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Texte à méditer :  Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.  David Hume
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Hors des sentiers battus
La construction de la réalité

  "Selon [le réalisme métaphysique], le monde est constitué d'un ensemble fixe d'objets indépendants de l'esprit. Il n'existe qu'une seule description vraie de « comment est fait le monde ». La vérité est une sorte de correspondance entre des mots ou des symboles de pensée et des choses ou des ensembles de choses extérieures. J'appellerai ce point de vue externalisme, parce qu'il adopte de préférence un point de vue qui est celui de Dieu.
  Le point de vue que je vais défendre n'a pas d'appellation définie. C'est un nouveau venu dans l'histoire de la philosophie et aujourd'hui encore on le confond ave d'autres points de vue assez différents. Je l'appelle internalisme, parce que ce qui en est assez caractéristique, c'est de soutenir que la question « De quels objets le monde est-il fait » n'a de sens que dans une théorie ou une description. Beaucoup de philosophes internalistes, mais pas tous, soutiennent qu'il y a plus d'une théorie ou description vraie du monde. La « vérité » est pour l' internaliste une sorte d'acceptabilité rationnelle (idéalisée) - une sorte de cohérence idéale de nos croyances entre elles et avec nos expériences telles qu'elles sont représentées dans notre système e croyances – et non une correspondance avec des états de choses indépendants de l'esprit ou du discours. Il n'y a pas de point de vue de Dieu qui soit connaissable ou utilement imaginable ; il n' y a que différents points de vue de différentes personnes, qui reflètent les intérêts et les objectifs de leurs descriptions et leurs théories. […]

  Selon le point de vue internaliste, les signes ne correspondent pas intrinsèquement à des objets. Mais un signe qui est effectivement employé d'une certaine manière par un groupe donné d'utilisateurs peut correspondre à des objets particuliers dans le cadre conceptuel de ces utilisateurs. Les objets n'existent pas indépendamment des cadres conceptuels. C'est nous qui découpons le monde en objets lorsque nous introduisons tel ou tel cadre descriptif. […]
  Si, comme je le prétends, les « objets » sont autant construits que découverts, s'ils sont autant le fruit de notre invention conceptuelle que le produit de la composante objective de l'expérience qui est indépendante de notre volonté, alors il est certain que les objets doivent se retrouver automatiquement sous certaines étiquettes, parce que ces étiquettes sont les outils que nous avons utilisé au départ pour construire une version du monde contenant ces objets. Mais ce type d'objet auto-identifiant n'est pas indépendant de l'esprit ; or, l'externaliste voudrait que le monde consiste en objets qui soient à la fois indépendants de l'esprit et auto-identifiants. C'est cela qu'on ne peut pas avoir.

  L'internalisme n'est pas un relativisme facile qui dit « Tout est permis ». Une chose est de nier tout sens à l'idée que nos concepts renvoient à quelque chose de complètement dégagé de toute conceptualisation. C'est tout autre chose de soutenir que tous les systèmes conceptuels se valent. Quelqu'un de suffisamment idiot pour penser cela n'a qu'à choisir un système conceptuel nous attribuant la capacité de voler, et sauter par la fenêtre ; il pourra ainsi se convaincre, s'il survit, de la faiblesse de ce point de vue. L'internalisme ne nie pas que le savoir reçoit des inputs de l'expérience. Le savoir n'est pas une histoire bâtie sur la seule cohérence interne. Mais l'internalisme nie qu'il y ait des inputs qui ne soient pas dans une certaine mesure influencés par nos concepts, par le vocabulaire que nous utilisons pour les rapporter et les décrire, ou qu'il y ait des inputs qui admettent une description unique, indépendante de tout choix conceptuel. Même les descriptions des nos sensations, point de départ chéri pour des générations d'épistémologues, sont profondément influencées  - tout comme les sensations- par une foule de choix conceptuels.  Les inputs sur lesquels sont basés notre savoir sont eux-mêmes contaminés par les concepts ; mais mieux vaut un input contaminé que pas d'input du tout. Si tout ce dont nous disposons, c'est d'inputs contaminés, il semble que ce ne soit pas si mal que ça.
  Ce qui rend une phrase ou un système de phrases – une théorie ou un cadre conceptuel – rationnellement acceptables, c'est dans une large mesure sa cohérence et son adéquation : la cohérence interne et mutuelle des croyances « théoriques » ou « expérientielles ». Selon le point de vue que je vais développer, nos conceptions de la cohérence et de l'acceptabilité sont profondément ancrées dans notre psychologie. Elles dépendent de notre biologie et de notre culture ; elles ne sont certainement pas « libres de valeur ». Mais ce sont nos conceptions, et ce sont des conceptions de quelque chose de réel. Elles définissent un type d'objectivité, l'objectivité-pour-nous, même s'il ne s'agit pas de l'objectivité métaphysique, externaliste. L'objectivité et la rationalité humaines sont ce dont nous disposons ; c'est mieux que rien."

 

Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, 1981, Éditions de Minuit, 1994, p. 61-62, p. 64 et p. 66.



 "Les journalistes connaissent ces luttes pour la hiérarchisation des informations auxquelles donne lieu la fabrication quotidienne des journaux : ils savent que ce qui est mis en première page ou ce qui fait la couverture des hebdomadaires sera plus public que l'article intérieur. Le simple lecteur, du fait de l'homologie[1] qui tend à s'établir entre la structuration des événements qu'offre chaque quotidien et les attentes des différents lectorats, éprouve par contre un sentiment d'évidence et de cela-va-de-soi à l'égard des événements présentés et hiérarchisés par son quotidien : chaque lecteur voit les événements, mais peut-être moins le travail spécifique que le champ journalistique (espace et pouvoir) fait pour les produire. À la façon des lunettes, les journaux constituent le non-vu à partir duquel le monde est vu. Mais les journalistes eux-mêmes n'échappent pas à cette sorte d'effet de réalité qu'ils produisent pourtant lorsque, par-delà les clivages apparents qui les opposent (information/opinion[2], gauche/droite, etc.), ils s'accordent sur les faits qui constituent des événements méritant la première page. On pourrait presque dire que le sentiment d'objectivité d'un événement, c'est-à-dire le fait qu'il semble exister en lui-même et n'est pas une « invention » de journaliste, tend à s'accroître, à l'intérieur du champ journalistique lui-même, à mesure que s'accroît le nombre de quotidiens qui en font un événement. […] obtenir […] la première page de l'ensemble de la presse parisienne ne peut que renforcer,même parmi les journalistes, le sentiment que ces événements existent bien en soi et ne sont pas seulement fabriqués de toutes pièces par les journalistes."
 
Patrick Champagne, Faire l'opinion, Éd. de Minuit, 1990, pp. 244-245.


[1] Homologie : forte correspondance (ici, illusoire).
[2] Opposition entre presse d'information et presse d'opinion.

Date de création : 08/06/2011 @ 18:37
Dernière modification : 16/11/2014 @ 12:06
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