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Texte à méditer :  C'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher.
  
Descartes
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Hors des sentiers battus
La mort comme horizon de notre existence
  "Le sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour, que si l'on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le mot bref de la mort, l'appel concis, mais stimulant de la vie, c'est : aujourd'hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une source d'énergie comme nulle autre ; elle rend vigilant comme rien d'autre. La mort incite l'homme charnel à dire : « Mangeons et buvons, car demain, nous mourrons ». Mais c'est là le lâche désir de vivre de la sensualité, ce méprisable ordre des choses où l'on vit pour manger et boire, et où l'on ne mange ni ne boit pour vivre. L'idée de la mort amène peut-être l'esprit plus profond à un sentiment d'impuissance où il succombe sans aucun ressort ; mais à l'homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l'exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course. Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend l'énergie. Alors le sérieux s'empare de l'actuel aujourd'hui même ; il ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante ; il n'écarte aucun moment comme trop court."

Kierkegaard, Sur une tombe, in L'existence, p. 212, PUF.

 

  "Le sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour, que si l'on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le mot bref de la mort, l'appel concis, mais stimulant de la vie, c'est : aujourd'hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une source d'énergie comme nulle autre ; elle rend vigilant comme rien d'autre. La mort incite l'homme charnel à dire : « Mangeons et buvons, car demain, nous mourrons ». Mais c'est là le lâche désir de vivre de la sensualité, ce méprisable ordre des choses où l'on vit pour manger et boire, et où l'on ne mange ni ne boit pour vivre. L'idée de la mort amène peut-être l'esprit plus profond à un sentiment d'impuissance où il succombe sans aucun ressort ; mais à l'homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l'exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course. Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend l'énergie. Alors le sérieux s'empare de l'actuel aujourd'hui même ; il ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante ; il n'écarte aucun moment comme trop court ; il travaille de toutes ses forces, à plein rendement [...]. Car en définitive, le temps est aussi un bien. Si un homme pouvait provoquer une période de disette dans la vie économique, il aurait du travail en temps de misère, le marchand fait des affaires. Dans le monde extérieur, il est vrai, un homme n'a peut-être pas ce pouvoir ; mais chacun le possède dans le monde de l'esprit. La mort amène disette de temps pour le mourant; [...] qui n'a entendu parler de la valeur infinie prise par un jour et parfois une heure quand la mort a rendu le temps précieux ! La mort peut cela, mais l'homme instruit du sérieux peut aussi, grâce à la pensée de la mort, rendre le temps précieux, de sorte que le jour et l'année prennent une valeur infinie."

 

Kierkegaard, Trois Discours sur des circonstances supposées, 1845, OC VIII, éd. De l'Orante, 199, p. 72.


 

  "[…] qu'est-ce qui peut conférer toute sa dignité à la vie, si ce n'est la mort ? Qu'aurions-nous à déposer sur l'autel de la vie, dans sa marche vers l'avenir, en l'absence de la mort ? Tout dans la vie deviendrait terne, gris, indifférent, quelconque ; et la vie elle-même ne mériterait plus d'être vécue.
  Qu'est donc la mort ?
 
 Qu'éprouvé-je en présence de la mort ? On pense involontairement au déchirement qu'on ressent quand elle nous ravit un être cher. Tout meurtri, on reste inconsolable en présence du vide que la mort vient creuser dans nos affections ; elle nous enlève nos « biens », elle les détruit et nous sortons comme appauvris de cette épreuve. Mais notre but n'est point de retracer ici une psychologie affective de la mort ; là nous l'envisageons toujours au travers de notre propre personnalité ; il y a là toujours une parcelle d'égocentrisme, d'égoïsme de notre part. Mais ici nous devons nous élever au-dessus de ce caractère de la mort et essayer de voir ce qu'il y a de plus général, de plus essentiel en elle. Nos réactions affectives seront toutes différentes en présence de la mort d'une personne aimée ou d'un inconnu ; il y a pourtant, semble-t-il, quelque chose qui ne fait jamais défaut, qui est commun à toutes ces situations : on se découvre devant un mort, on devient grave et, dans une attitude méditative, on se penche sur la fin d'une vie, non pas de la vie tout court, mais justement d'une vie. La mort fait surgir la notion d'une vie ; elle le fait en mettant fin à cette vie.
  Nulle part ailleurs il ne nous arrive de prendre contact d'une façon aussi intime avec la notion d'une vie que justement en présence de la mort. Cette notion nous semble être donnée d'une façon primitive par le phénomène de la mort. Sur la grande arène de la vie nous voyons tout autour de nous des événements, des actions, des heurts, des conflits, des souffrances, des épisodes, des tranches d'histoire, soit personnelle soit collective, nous voyons aussi des gens que nous envions, que nous plaignons, que nous admirons ou que nous aimons ; mais tout cela ce sont comme des actes d'une pièce de théâtre qui se suivent et s'enchaînent on ne peut mieux, il est vrai, qui nous font vibrer jusqu'au fond de notre être, mais qui, sans commencement ni fin, vont comme se perdre dans l'infini, ont quelque chose d'amorphe, d'imprécis en eux. Certes, en opposant les événements les uns aux autres, nous arrivons à reconstituer la trame d'une vie, mais à aucun moment, dans ce spectacle, la notion d'une vie ne se dresse d'une façon immédiate et synthétique devant nous. Au théâtre on fait tomber le rideau pour inviter le spectateur à rentrer chez lui ; sans cela il ne saurait pas si la pièce est terminée. Dans la vie, c'est la mort qui remplace le rideau, c'est elle qui marque la fin et cela non pas en ce sens, comme on pourrait le croire, qu'elle interrompt une vie qui m'est donnée par ailleurs, mais en ce sens qu'elle apporte avec elle la notion d'une vie, notion qui vient réunir en une seule unité synthétique tout ce qui a précédé cette mort. En présence de la mort, je vois toujours toute une vie se dresser devant mes yeux, et cela même quand j'ignore tout de celui à l'existence duquel elle vient de mettre fin. Qu'il soit en haillons ou revêtu d'étoffes somptueuses, qu'il soit entouré d'amis ou seul sur son grabat, elle me révèle toujours la même chose : une vie, une vie vient de s'achever. Le cadre d'une « biographie » m'est donné ainsi d'une façon immédiate.
 
Eugène Minkowski, Le temps vécu, 1933, PUF, 1995, p. 122-123.

 
  "Les années écoulées s'accumulent comme un lourd fardeau. Sous leur poids je me sens fléchir. Je marche courbé. C'est le déclin, comme si une force invisible m'attirait en bas, vers le sol, vers la tombe. Misères physiologiques de l'âge mûr, décrépitude physique de la vieillesse, me dira-t-on, Mais non, mais non, ce n'est pas cela seulement. Il ne s'agit pas seulement de l'aspect physiologique de la vieillesse vue du dehors, ni, non plus, du sentiment d'impuissance qui l'accompagne. Constater qu'on ne peut plus faire ce dont on était capable il y a encore deux ans, n'épuise point la situation. C'est en dedans aussi que nous vivons notre vieillissement ; nous le vivons même ainsi sous sa forme générale, Mais là non plus il ne s'agit pas de défaillance de la mémoire ou d'une diminution de notre ardeur à aimer ; ce sont là encore des faits trop concrets et contingents. Non, la vie passée se synthétise, se condense, pour nous rappeler la mort, sa compagne fidèle, et une partie de notre être semble pencher alors en bas, vers la tombe. II est temps alors de mourir.
  Certes, cet « en-bas » et cette « tombe » nous font penser au tombeau où sera placé notre cercueil ; nous sommes tout prêts à croire que c'est à cette cérémonie funéraire que nous empruntons ces images pour les transposer ensuite à l'intérieur de notre être. Mais en est-il réellement ainsi ? On dirait que l'image du tombeau, ou plus exactement de la marche progressive vers la tombe, se dessine en nous-mêmes, indépendamment des rites habituels d'ensevelissement. C'est à se demander même si ces rites sont autre chose qu'un prolongement, qu'une concrétisation du déclin tel qu'il nous est donné en nous primitivement. Nous portons nos morts en terre, car avant déjà la vie les faisait se pencher en-bas, vers la terre, et cela évidemment non pas au sens matériel du mot. Se rapprocher de la fin est pour nous en même temps se sentir attiré vers le bas, vers la matérialité, si nous osons nous exprimer ainsi, cela d'autant plus que la vie ne cesse point de palpiter en nous et que notre élan vital que notre âme, ne renonçant à aucun moment à ses aspirations, continue, dans son envolée, à s'échapper de la prison de la mort et à s'élever, de notre vivant s'entend, vers les cieux.
  En d'autres termes, si, comme nous le disions plus haut, nous marchons vers l'avenir inépuisable d'une part, et vers la mort d'autre part, simultanément, nous sentons une partie de notre être pencher de plus en plus vers en bas, tandis que l'autre partie, légère, immortelle impalpable, comme l'air que nous respirons, cherche toujours à s'élever vers le haut. Du fait de la mort, c'est comme une bifurcation qui se produit en nous, comme deux chemins qui, à partir d'un moment donné s'éloignent de plus en plus l'un de l'autre, l'un allant vers le bas, l'autre, au contraire, vers le haut. C'est une sorte de dualisme que nous vivons d'une façon immédiate en nous.
 Précisons cependant. C'est d'un dualisme vécu, d'un dualisme de nature dynamique qu'il s'agit ici. À aucun moment, il ne saurait être question de deux parties de notre être, venant, comme deux étages, se superposer l'un à l'autre. C’est dans le devenir d'une vie elle-même, d’une vie en pleine marche, que pénètre ce dualisme ; il y pénètre du fait de la mort. Cette marche de la vie, tout en restant une, semble se scinder comme en deux courants distincts, dont l'un, de plus en plus vulnérable, s'imprègne de plus en plus d'éléments palpables, matériels, terrestres, accessibles à l’usure du temps, pour enfin être réduit à néant, en devenant rien que matière, tandis que l'autre, dans sa marche incessante en avant, semble s'éloigner de plus en plus de cette matérialité, s'en dégage de plus en plus, pour en fin de compte... Dirons-nous pour terminer cette phrase : s'en détacher entièrement ? Ah, non, certes. N'allons pas trop vite ; ne nous laissons pas berner par le besoin de symétrie. C'est que le tout s'achève par la mort, bien qu'elle ne semble toucher qu'à un seul côté de l'existence."
 
Eugène Minkowski, Le temps vécu, 1933, PUF, 1995, p. 129-131.


  "Ce n'est pas ma propre mort, mais uniquement ma mortalité que je constate en présence de la mort d'autrui. Il y a comme un dédoublement dans le temps qui se produit ici ; la mort actuelle vient se refléter, sous forme d'un événement inéluctable, dans l'avenir. C'est ce qui nous faisait dire plus haut que le phénomène de la mort servait de modèle à la pensée empirique.
  Dans l'avenir, fait jusqu'ici uniquement d'élan et de dynamisme, une borne se pose maintenant. J'acquiers ma première connaissance au sujet de l'avenir. Je sais que je vais mourir, je sais que je ne serai plus.
 Le premier point fixe, la première précision pénètre ainsi dans le devenir, et cette première précision est apportée - et cela donne à réfléchir - non pas par une affirmation relative soit à ma propre vie, soit à la vie de mes semblables, mais par un phénomène à caractère négatif et destructeur, par la mort. La mort prend la force d'une date ; c'est la première date, du point de vue phénoménologique, qui vient s'inscrire ainsi dans le devenir.
  Certes, cette date n'a rien de précis en ce qui concerne son « quand ». La mort peut fort bien se produire à n'importe quel moment de l'existence. Inéluctable dans l'avenir, elle reste incertaine quant au moment précis où elle s'intégrera à ma vie, en venant y mettre fin. Ce double caractère de la mort veut être respecté. Notre pensée empirique, nos prévisions porteront sur tous les événements à venir, sauf sur le plus sûr parmi eux, sauf sur la mort. Je n'oublie évidemment pas les pronostics médicaux, mais ces pronostics, relatifs à l’évolution des maladies, se rapportent déjà à la première étape de la mort, et non à la vie elle-même. Ils n'ont point trait à ce qui vient d'être dit. Ce qui importe davantage, c'est que si nous connaissions d'avance, en pleine vie, la date de notre mort, nous ne pourrions probablement plus vivre du tout ; comme des obsédés, nous passerions notre temps penchés sur nos montres, en calculant le temps qu'il nous resterait encore à vivre. La date de la mort veut être ignorée dans la vie. Il n'empêche que c'est la mort qui nous fournit une donnée fondamentale, à savoir que quelque chose de précis doit se produire nécessairement dans l'avenir."
 
Eugène Minkowski, Le temps vécu, 1933, PUF, 1995, p. 135-136.


 "Dans la vie, la mort intervient sous deux aspects différents. D'une part, la mort est intimement liée à la vie, la suit comme une ombre ; chaque oeuvre accomplie marque la fin d'une tranche de notre vie ; de même, avec chaque sentiment qui atteint l'apogée pour décliner ensuite, nous enterrons une part de nous-mêmes. Au fur et à mesure que notre vie avance, cette « mort » ne fait qu'augmenter, elle aussi, pour enfin, quand notre vie semble avoir réalisé ce qu'il lui appartenait de réaliser, mettre fin, d'une façon naturelle, à notre devenir individuel.
 Cette mort est une partie intégrante de la vie ; nous ne marchons point vers elle, mais c'est elle, au contraire, qui nous suit pas à pas, en compagnon fidèle, incapable d'inspirer la moindre crainte. C'est, par rapport à la vie, la mort immanente. Mais à côté, il y a la mort transitive ; celle-ci, en force étrangère et hostile, vient du dehors détruire brutalement notre vie ; elle n'est plus liée du tout à l'épanouissement de la vie, mais au contraire, en est la négation ; elle inspire de la terreur. Il est probable que la mort transitive soit un produit de notre pensée qui cherche à se représenter, à objectiver la progression de la mort immanente, comme elle le fait aussi avec le temps vécu ; elle n'y réussit qu'en la déformant et cette image caricaturale, détachée de son fond naturel et venant s'opposer au moi vivant, nous remplit d'effroi."
 
Eugène Minkowski, Le temps vécu, 1933, PUF, 1995, p. 284.


  "Le futur ne nous offre-t-il donc aucune certitude ? Si l'homme, avide d'en découvrir une, recherche ce qu'il lui promet assurément, il trouve en lui la connaissance de sa mort : le futur contient notre fin, chaque minute du temps nous conduit vers elle. Par là tous les projets que nous pouvons faire apparaissent comme limités et finis, et nous savons que le temps à venir aura raison de nous. L'anxiété que nous cause l'avenir trouve en ceci une nouvelle raison d'être : elle n'est plus celle de l'incertitude, mais celle du néant. Et nous comprenons aisément que c'est par cette certitude de la mort que nos incertitudes se pénètrent d'angoisse. Toute action tente le cours du monde, déchaîne mille forces dont notre mort peut résulter. À strictement parler, nous ne pouvons concevoir aucune entreprise où notre vie ne soit en jeu : elle l'est même si nous ne faisons rien, du fait que nous continuons à être. Nous ne pouvons penser le futur sans penser à notre fin : aussi toute pensée du futur est-elle angoisse, et toute angoisse est-elle, par essence, tournée vers le futur."
 
Ferdinand Alquié, Le désir d'éternité, 1943, PUF, 1987, p. 44-45.

 
 
  "Ne s'accorde-t-on pas à reconnaître chez le passionné quelque refus de la condition humaine et de sa limitation, quelque désir de s'assimiler à l'infini et de se croire Dieu ? Tout ambitieux se perd par la démesure, et ne saurait borner ses désirs ; jamais le cupide n'est satisfait de ce qu'il possède, et Don Juan peut allonger toujours la liste de ses conquêtes sans parvenir à croire qu'il a trouvé l'amour. Renoncer à l'infini est pour l'homme difficile, et constitue pourtant la condition première d'une action conforme à notre pouvoir : l'accomplissement de notre tâche quotidienne et temporelle suppose l'abandon de l'éternité et, par là, il faut en convenir, une certaine acceptation du néant. Car il n'est de vie possible que si, une fois pour toutes, nous avons accepté la mort : il suffit de consulter notre conscience pour comprendre que, dans les conditions où nous sommes, une vie infinie ne serait plus une vie : sans désespoir et sans espoir, sans impatience ni crainte, elle ne saurait engendrer une action. Nous aurions, comme on dit, l'éternité devant nous, et l'on ne peut agir qu'en laissant derrière soi l'éternel, en se tournant vers le temps, en comprenant qu'il passe, et qu'il faut se hâter."
 
Ferdinand Alquié, Le désir d'éternité, 1943, PUF, 1987, p. 132-133.


  "Il est certaines activités que l'on accomplit pour « tuer le temps », comme s'il était parfois préférable qu'il soit mort. Cette boutade trahit une vérité profonde : toutes nos réflexions sur le temps sont certainement, sans que nous en ayons conscience, imprégnées par l'idée – et donc la crainte – de la mort. Nous disions plus haut que l'avenir, comme suite d'événements, est largement imprévisible, quand bien même nous nous efforcerions d'y introduire des programmes, des plans ou des régularités. Ce n'est pas tout à fait exact. Chacun de nous mourra. Loin de pouvoir tuer le temps, c'est lui qui nous dévore, comme le cruel titan Cronos de la mythologie dévorait ses enfants au fur et à mesure que son épouse Rhéa les mettait au monde. Son flux nous conduit tous au cimetière, sans exception. Notre mort est donc un événement certain, quoique à venir. Chacun sait constamment qu'un moment doit survenir pour lui où il n'y aura plus ni présent ni avenir. Un tel moment appartient en propre à chacun de nous, même si nous ignorons sa date. Nous ne pouvons pas le partager, car personne ne mourra à notre place. D'une certaine façon, le temps nous sépare déjà, ici et maintenant. C'est ce que Tolstoï a magnifiquement analysé dans La Mort d'Ivan Ilitch. Le personnage principal, Ivan Ilitch, atteint d'un cancer de l'intestin, se voit mourir à petit feu et se trouve progressivement séparé des autres, les parents, les proches, les vivants. Le temps est un imparable principe d'individuation[1]. Face à lui, un autre que moi ne peut pas être moi. [...]
  C'est pourquoi toutes nos réflexions sur le temps portent aussi, plus ou moins consciemment, sur notre mort. Inversement, à réfléchir sur le temps, nous nous sentons irrémédiablement mortels. L'avenir est nécessairement éprouvé par les êtres finis que nous sommes comme une anticipation de la mort. Ne sommes-nous pas tous des « galériens enchaînés à la mort », comme disait Kierkegaard le mélancolique ? Plus généralement, le temps est le support implicite de toute pensée de la genèse et de l'origine, de l'histoire et de la destinée. I1 est cette pure inquiétude dont toutes les vies humaines sont imprégnées. C'est pourquoi toute évocation du temps est chargée d'angoisses, de spleens, de fantasmes, d'espérances. Il n'y a qu'à examiner notre volonté, obstinée mais utopique, de retrouver le paradis perdu, de faire renaître le phénix, de revenir en arrière (le mot nostalgie vient du grec nostos, qui signifie « retour ») ; il n'y a qu'à sentir notre désir farouche de nous réincarner, de tendre à l'immortalité ; il n'y a qu'à voir notre fol mais persistant espoir d'inventer la machine à remonter le temps, ou de découvrir le mouvement perpétuel. Tous ces désirs, qui sont peut-être les plus fonciers de notre être, ne sont-ils pas engendrés par le sentiment d'impuissance que nous éprouvons face à l'irréversibilité du temps ? La flèche du temps n'est-elle pas l'image mobile de l'immobile épée de Damoclès ?

  Il existe des manières efficaces d'échapper à cette angoisse. Nous pouvons par exemple pencher pour la stratégie de l'évitement et de l'esquive, comme nous y invite à sa manière Baudelaire, quelque part dans ses Petits Poèmes en prose : « Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut nous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. » Les plus sobres d'entre nous essaieront plutôt (ou aussi) de transcender cette angoisse en se fabriquant un bouclier contre la flèche pointue du temps. Ils feront des enfants ou des livres, créeront une œuvre immortelle, laisseront leur nom dans l'histoire, acquerront considération, notoriété et gloire, s'anesthésieront d'occupations multiples, recourront à la chirurgie esthétique, posséderont des choses qui ne s'usent pas (de la pierre ou des pierres). Ainsi croyons-nous oublier, dans l'illusion de durer, de faire face à notre destin de mortel. Mais la mort, en fin de compte, ne se laisse jamais berner. Avec elle, nul biais ne dure et aucun leurre n'aboutit jamais.
  L'esprit de clan ou d'équipe fournit une autre voie échappatoire provisoire. Le fait d'appartenir à une communauté, à une Eglise, à une nation donne en effet le sentiment d'être un élément passager d'un grand corps immortel. Le groupe survivant à la mort de chacun de ceux qui le composent, aucun de ses membres ne meurt tout à fait quand il meurt. Les membres sont autant de maillons temporaires pour une chaîne qui n'a pas d'âge. Toute communauté ancienne et stable offre ainsi l'immortalité par délégation, l'éternité à temps partiel en quelque sorte. Les rites, les pratiques, les commémorations, les anniversaires sont autant de tentatives qui vont dans ce sens : elles installent des cycles et des répétitions au sein du temps linéaire et fuyant. Mais de toutes les parades au temps destructeur, l'amour, ou plutôt l'Amour, reste la plus belle, la plus joyeuse et la plus tonique, même si elle n'est peut-être pas moins illusoire que les autres."

 

Étienne Klein, Le temps, Paris : Flammarion 1995, p. 101-106.


[1] Individuation: "Ce qui différencie un individu d'un autre de la même espèce." (Le Petit Robert, 2007) ; "Distinction d'un individu des autres de la même espèce ou du groupe, de la société dont il fait partie ; fait d'exister en tant qu'individu." (ATILF, Trésor de la langue française informatisé [en ligne]).


Date de création : 23/05/2013 @ 15:31
Dernière modification : 12/06/2014 @ 14:36
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