"Quand l'homme agit seul, il maintient toujours en lui un certain nombre de raisons qui ont guidé, lui semble-t-il, son activité passée, qui lui servent à justifier son activité présente et qui le guident dans le choix des actions qu'il aura à accomplir.
Les collectivités font exactement de même : elles laissent à ceux qui ne prennent pas directement part à l'action le soin d'inventer les raisons, les justifications et les projets relatifs à leur activité commune.
Pour des raisons connues ou inconnues de nous, les Français commencent à s'entretuer. Et ces tueries accompagnées des justifications qui leur correspondent dans l'esprit des hommes qui considèrent que c'est indispensable au bien de la France, à l'établissement de la liberté, de l'égalité. Les hommes s'arrêtent à s'égorger, et l'événement est accompagné de sa justification, à savoir la nécessité de constituer un pouvoir unique, de résister à l'Europe, etc. Les hommes se mettent en marche d'Occident en Orient, massacrent leurs semblables, et cet événement est accompagné de discours sur la gloire de la France, et la perfidie de l'Angleterre, etc. L'histoire nous montre que ces justifications de l'événement n'ont aucun sens prises en soi et se contredisent elles-mêmes, comme le meurtre d'un homme à la suite de la reconnaissance de ses droits et le massacre de millions d'hommes en Russie pour abaisser l'Angleterre. Mais, dans les circonstances où elles sont formulées, elles ont une signification.
Ces justifications libèrent les hommes qui participent à l'événement de leur responsabilité normale. Ces buts provisoires jouent le rôle des balais placés à l'avant de la locomotive pour nettoyer la voie. Ils aplanissent la route devant le sentiment de responsabilité morale. Sans de telles justifications, la question la plus simple que pose tout événement ne pourrait trouver de réponse : comment se fait-il que des millions de gens commettent des crimes tels que des guerres, des meurtres, etc. ?
Étant donné les formes complexes de la vie actuelle des États et des sociétés en Europe, est-il possible d'imaginer un événement quelconque qui n'ait été prescrit, désigné, ordonné par des souverains, des ministres, des parlements, des journaux ? Peut-il y avoir une action collective quelconque qui ne trouve sa justification dans l'unité de l'État, le sentiment national, l'équilibre européen, la civilisation ? De sorte que tout événement qui s'accomplit correspond inévitablement à quelque désir exprimé, obtient sa justification et apparaît comme l'oeuvre de la volonté d'une ou plusieurs personnes."
Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Épilogue, Deuxième partie, Chapitre 7, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1417-18.
"En se contentant d'examiner uniquement les expressions de la volonté des personnages historiques qui prirent la forme d'ordres, les historiens ont admis que les événements dépendaient des ordres. Mais en examinant les événements eux-mêmes et le lien des personnages historiques avec les masses, nous avons trouvé que les personnages historiques et leurs ordres dépendent de l'événement. La preuve indubitable en est que si nombreux qu'aient été les ordres, l'événement ne s'accomplit pas en l'absence de causes autres que les ordres, mais qu'aussitôt qu'un événement se produit, quel qu'il soit, parmi toutes les volontés constamment exprimées il s'en trouvera qu'on pourra, selon leur sens et le moment, rapporter à l'événement comme l'ordre qui l'a causé.
Parvenus à cette conclusion, nous pouvons répondre nettement et avec certitude aux deux questions historiques essentielles
1/ Qu'est-ce que le pouvoir ?
2/ Quelle force dirige le mouvement des peuples ?
1/ Le pouvoir est un rapport entre un certain personnage connu et les autres hommes, rapport tel que ce personnage prend d'autant moins part à l'action qu'il exprime davantage d'opinions, de suppositions et de justifications, relativement à l'action commune en cours.
2/ Le mouvement des peuples ne résulte ni du pouvoir, ni de l'activité intellectuelle, ni même de la conjonction des deux, ainsi que le pensaient les historiens, niais de l'activité de TOUSles hommes qui prennent part à l'événement et qui s'associent toujours de telle sorte que ceux qui prennent la part la plus directe à l'événement, prennent le moins de responsabilité, et inversement.
Dans l'ordre moral, la cause de l'événement paraît être le pouvoir ; dans l'ordre physique ceux qui obéissent au pouvoir. Mais comme l'activité morale est impensable sans l'activité physique, la cause de l'événement ne se trouve ni dans l'une ni dans l'autre, elle se trouve uniquement dans la conjonction des deux."
Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Épilogue, Deuxième partie, Chapitre 7, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1419.
Date de création : 24/04/2012 @ 09:44
Dernière modification : 24/04/2012 @ 09:49
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