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Les expériences de pensée |
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"Considérons un homme qui, sur une route unie, pousse devant soi une voiture et qui brusquement cesse de le faire. La voiture continuera à parcourir une certaine distance avant de s'arrêter. Nous demandons: comment pourrait-on allonger cette distance ? On peut y arriver de différentes manières, en graissant les roues, par exemple, et en rendant la route plus unie. Plus aisément les roues tournent, plus la route est unie et plus longtemps la voiture continuera à se mouvoir. Et qu'a- t-on obtenu par le graissage et l'aplanissement ? Tout simplement ceci : les influences extérieures ont été réduites. L'effet de ce qu'on appelle frottement a été diminué, aussi bien dans les roues qu'entre celles-ci et la route. Ceci est déjà une interprétation théorique d'un fait patent; en réalité, elle est arbitraire. Un pas significatif de plus et nous aurons le véritable fil conducteur. Imaginez une route parfaitement unie et des roues sans aucun frottement. Il n'y aurait alors rien pour arrêter la voiture et elle continuerait à se mouvoir sans cesse. Cette conclusion est obtenue seulement en imaginant une expérience idéalisée, qui, en fait, ne peut jamais être réalisée, étant donné qu'il est impossible d'éliminer toutes les influences extérieures. L'expérience idéalisée met à nu le fil conducteur qui formait réellement le fondement de la mécanique du mouvement.
En comparant les deux méthodes pour approcher le problème, nous pouvons dire: la conception intuitive nous enseigne que plus grande est l'action et plus grande est la vitesse. La vitesse montre ainsi si, oui ou non, des forces extérieures agissent sur un corps. Le nouveau fil conducteur trouvé par Galilée est: si un corps n'est ni poussé, ni tiré, ni ne subit une action quelconque, ou, plus brièvement, si aucune force extérieure n'agit sur un corps, il se meut uniformément, c'est-à-dire toujours avec la même vitesse le long d'une ligne droite. Ainsi, la vitesse ne montre pas si, oui ou non, des forces extérieures agissent sur un corps. La conclusion de Galilée, qui est correcte, a été formulée une génération plus tard par Newton comme la loi de l'inertie. C'est habituellement la première loi physique que nous apprenons par cœur à l'école et certains d'entre nous se la rappellent encore :
Tout corps persévère dans son état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite, à moins qu'il ne soit déterminé à changer cet état par des forces agissant sur lui.
Nous avons vu que cette loi de l'inertie ne peut pas être dérivée directement de l'expérience, mais seulement pas la pensée spéculative compatible avec l'observation. L'expérience idéalisée ne peut jamais être effectivement réalisée, bien qu'elle conduise à une intelligence profonde des expériences réelles."
Albert Einstein et Léopold Infeld, L'évolution des idées en physique, 1938, tr. fr. Maurice Solovine, Flammarion, Champs, 1982, p. 11-12.
"La loi de Galilée dit que l'espace parcouru par un corps qui tombe, que ce soit verticalement ou selon une parabole, est lié proportionnellement au carré du temps que dure la chute ; soit e = 1/2 g t2, où l'expression quadratique t2 symbolise le fait que l'espace parcouru fait boule de neige. C'est une théorie qui a le double défaut d'être invérifiable et de méconnaître l'originalité des faits naturels ; elle ne correspond, ni à l'expérimentation, ni à l'expérience vécue. Passons sur la trop fameuse expérimentation de la tour de Pise : on sait aujourd'hui que Galilée ne la fit pas (le XVIIe est plein d'expérimentations qui ne furent faites qu'en pensée, et les expériences de Pascal sur le vide sont de celles-là) ou qu'il la fit mal ; les résultats en sont faux du simple au double. Quant à l'expérience du plan incliné, Galilée y recourut, faute de pouvoir faire le vide dans une enceinte ; mais de quel droit conclure d'une boule qui roule à une boule qui tombe ? Et pourquoi négliger ceci et retenir cela, tenir la résistance de l'air pour négligeable et l'accélération pour essentielle ? Et si la bonne clé était à chercher dans l'idée de bon sens qu'une boule tombe vite ou lentement selon qu'elle est de plomb ou de plume ? Aristote négligeait l'aspect quantitatif du phénomène, et on ne peut l'en blâmer, puisque Galilée néglige la nature du corps qui tombe. Au fait, sa loi est-elle si quantitative ? Elle est invérifiable faute de chronomètre (Galilée ne disposait que d'une clepsydre), faute d'enceinte et faute d'avoir déterminé la valeur de g. Elle est aussi vague qu'arbitraire (la formule e = 1/2 g t2 est vraie du coup d'accélérateur d'un automobiliste aussi bien que d'un corps qui tombe). Or elle est en contradiction avec notre expérience. Qu'y a-t-il de commun entre la chute verticale d'une boule de plomb, le vol plané d'une feuille et la trajectoire parabolique d'un javelot lancé intentionnellement par un tireur, sauf le mot de chute ? Galilée a été victime d'un piège du langage. S'il est une évidence, c'est la différence entre les mouvements libres (le feu monte, la pierre tombe) et les mouvements contraint (la flamme qu'on souffle vers le bas, la pierre qu'on lance vers le ciel) ; ces derniers mouvements finissent toujours par reprendre leur direction naturelle : les faits physiques ne sont pas des choses. Allons plus loin, revenons aux choses mêmes : ce sera pour nous souvenir qu'aucune chute ne ressemble à une autre, qu'il n'est de chutes que concrètes, que la perfection presque abstraite de la chute d'une boule de plomb est une limite plutôt qu'un type, qu'elle est une fiction trop rationnelle, comme l'homo œconomicus ; en fait, nul ne peut calculer ni prévoir une chute : on peut seulement la décrire idiographiquement, en faire l'histoire. La physique n'est pas une affaire de raison, mais d'entendement, de prudence : personne ne peut dire exactement combien durera la chute d'une feuille ; mais on peut dire que certains choses sont impossibles et que d'autres ne le sont pas : une feuille ne peut pas rester indéfiniment en l'air, de même qu'un cheval ne peut naître d'une brebis. La nature n'a pas de lois scientifiques, car elle aussi variable que l'homme ; mais elle a ses foedera[1], ses bornes constitutionnelles, comme l'histoire (par exemple, nous savons bien que l'eschatologie révolutionnaire est une impossibilité, qu'elle est contraire aux foedera historiae et que n'importe quoi ne peut arriver ; mais quant à dire ce qui arrivera précisément... Tout au plus peut-on penser que tel événement « favorise » la venue de tel autre). Nature ou histoire ont ainsi leurs bornes, mais à l'intérieur de ces bornes, la détermination est impossible."
Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, 1971, Points Histoire, 1979, p. 162-163.
Date de création : 27/11/2012 @ 18:20
Dernière modification : 06/07/2018 @ 09:11
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