de sa capacité à agir sous sa propre responsabilité et de décider pour lui-même, d'un côté, et de l'autre la plus grande séparation entre les êtres, leur tendance à se percevoir comme des individus dont l' « intériorité » serait inaccessible aux autres, à qui elle resterait cachée, comme un « moi dans sa coquille » pour qui les autres hommes apparaîtraient comme extérieurs et étrangers voire comme des geôliers, et toute la gamme de sentiments liés à cette perception de soi-même, par exemple le sentiment de ne pas pouvoir vivre sa propre vie, le sentiment de l'isolement fondamental ou les sentiments de solitude - les deux ne sont que différents aspects d'un même schéma fondamental de la formation de la personnalité. Mais comme l'on porte sur ces deux côtés des jugements opposés, comme le climat affectif auquel ils sont liés est différent, on a tendance à y voir des phénomènes indépendants existant séparément et sans liens."

 
Norbert Elias, "Conscience de soi et image de l'homme", Années 1940-1950, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 177-178.


  "Il est apparemment particulièrement difficile aujourd'hui de se rendre compte que même les propriétés spécifiquement humaines que l'on désigne par des termes comme « individualité » ne sont pas données par nature, mais se sont développées, à partir de la matière première biologique, au cours d'un processus d'évolution sociale - un processus d' « individualisation » qui dans le grand fleuve de l'évolution de l'humanité est indissociable d'autres processus, comme par exemple celui de la différenciation croissante des fonctions sociales et de la domination croissante des forces de la nature.
  Certes, même dans les sociétés les plus primitives et encore très animales de la préhistoire, il y avait sans doute déjà des différences de comportement, de dispositions et d'expérience entre les individus. Mais plus les hommes sont nombreux à devoir obéir dans leur action aux forces naturelles indomptées de leur propre corps, moins ils diffèrent les uns des autres dans leur comportement. Et, au contraire, plus ces forces sont soumises à un contrôle multiple et omniprésent dans la vie collective - d'abord du fait de l'amour que l'on porte aux autres ou de la peur que l'on a d'eux, puis en même temps par soi-même -, plus elles sont contenues, détournées et transformées, plus les différences s'accentuent entre les individus dans leur comportement leurs sensations, leurs pensées, leurs objectifs, sans oublier le modelage de leurs physionomies, plus ils « s'individualisent ».
  Au cours de ce processus, non seulement les individus se différencient effectivement les uns des autres dans leur configuration, mais l'individu prend en même temps une conscience plus aiguë de cette différence. Et à partir d'un certain degré d'évolution sociale, on accorde aussi une certaine valeur à cette différenciation de l'individu par rapport aux autres. Plus la société se diversifie avec l'individualisation croissante de ses membres, plus cette différence d'un être par rapport aux autres occupe une place élevée dans l'échelle de valeurs des sociétés en question. Le fait de se différencier d'une manière ou d'une autre, de se distinguer des autres - bref, d'être différent - devient dans ces sociétés un véritable idéal personnel de l'enfant qui grandit et de l'adulte. Qu'il en soit conscient ou non, l'individu est placé dans une perpétuelle lutte de rivalité, tantôt secrète, tantôt déclarée, entre les individus; et il est de la plus haute importance pour son amour propre et sa fierté qu'il soit en mesure de se dire : « Voilà la qualité, la richesse, la performance ou le talent par lequel je me différencie des êtres qui m'entourent et me distingue d'eux. » Le fait que l'individu cherche en tant que tel son sens et son accomplissement dans quelque chose qu'il est, ou quelque chose qu'il fait, à lui tout seul n'est qu'un autre aspect de cette forme d'individualité et de la situation humaine qu'elle traduit.
  Cet idéal du moi de l'individu humain consistant à se détacher des autres, à exister par soi-même et à rechercher la satisfaction de ses aspirations personnelles par ses propres qualités, ses propres aptitudes, ses propres richesses et ses propres performances est certes un élément constitutif fondamental de sa personnalité. C'est quelque chose sans quoi il perdrait à ses propres yeux son identité de personne individuelle. Mais ce n'est pas tout simplement un élément de sa nature. C'est quelque chose qui s'est développé en lui par un apprentissage social. De même que d'autres aspects du contrôle de soi ou de la « conscience », cette différenciation individuelle n'apparaît de façon aussi marquée et aussi répandue au sein d'une société que très progressivement dans le cours de l'histoire, en corrélation avec des modifications structurelles de la vie sociale tout à fait spécifiques."

 
Norbert Elias, "Conscience de soi et image de l'homme", Années 1940-1950, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 191-192.


 "Pour des hommes qui grandissent à l'intérieur d'une société telle que les nôtres, il peut sembler aller de soi que chacun possède une représentation de sa propre identité comme étant celle d'un être vivant qui est passé de l'enfance à la maturité, qui vieillit et qui mourra tôt ou tard. Cette représentation de l'identité personnelle comme un continuum de changements, comme une individualité connaissant croissance et déclin, présuppose un immense fonds de savoir. Elle reflète le niveau relativement élevé de certitude et d'adéquation atteint aujourd'hui par le savoir portant sur les régularités biologiques et autres. Sans un tel savoir, on n'aurait aucune certitude, en tant qu'adulte, d'être la même personne que l'on fut jadis petit enfant. En fait, cette maîtrise conceptuelle des divers processus de transformation représente une des conquêtes humaines les plus difficiles. On peut s'en rendre compte, par exemple, à partir des difficultés que rencontre aujourd'hui l'appréhension intellectuelle de processus étalés sur la très longue durée, comme ceux du développement des sociétés ou de la formation des concepts. Bien des indices montrent que l'image de soi, le sentiment de l'identité personnelle était plus fluide et moins fortement organisé à des stades antérieurs de l'évolution de l'humanité. Au sortir d'un rite d'initiation ou après l'acquisition d'une nouvelle position sociale, des hommes pouvaient avoir l'impression d'être une autre personne pourvue d'un autre nom et être ainsi perçus par autrui. Ils pouvaient, à la fois de leur propre point de vue et dans la perception d'autrui, devenir identiques à leur père, se métamorphoser en un animal ou avoir le pouvoir de se tenir en même temps à deux endroits différents."
 
Norbert Elias, Du temps, 1984, tr. fr. Michèle Hulin, Fayard, p. 76-77.


  "Le terme « individu » lui-même a aujourd'hui essentiellement pour fonction d'exprimer que toute personne humaine, dans toutes les parties du monde, est ou doit être un être autonome qui commande sa propre vie, et en même temps que toute personne humaine est à certains égards différente de toutes les autres, ou peut-être, là encore, qu'elle devrait l'être. Réalité factuelle et postulat se confondent aisément dans l'emploi de ce mot. La structure des sociétés évoluées de notre temps a pour trait caractéristique d'accorder une plus grande valeur à ce par quoi les hommes se différencient les uns des autres, à leur « identité du je », qu'à ce qu'ils ont en commun, leur « identité du nous ». La première, l' « identité du je », prime sur l' « identité du nous ». […] Mais ce type d'équilibre entre le nous et le moi, cette très nette inflexion au profit de l'identité du moi est tout sauf évidente. Aux stades antérieurs de la société, l'identité du nous n'a que trop souvent primé sur l'identité du moi. Dans les sociétés évoluées de notre temps, il est tellement considéré comme allant de soi que l'utilisation de la notion d' « individu » exprime le primat de l'identité du je qu'on en vient à croire que la pondération serait la même à tous les stades de développement et que des notions équivalentes auraient existé de tout temps et existeraient encore dans toutes les langues. Or ce n'est pas le cas. […]
  L'État républicain romain de l'Antiquité est une illustration classique du stade d'évolution où l'appartenance à la famille, au clan ou à l'État, autrement dit l'identité du nous, pèse en chaque individu bien plus lourd qu'aujourd'hui dans le rapport entre identité du je et identité du nous. Aussi l'identité du nous était-elle totalement indissociable de l'image que l'on se faisait de l'individu au sein des couches sociales exerçant une influence marquante sur le langage. L'idée d'un individu hors de tout groupe, d'un être, homme ou femme tel qu'il se présenterait dépourvu de toute référence au nous, de l'individu en tant que personne isolée à qui on accorde une telle valeur que toutes les références à une entité collective, que ce soit le clan, la tribu ou l'État, semblent comparativement moins importantes, était encore tout à fait inimaginable dans la pratique sociale du monde antique.
Les langues de l'Antiquité n'avaient donc pas d'équivalent de la notion d' « individu »."

 
Norbert Elias, "Les transformations de l'équilibre "nous-je"", 1987, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 208-209.


  "[…] la notion d'identité humaine s'inscrit dans un processus. On peut ne pas s'en rendre compte. On pourrait avoir l'impression au premier abord que les propositions du je et du nous revêtent un caractère statique. Je suis toujours la même personne, pourrait-on se dire. Mais ce n'est pas vrai. Hubert Huberti n'est pas à cinquante ans la même personne qu'à dix ans. Lorsque, parlant de lui-même, il dit « je », à cinquante ans, cela ne se rapporte pas à la même personne que celle qu'il était à dix ans. D'un autre côté, la personne de cinquante ans est en l'occurrence avec celle de dix ans dans un rapport très précis et très particulier. Un individu n'a pas à cinquante ans la même structure de la personnalité qu'à dix ans, et pourtant il est la même personne. En effet, l'individu de cinquante ans est par un processus d'évolution le produit direct de celui d'un an, de deux ans et par conséquent aussi de dix ans. La continuité du processus d'évolution est la condition de l'identité constante de la personne de dix ans et de cinquante ans."
 
Norbert Elias, "Les transformations de l'équilibre "nous-je" ", 1987, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 241-242.


  "Nous avons tous et chacun une biographie, un récit intérieur – dont la continuité, le sens, constituent notre vie. On peut dire que chacun de nous construit et vit un « récit » et que ce récit est nous-même, qu'il est notre identité.
  Si nous voulons savoir quelque chose d'un homme, nous nous demandons quelle est son histoire, son histoire réelle, la plus intime – car chacun d'entre nous est une biographie, une histoire, un récit singulier, qui s'élabore en permanence, de manière inconsciente, par, à travers et en nous – à travers nos perceptions, nos sentiments, nos pensées, nos actions ; et également par nos récits, nos discours. Biologiquement, physiologiquement, nous ne sommes pas tellement différents les uns les autres ; historiquement, en tant que récit – chacun d'entre nous est unique.
  Pour être nous-même, nous devons avoir une biographie – la posséder, en reprendre possession s'il le faut. Nous devons nous « rassembler », rassembler notre drame intérieur, notre histoire intime. Un homme a besoin de ce récit intérieur continu pour conserver son identité, le soi qui le constitue."

 
Oliver Sacks, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, 1985, tr. fr. Edith de la Héronnière, coll. Points essais, 1992, p. 148.

 

  "Phylogenèse et ontogenèse de l'homme créent les conditions nécessaires à [l'émer­gence de la liberté]. Tant la phylogenèse que l'ontogenèse sont caracté­risées par une double prise de distance, dans l'espace et dans le temps. Dans l'histoire évolutive des mammifères, les contacts immédiats avec l'environnement par les sens du toucher et de l'olfaction ont progressivement cédé la place à la détection et à la reconnaissance à distance – par la vision et l'audition – de signaux sociaux plus élaborés. Au cours de l'ontogenèse, le nourrisson utilise très large­ment les sensations tactiles et olfactives (il reconnaît l'odeur de sa mère dès les premiers jours après la nais­sance) ; chez l'adulte, ce sont les télédétecteurs de l'œil et de l'oreille interne qui captent les messages dont le rôle est essentiel dans les communications non verbale et verbale. Il se crée ainsi, entre l'individu et son environnement, un espace « privé » qui tout à la fois éloigne du monde et constitue le lieu privilégié du dialogue qui le rapproche. En même temps, les caractéristiques de cet espace privé sont de mieux en mieux intériorisées, c'est-à-dire intégrées dans des représentations internes. La mise en jeu de ces représentations conduit à une reconnaissance et à une emprise moins directes, moins immédiates, des signaux et des situations; bien au contraire, les opérations cognitives, dont le contenu de ces représentations fait l'objet, permet­tent d'interpréter le monde extérieur, et cette interpréta­tion est source d'attentes et de projets. Car la prise de dis­tance dans l'espace s'accompagne d'une prise de distance dans le temps. Le développement des capacités de mémo­risation et de la faculté de se référer aux traces laissées par le vécu a pour effet de situer l'individu dans une plage de temps qui est à la fois riche d'un passé et porteuse d'avenir. En raison d'une dissociation plus marquée – dans le cer­veau humain – du traitement que subissent respective­ment les paramètres objectifs de l'information sensorielle et les connotations affectives qui y sont associées, l'homme peut – mieux que l'animal – prendre un certain recul par rapport à l'émotion suscitée par tel ou tel événement ou évocation.
  Cette double prise de distance – dans l'espace et dans le temps –, qui caractérise le dialogue que l'individu conduit avec son environnement, permet le développement, au sein même de l'individu, d'un dialogue quelque peu « dis­tancié » entre un « Je » et un « Moi social ». Cette distan­ciation est nécessaire, si le Je doit pouvoir réfléchir sur – et évaluer – le Moi social, fruit d'une intériorisation du rôle tenu par chacun sur le « théâtre d'ombres » dont la scène est dressée par un contexte socioculturel donné. C'est, semble-t-il, dans le cadre de cette dynamique inter­active, à la fois intersubjective et intrasubjective, que naît progressivement - et que va ensuite agir –la conscience qu'on a de soi-même. Sperry a raison d'affirmer que la conscience de soi doit être considérée comme une « réalité causale à part entière » dans le déterminisme complexe des relations entre le cerveau et le comportement ; il se situe dans une perspective résolument « moniste » (il n'y a pas d'activité mentale qui soit indépendante de tout substrat matériel), tout en prenant ses distances par rapport à une conception purement mécaniste et réductionniste. C'est la complexité même des interactions et l'émergence de nouvelles propriétés dynamiques qui créent cette part d'indétermination et d'imprévisibilité qui laisse de la place à l'exercice d'une liberté.
  Dans l'espace privé qui s'étend entre le corps biologique, avec ses besoins élémentaires, et le corps social, avec ses contraintes inéluctables, un dialogue libre ne peut avoir lieu que si cet espace reste disponible et ouvert. C'est dire qu'il ne doit être « envahi» ni d'un côté ni de l'autre. Il faut donc éviter, d'une part, que « le corps (n')enfle jusqu'à remplir l'univers », pour reprendre les termes de G. Orwell dans 1984. La faim ou une forte douleur envahissent com­plètement le champ de conscience et donnent ainsi aux contraintes d'ordre biologique une importance et une «présence» excessives. D'autre part, il importe tout autant que les contraintes imposées par le corps social – et par ceux qui décident et agissent en son nom – ne soient par trop pesantes, trop proches, trop envahissantes, jusqu'au point d'abolir cet espace privé dont doit pouvoir jouir tout individu.
  Si une certaine liberté dans le dialogue avec l'environne­ment est une condition nécessaire pour que puisse s'épa­nouir librement la vie intérieure, ce n'est pourtant pas une condition suffisante. Il faut tout d'abord que le dialogue intérieur du Je et du Moi social soit équilibré, qu'il ne ressemble pas trop à celui du « pot de terre» et du « pot de fer»; c'est dire qu'aux exigences et aux tentations du Moi social, le Je doit être en mesure d'opposer les exigences d'une morale et d'une discipline personnelles. Il faut ensuite que l'espace qui sépare les deux protagonistes reste, là aussi, disponible et ouvert, et qu'il ne soit « envahi » ni d'un côté ni de l'autre : que le Moi social se gonfle d'une façon excessive, et le Je risque fort d'être réduit au silence ; que le Je s'enfle d'une passion dévorante, et il va se retirer du monde ou au contraire essayer – par le truchement du Moi social – de le conquérir, de le convertir ou de le détruire.

  Il reste à souligner un aspect très important des choses. Créer des distances – dans le dialogue avec l'environne­ment comme dans la vie intérieure – n'a de sens que si l'on dispose, à tout moment, de l'instrument qui permet de les franchir. Cet instrument, c'est le langage. Mais, pour conduire un dialogue lucide et enrichissant avec les hom­mes et avec les choses, et d'abord avec soi-même, il est essentiel de disposer d'un langage qui soit nuancé et authentique. Est-il besoin de souligner que le souci de développer un semblable langage et d'en user à l'égard de soi-même et d'autrui tient plus à une éthique personnelle exigeante qu'à un intellect performant ? D'autre part, comme notre propre langage ne manque pas d'être influencé par le discours ambiant, il est hautement souhai­table que les discours dominants (media, publicité, politi­que) fassent preuve de ce même souci des nuances et de la vérité."

 

Pierre Karli, L'Homme agressif, 1987, Odile Jacob, Opus, p. 88-91.


 

  "On peut repérer six caractéristiques impliquées dans la construction et la dynamique de l'identité . Ce terme renvoie d'abord au sentiment de rester le même au fil du temps (rester identiques ou au moins semblable à soi-même). On peut donc dire que la continuité est le premier élément de l'identité. Le deuxième, c'est la représentation plus ou moins structurée, plus ou moins stable, que j'ai de moi-même et que les autres se font de moi. Je me comporte selon un certain style, ce qui renvoie à l'idée d'unité, de cohérence du moi. Le troisième aspect c'est l'unicité, c'est-à-dire le sentiment d'être original, de se vouloir différent, au point de se percevoir unique (incomparable). C'est un élément qui peut s'exprimer positivement mais qui peut aussi se muer en fermeture sur soi, associée au déni d'autrui . Une quatrième composante est la diversité, qui correspond au fait que nous soyons plusieurs personnages en une même personne. Selon les cas, cela peut être une richesse (facettes articulées de nos rôles multiples), ou au contraire, un éclatement, une dispersion de soi. Un cinquième aspect vient du fait que nous sommes ce que nous faisons ; l'identité renvoie alors à l'idée de la réalisation de soi par l'action, du « devenir soi-même » à travers des activités (faire et, en faisant, « se faire »). Cet élément implique la capacité de la personne à gérer un paradoxe, celui du changement de soi dans la continuité. La dernière caractéristique de l'identité est associée à la nécessaire vision positive de soi (estime de soi).
  Chacun de nous a besoin de développer un sentiment de valeur personnelle, en soi, à ses propres yeux et aux yeux d'autrui. Bien entendu, cette présentation est idéale. Dans la réalité quotidienne, ces divers sentiments (continuité, positivité, cohérence ... sont parfois « malmenés » par nos échecs et nos ruptures, par la dévalorisation que nous renvoient les autres ou que nous nous attribuons nous-mêmes.
  Comme vous pouvez le constater, certains aspects de l'identité peuvent se trouver en conflit avec d'autres, ce qui oblige l'individu à cloisonner sa vie, pour éviter de laisser émerger des conflits de désirs au de valeurs contradictoires ou, au mieux, à articuler des conduites, des croyances ou des sentiments très différents. Ainsi, l'identité se constitue sur un effort constant pour gérer la continuité dans le changement."

 
Jacques Lecomte, "Marquer sa différence : Entretien avec Pierre Tap", Sciences Humaines hors série n, 15, décembre 1996/janvier 1997.


  "[…] les processus de construction du sens sont profondément ancrés dans la construction de l'identité. « En fonction de qui je suis, ma définition de ce qui est "là devant moi" va changer. ». Les individus présentent plusieurs besoins au regard de leur identité : d'abord celui de maintenir un état affectif et cognitif-positif, de se sentir compétent et efficace et surtout de sentir et d'expérimenter la cohérence et la continuité. En ce sens, la construction du sens leur sert à maintenir une conception d'eux-mêmes qui soit positive et consistante. Ce qui est important, c'est la capacité à avoir accès à plusieurs types de comportement. L'urgence d'une situation impose de sortir de ses rôles habituels pour en endosser d'autres, plus aptes à faire face au scénario. Plus la gamme de rôles accessibles est large plus la capacité d'adaptation et de compréhension d'un environnement sera importante."[1]

 

Christophe Roux-Dufort, "Temps, technologie et catastrophes", in Nicole Aubert, Le culte de l'urgence. La société malade du temps, 2003, Champs essais, 2009, p. 240-241.


[1] Christophe Roux-Dufort résume ici la réflexion de Karl Weick "

 

 

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Date de création : 20/01/2010 @ 15:52
Dernière modification : 21/11/2023 @ 09:44
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