"Supposons que je parle les langues des êtres humains et même celles des anges : si je n'ai pas d'amour, je ne suis rien de plus qu'un métal qui résonne ou qu'une cymbale bruyante. Je pourrais transmettre des messages reçus de la part de Dieu, posséder toute la connaissance et comprendre tous les mystères, je pourrais avoir la foi capable de déplacer des montagnes, si je n'ai pas d'amour, je ne suis rien ! Je pourrais distribuer tous mes biens aux affamés et même livrer mon corps aux flammes, si je n'ai pas d'amour, cela ne me sert à rien !
L'amour est patient et bon, il n'est pas envieux, ne se vante pas et n'est pas prétentieux ; l'amour ne fait rien de honteux, n'est pas égoïste, ne s'irrite pas et n'éprouve pas de rancune ; l'amour ne se réjouit pas du mal, il se réjouit de la vérité. En toute circonstance il fait face, il garde la foi, il espère, il persévère.
L'amour est éternel ! Les messages reçus de Dieu cesseront un jour, le don de parler en des langues inconnues prendra fin, la connaissance disparaîtra. En effet, nous connaissons de manière incomplète et nous annonçons des messages reçus de Dieu de façon limitée ; mais quand viendra la perfection, ce qui est incomplet disparaîtra.
Lorsque j'étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant et je raisonnais comme un enfant ; mais une fois devenu adulte, j'ai abandonné tout ce qui est propre à l'enfant. À présent, nous ne voyons qu'une image confuse, pareille à celle d'un vieux miroir ; mais alors, nous verrons face à face. À présent, je ne connais que de façon incomplète ; mais alors, je connaîtrai Dieu complètement, comme lui-même me connaît.
Maintenant, ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance et l'amour ; mais la plus grande des trois est l'amour."
Saint Paul, 1ère Lettre aux Corinthiens, chapitre XIII, versets 1-13, tr. fr. Alliance Biblique française.
"Reconnaissez donc d'abord dans quelle mesure Dieu mérite d'être aimé, ou plutôt, comprenez qu'il doit l'être sans mesure. En effet il nous a aimés le premier, lui si grand, nous si petits, il nous aimés avec excès, tels que nous sommes et avant tout mérite de notre part, voilà pourquoi la mesure de notre amour pour Dieu est d'excéder toute mesure ; d'ailleurs, puisque l'objet de notre amour est immense, infini (car Dieu est tel), quels doivent être, je le demande, le terme et la mesure de notre amour pour lui ? De plus notre amour n'est pas gratuit, c'est le payement d'une dette que nous avons contractée. Enfin, quand c'est l'Être immense et éternel, l'amour même par excellence, quand c'est un Dieu dont la grandeur est sans bornes, la sagesse incommensurable, la paix au-dessus de tout sentiment et de toute pensée, quand c'est un tel Dieu qui nous aime, garderons-nous à son égard quelque mesure dans notre amour ? Je vous aimerai donc, Seigneur, vous qui êtes ma force et mon appui, mon refuge et mon salut, vous qui êtes pour moi tout ce qui peut se dire de plus désirable et de plus aimable. Mon Dieu et mon soutien, je vous aimerai de toutes mes forces, non pas autant que vous le méritez, mais certainement autant que je le pourrai, si je ne le peux autant que je le dois, car il m'est impossible de vous aimer plus que de toutes mes forces. Je ne vous aimerai davantage qu'après que vous m'aurez fait la grâce de ce pouvoir et ce ne sera pas encore vous aimer comme vous le méritez. Vos yeux voient toute mon insuffisance, mais je sais que vous inscrivez dans votre livre de vie, tous ceux qui font ce qu'ils peuvent, lors même qu'ils ne peuvent tout ce qu'ils doivent. J'en ai dit assez, si je ne me trompe, pour montrer comment Dieu doit être aimé et par quels bienfaits il a mérité notre amour. Je dis par quels bienfaits, car pour leur excellence, qui pourrait la comprendre, qui pourrait l'exprimer, qui pourrait la sentir ?"
Bernard de Clairvaux, Traité de l'amour de Dieu, 1126, Chapitre VI, § 16, Éditions Croisées, p. 32-33.
"Si nous devons aimer Dieu, sans nous préoccuper de la récompense, nous n'en sommes pourtant pas moins récompensés pour l'avoir aimé. Le vrai amour ne peut demeurer sans salaire et pourtant il n'est pas mercenaire car il ne recherche pas son intérêt (1 Co 13, 5), l'amour est un mouvement de l'âme et non pas un contrat, il ne s'acquiert pas en vertu d'une convention et n'acquiert rien non plus par cette voie, il est tout spontané dans ses mouvements et il nous rend semblables à lui, enfin le véritable amour trouve sa satisfaction en lui-même. Sa récompense est dans l'objet aimé, car quel que soit l'objet qu'on paraisse aimer, si on l'aime en vue d'un autre, c'est véritablement cet autre qu'on aime et non pas celui dont le cœur se sert pour l'atteindre. C'est ainsi que saint Paul ne prêche pas l'Évangile pour se procurer de quoi manger, mais il mange afin de pouvoir prêcher l'Évangile, car ce qu'il aime, ce n'est pas la nourriture qu'il prend, mais l'Évangile qu'il annonce (1 Co 9, 18). Le véritable amour ne recherche pas de récompense, mais il en mérite une, il est bien certain qu'on ne propose pas à celui qui aime de le récompenser de son amour, mais il mérite d'être récompensé et il le sera s'il continue d'aimer. Enfin, dans un ordre de choses moins élevé on excite à les faire, par des promesses de récompenses, non pas ceux qui s'y portent d'eux-mêmes, mais seulement ceux qui ne s'y prêtent qu'avec peine. À qui la pensée est-elle jamais venue d'offrir à quelqu'un une récompense pour lui faire faire ce qu'il brûle de faire? Assurément on ne donne pas de l'argent à un homme mourant de faim et de soif, pour l'engager à manger ou à boire, non plus qu'à une véritable mère pour lui faire allaiter le fruit de ses entrailles, et on n'emploie ni prières ni promesses pour engager quelqu'un à entourer sa vigne d'une haie, à remuer la terre au pied de ses arbres ou à relever le pignon écroulé de sa maison. À bien plus forte raison, celui qui aime Dieu n'a-t-il pas besoin d'y être excité par l'appât d'une récompense qui n'est pas Dieu lui-même ; autrement ce ne serait pas Dieu qu'il aimerait, ce serait la récompense.
Il est dans la nature de tout être raisonnable de désirer, chacun selon sa pente et sa manière de voir, ce qui lui semble mieux que ce qu'il possède et de n'être jamais satisfait d'une chose qui manque précisément de ce qu'il voudrait trouver un elle. Citons des exemples: Si un homme qui possède une belle femme en voit une plus belle, son cœur la désire, son regard la convoite; s'il a un habit précieux il en désire un plus somptueux encore; et quelques richesses qu'il ait, il porte envie à ceux qui sont plus riches que lui. Ne voit-on pas tous les jours des hommes riches en terres et en propriétés acheter de nouveaux champs, et dans leurs convoitises sans fin reculer continuellement les bornes de leurs domaines? Ceux qui habitent dans des demeures royales, dans de vastes palais, ne cessent d'ajouter tous les jours de nouveaux édifices aux anciens, poussés par une curiosité inquiète, ils ne font qu'édifier et détruire, changer les ronds en carrés. Si nous passons aux hommes qui sont comblés d'honneurs, ne les voyons-nous pas constamment aspirer de toutes leurs forces et avec une ambition de plus eu plus difficile à satisfaire, à s'élever plus encore ? Il n'y a pas de fin à tout cela, parce que dans toutes ces choses on ne saurait trouver un point qui fût proprement le plus élevé et le meilleur. Mais faut-il s'étonner que ceux qui ne peuvent s'arrêter tant qu'ils ne possèdent pas ce qu'il y a de plus grand et de plus parfait, ne soient jamais satisfaits de ce qui est moins bon et moins élevé ? Mais ce que je trouve insensé au delà de toute expression, c'est qu'on désire toujours des choses qui ne sauraient jamais, je ne dis pas satisfaire, mois simplement endormir nos convoitises. Quoi qu'on possède, on n'en désire pas moins ce qu'on n'a pas encore, et c'est toujours après ce qui nous manque que nous soupirons davantage. Aussi qu'arrive-t-il de là ? C'est que notre cœur, en cédant aux charmes variés et trompeurs du siècle, se fatigue inutilement dans sa course et n'arrive pas à se rassasier, il est toujours affamé et ne compte pour rien ce qu'il a consommé en comparaison de ce qui lui reste encore à manger, il est bien plus tourmenté par le désir de ce qui lui manque que satisfait de ce qu'il possède. On ne peut tout avoir et le peu qu'on a, on ne l'acquiert qu'au prix du travail, on n'en jouit qu'avec crainte, et l'on a la douloureuse certitude de le perdre un jour, bien qu'on ignore quel sera ce jour. Voilà donc la voie que suit une volonté pervertie qui tend vers le souverain bien ; c'est en suivant cette direction, qu'elle se hâte d'atteindre ce qui doit la satisfaire, ou plutôt, c'est dans ces détours que la vanité se joie d'elle-même et que l'iniquité se trompe. Si on veut ainsi atteindre au but qu'on se propose et acquérir enfin ce dont la possession met le comble à tous les vœux, pourquoi chercher de tant d'autres côtés? C'est s'écarter du droit chemin et la mort arrivera bien avant qu'on ait atteint le but désiré."
Bernard de Clairvaux, Traité de l'amour de Dieu, 1126, Chapitre VII, § 17-18, Éditions Croisées, p. 34-37.
"La charité vraie et sincère qui vient réellement d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère, est celle qui nous fait aimer le bien du prochain comme le nôtre propre. Car celui qui n'aime que ce qui le touche, ou du moins qui l'aime plus que ce qui touche les autres, montre bien qu'il n'a pas un amour pur et qu'il n'aime pas le bien pour le bien, mais pour lui : il ne peut donc obéir au Prophète qui lui dit : « Glorifiez le Seigneur, parce qu'il est bon (Ps 117,1). » Peut-être le glorifie-t-il parce qu'il est bon pour lui, mais il ne lui rend pas gloire parce qu'il est bon en soi; aussi doit-il être convaincu que c'est lui que le Prophète avait en vue quand il disait sur le ton du reproche : « Seigneur, il te rendra gloire, quand tu lui auras fait du bien » (Ps 48,19). Il y a des hommes qui glorifient le Seigneur parce qu'il est puissant; il s'en trouve qui lui rendent gloire parce qu'il est bon pour eux; enfin, on en voit qui célèbrent ses louanges simplement parce qu'il est bon. Les premiers sont des esclaves qui tremblent pour eux; les seconds, des mercenaires qui recherchent leur avantage et les derniers sont de vrais fils qui ne songent qu'à leur père. Or les premiers et les seconds ne pensent qu'à eux, il n'y a que les vrais fils qui soient désintéressés dans leur amour (2 Co 13,5) et c'est d'eux, je pense, qu'il a été écrit : « La loi de Dieu est sans tache et convertit les âmes » (Ps 18,8). Il n'y a qu'elle en effet qui puisse arracher l'âme à l'amour d'elle-même ou du monde, pour la tourner vers l'amour de Dieu, ce qu'évidemment ne sauraient faire ni la crainte ni l'amour intéressé ; ils peuvent bien influer sur le dehors et sur la conduite elle-même, mais ils ne touchent pas au cœur. Il est certain qu'une âme servile fait quelquefois l'œuvre de Dieu, mais comme elle n'agit pas spontanément, elle persévère dans son insensibilité. Il en est de même de l'âme mercenaire ; mais, comme elle n'agit pas avec désintéressement, elle ne cède évidemment qu'à la pensée de son intérêt propre. Mais quand on dit propre, on dit individuel et par conséquent borné, or dans les recoins qui se trouvent aux bornes, aux limites, se rencontrent la rouille et les ordures. Que l'âme servile ait sa loi dans la crainte qui la domine, je le veux bien ; que la mercenaire l'ait dans l'intérêt privé qui l'étouffe, quand les tentations de la concupiscence l'attirent et l'emportent vers le mal, mais ni la crainte ni l'intérêt privé n'est sans tache ou du moins, ne peut convertir les âmes, cela n'est possible qu'à la charité qui agit sur la volonté."
Bernard de Clairvaux, Traité de l'amour de Dieu, 1126, Chapitre XII, § 34, Éditions Croisées, p. 56-57.
"Comme nous sommes charnels et que nous naissons de la concupiscence de la chair, la cupidité, c'est-à-dire, l'amour doit commencer en nous par la chair, mais si elle est dirigée dans la bonne voie elle s'avance par degrés sous la conduite de la grâce et ne peut manquer d'arriver enfin jusqu'à la perfection par l'influence de l'Esprit de Dieu, car ce qui est spirituel ne devance pas ce qui est animal (1 Co 15,46), au contraire le spirituel ne vient qu'en second lieu. Aussi avant de porter l'image de l'homme céleste, devons-nous commencer par porter celle de l'homme terrestre. L'homme commence donc par s'aimer lui-même parce qu'il est chair et qu'il ne peut avoir de goût que pour ce qui se rapporte à lui. Puis quand il voit qu'il ne peut subsister par lui-même il se met à rechercher par la foi et à aimer Dieu comme un être qui lui est nécessaire. Ce n'est donc qu'en second lieu qu'il aime Dieu et il ne l'aime encore que pour soi non pour lui. Mais lorsque, pressé par sa propre misère, il a commencé à servir Dieu et à se rapprocher de lui par la méditation et par la lecture, par la prière et par l'obéissance, il arrive peu à peu et s'habitue insensiblement à connaître Dieu et par conséquent à le trouver doux et bon. Enfin après avoir goûté combien il est aimable, il s'élève au troisième degré, alors ce n'est plus pour soi mais c'est pour Dieu même qu'il aime Dieu. Une fois arrivé là il ne monte pas plus haut et je ne sais si, dans cette vie, l'homme peut vraiment s'élever au quatrième degré, qui est de ne plus s'aimer soi-même que pour Dieu. Ceux qui ont cru y être parvenus, affirment que ce n'est pas impossible. Pour moi je ne crois pas qu'on puisse jamais s'élever jusque-là, mais je ne doute pas que cela n'arrive quand le bon et fidèle serviteur est admis à partager la félicité de son maître et à s'enivrer des délices sans nombre de la maison de son Dieu, car étant alors dans une sorte d'ivresse, il s'oubliera en quelque façon lui-même, il perdra le sentiment de ce qu'il est, et absorbé tout entier en Dieu, il s'attachera à lui de toutes ses forces et ne fera bientôt plus qu'un même esprit avec lui. N'est-ce pas le sens de ces paroles du Prophète : « J'entrerai dans ta gloire, ô mon Seigneur et mon Dieu et je ne songerai plus alors qu'à tes perfections » (Ps 70,16). Il savait bien que, dès qu'il entrerait en possession de la gloire de Dieu il serait dépouillé de toutes les infirmités de la chair et ne pourrait plus songer à elles et qu'étant devenu tout spirituel, il ne serait plus occupé que des perfections de Dieu."
Bernard de Clairvaux, Traité de l'amour de Dieu, 1126, Chapitre XV, § 39, Éditions Croisées, p. 64-65.
"Dieu donc demande qu'on le craigne comme Seigneur, qu'on l'honore comme père, et qu'on l'aime comme époux. Laquelle de ces trois choses est la plus excellente ? C'est l'amour. Sans lui la crainte est pénible, et l'honneur sans récompense. La crainte est servile tant qu'elle n'est pas affranchie par l'amour, et l'honneur qui ne part pas de l'amour n'est pas un honneur, mais une flatterie. Et certes l'honneur et la gloire ne surit dus qu'à Dieu, mais il n'acceptera ni l'une ni l'autre de ces deux choses, si elles ne sont comme assaisonnées du miel de l'amour. L'amour est seul suffisant par lui-même. L'amour est seul agréable par lui-même et pour lui-même. L'amour est à soi-même son mérite et sa récompense. Il ne cherche hors de soi, ni raison, ni avantage. J'aime parce que j'aime, j'aime pour aimer. L'amour est une grande chose, si néanmoins il retourne à son principe, s'il remonte à son origine et à sa source, s'il en tire toujours comme de nouvelles eaux pour couler sans cesse. De tous les mouvements de l'âme, l'amour est le seul par lequel la créature raisonnable peut en quelque sorte reconnaître les grâces qu'elle a reçues de son créateur. Par exemple, si Dieu est en colère contre moi, me mettrais-je aussi en colère contre lui ? Nullement. Mais je m'humilierai, je tremblerai devant lui, je lui demanderai pardon. De même s'il me reprend, je ne le reprendrai pas de mon côté, mais je reconnaîtrai qu'il me reprend avec justice. S'il me juge, je ne le jugerai pas, mais je l'adorerai. Lorsqu'il me sauve, il n'exige pas de moi que je le sauve, nique je le délivre, parce que c'est lui qui délivre et sauve tout le monde. S'il use de l'empire qu'il a sur moi, il faut que je le serve ; s'il me commande quelque chose, il faut que j'obéisse, et non pas que j'exige du Seigneur le même service ou la même obéissance que je lui rends. Quelle différence quand il s'agit de l'amour ! Lorsque Dieu aime, il ne demande autre chose que d'être aimé, parce qu'il n'aime qu'afin d'être aimé, sachant que ceux qui l'aiment deviendront bienheureux par cet amour même."
Bernard de Clairvaux, Sermon 83 sur le Cantique des cantiques, § 4.
"Ayant égard maintenant à la nature de la loi divine, nous verrons :
1° qu'elle est universelle, c'est-à-dire commune à tous les hommes, car nous l'avons déduite de la nature humaine prise dans son universalité ;
2° qu'elle n'existe pas qu'on ait foi dans des récits historiques, quel qu'en soit le contenu. Puisqu'en en effet cette Loi divine naturelle se connaît par la seule considération de la nature humaine, il est certain que nous pouvons la concevoir également bien en Adam et en un autre homme quelconque […] Et la foi dans les récits historiques, alors même qu'elle envelopperait une certitude, ne peut nous donner la connaissance de Dieu, ni, conséquemment, l'amour de Dieu. L'amour de Dieu naît de sa connaissance et la connaissance de Dieu doit se puiser dans des notions communes, certaines et connues par elles-mêmes. Il s'en faut donc de beaucoup que la foi dans les récits historiques soit une condition sans laquelle nous ne puissions parvenir au souverain Bien. Toutefois, si la foi dans les récits historiques ne peut nous donner la connaissance de l'amour de Dieu, nous ne nions pas que la lecture n'en soit très utile en ce qui concerne la vie civile […]
3° que cette loi divine naturelle n'exige pas de cérémonie rituelle, c'est-à-dire d'action qui en elle-même sont indifférentes et ne sont appelées bonnes qu'une vertu d'une institution, ou, si l'on préfère, n'exige pas d'action dont la justification surpasse l'humaine compréhension. La lumière naturelle en effet n'exige rien que n'atteigne cette lumière même...
4° que la plus haute récompense de la loi divine consiste à connaître cette loi même, c'est-à-dire Dieu, et à l'aimer en êtres vraiment libres, d'une âme pure et constante, tandis que le châtiment est la privation de ces biens et la servitude de la chair, c'est-à-dire une âme inconstante et flottante."
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, Chapitre V, trad. Charles Appuhn, GF, p. 89-90.
"Il y a trois divers degrés, ou trois états habituels de justes sur la terre. Les premiers ont un amour de préférence pour Dieu, puisqu' ils sont justes ; mais cet amour, quoique principal et dominant, est encore mélangé d' une crainte pour leur intérêt propre qui ne naît point d' un pur amour de charité pour eux-mêmes. Les seconds sont à plus forte raison dans un amour de préférence : mais cet amour, quoique principal et dominant, est encore mélangé d'un motif d'espérance pour leur intérêt, en tant que propre qui ne naît point d'un amour de charité pour eux-mêmes. C'est pourquoi saint Bernard nous parle d'une cupidité réglée par la charité qui se mêle toujours avec la charité même pendant cette vie. Ce n'est pas la charité qui en est le principe. La charité qui survient trouve cette cupidité et ne fait que la modérer, la soumettre, et la subordonner ainsi à la fin dernière. C'est pourquoi saint François De Sales représente la sainte résignation comme ayant encore des désirs propres, mais soumis. Elle se fait, dit-il, par manière d'effort et de soumission. Ces deux amours sont renfermés dans le quatrième état, que j'ai appelé état d'amour moins désintéressé. Les troisièmes, plus parfaits que les deux autres sortes de justes, ont un amour pleinement désintéressé, qui a été nommé pur, pour faire entendre qu'il n'est d'ordinaire excité par aucun autre motif, que celui d'aimer uniquement en elle-même et pour elle-même, la souveraine beauté de Dieu. C'est ce que les anciens ont exprimé, en disant qu'il y a trois états : le premier est des justes qui craignent encore par un reste d'esprit d'esclavage. Le second est de ceux qui espèrent encore pour leur propre intérêt, par un reste d'esprit mercenaire. Le troisième est de ceux qui méritent d'être nommés les enfants, parce qu'ils aiment le père sans aucun motif intéressé, ni d'espérance, ni de crainte. C'est ce que les auteurs des derniers siècles ont exprimé précisément de même sous d'autres noms équivalents. Ils en ont fait trois états. Le premier est la vie purgative, où l'on combat les vices par un amour mélangé d'un motif intéressé de crainte sur les peines éternelles. Le second est la vie illuminative, où l'on acquiert les vertus ferventes par un amour encore mélangé d'un motif intéressé pour la béatitude céleste. Enfin, le troisième est la vie contemplative, ou unitive, dans laquelle on demeure d' ordinaire uni à Dieu par l'exercice paisible du pur amour. Dans ce dernier état on ne perd jamais ni la crainte filiale, ni l'espérance des enfants de Dieu, quoiqu'on perde d'ordinaire tout motif intéressé de crainte et d'espérance."
Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, 1697, article 2.
"Ce qui prouve de la manière la plus claire et la plus irréfutable que dans la religion l'homme s'intuitionne comme objet divin, comme fin divine, et donc que dans la religion, il ne se rapporte qu'à sa propre essence, qu'à lui-même, c'est l'amour que Dieu porte à l'homme, amour qui est le fondement et le centre de la religion. Dieu aliène sa divinité pour l'homme. C'est là que réside l'impression sublimante de l'incarnation ; l'Être Suprême, sans besoin, s'humilie, s'abaisse pour l'homme. C'est pourquoi ma propre essence se donne en Dieu comme objet de mon intuition ; j’ai une valeur pour Dieu ; la signification divine de mon être me devient manifeste. Comment peut-on exprimer avec plus de hauteur la valeur de l'homme, que là où Dieu devient homme à cause de l'homme, et là où l'homme est le but final, l'objet de l'amour divin ? L'amour de Dieu pour l'homme est une détermination essentielle de l'être divin : Dieu est un Dieu qui m'aime, qui aime l'homme en général. C'est là qu'est l'accent, c'est là l'émotion fondamentale de la religion. L'amour de Dieu me fait aimer. L'amour de Dieu pour l'homme est le fondement de l'amour de l'homme pour Dieu. L'amour de Dieu est la cause qui éveille l'amour humain : « Aimons-le puisqu'il nous a aimés le premier ». Qu’aimer en Dieu ? L'amour, mais l'amour pour l'homme ! Si j’aime et adore l'amour avec lequel Dieu aime l'homme, est-ce que je n'aime pas l'homme, mon amour pour Dieu n'est-il pas, même indirectement, amour pour l’homme ? L'homme n'est-il donc pas le contenu de Dieu, lorsque Dieu aime l'homme ? N'est-ce pas le plus profond de moi que j'aime. [...]
Si Dieu aime l'homme, alors l'homme est le cœur de Dieu – le bien de l'homme, son affaire la plus intime. Si l'homme est l'objet de Dieu, n'est-il pas alors en Dieu, lui-même à lui-même objet ? Le contenu de l'être divin n'est-il pas l'être de l'homme, si Dieu est amour, l'homme étant le contenu essentiel de cet amour ? Fondement et centre de la religion, l'amour de Dieu pour l'homme n'est-il point l'amour de l'homme pour lui-même, objectivé, intuitionné comme la vérité suprême, comme l’être suprême de l’homme ?"
Ludwig Feuerbach, L'Essence du christianisme, 1841, trad. J.-P. Osier, Éd. Maspero, p. 181-182.
Date de création : 25/05/2012 @ 14:14
Dernière modification : 23/02/2022 @ 15:57
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