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Texte à méditer :  Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger.   Terence
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Hors des sentiers battus
Histoire et progrès
  "Tout l'univers, il faut le reconnaître, progresse perpétuellement et avec une liberté entière, de sorte qu'il s'avance toujours vers une civilisation supérieure. De même, de nos jours, une grande partie de notre terre est cultivée, et cette partie deviendra de plus en plus étendue. Et bien qu'on ne puisse nier que de temps en temps certaines parties redeviennent sauvages et sont détruites ou ravagées, cela doit être entendu comme nous venons d'interpréter les afflictions des hommes, à savoir, que la destruction et le ravage mêmes favorisent la conquête future d'un plus grand bien, de façon que nous profitions en quelque manière du préjudice.
  Objectera-t-on, qu'à ce compte, il y a longtemps que le monde devrait être un paradis ? La réponse est facile. Bien que beaucoup de substances aient déjà atteint une grande perfection, la divisibilité du continu à l'infini fait que toujours demeurent dans l'insondable profondeur des choses des éléments qui sommeillent, qu'il faut encore réveiller, développer, améliorer et, si je puis dire, promouvoir à un degré supérieur de culture. C'est pourquoi le progrès ne sera jamais achevé."

 

Leibniz, "De la production originelle des choses", 1697, tr. fr. Paul Schreker, in Opuscules philosophiques choisis, Vrin, 2001, p. 191.


 

  "Un joueur qui ne parierait jamais que sur les séries les plus longues (de quelque façon qu'il conçoive ces séries) aurait toute chance de se ruiner. Il n'en serait pas de même d'une coalition de parieurs jouant les mêmes séries en valeur absolue, mais sur plusieurs roulettes et en s'accordant le privilège de mettre en commun les résultats favorables aux combinaisons de chacun. Car si, ayant tiré tout seul le 21et le 22, j'ai besoin du 23 pour continuer ma série, il y a évidemment plus de chances pour qu'il sorte entre dix tables que sur une seule.
  Or cette situation ressemble beaucoup à celle des cultures qui sont parvenues à réaliser les formes d'histoire les plus cumulatives[1]. Ces formes extrêmes n'ont jamais été le fait de cultures isolées, mais bien de cultures combinant, volontairement ou involontairement, leurs jeux respectifs, et réalisant par des moyens variés (migrations, emprunts, échanges commerciaux, guerres) ces coalitions dont nous venons d'imaginer le modèle. Et c'est ici que nous touchons du doigt l'absurdité qu'il il y a à déclarer une culture supérieure à une autre. Car, dans la mesure où elle serait seule, une culture ne pourrait jamais être « supérieure » [...]. Mais - nous l'avons dit plus haut - aucune culture n'est seule ; elle est toujours donnée en coalition avec d'autres cultures, et c'est cela qui lui permet d'édifier des séries cumulatives."
 
Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, 1952, Denoël, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987, p. 69-70.


  "L'élucidation parfaite, la connaissance achevée de la nécessité d'un événement historique peut, pour nous qui agissons, devenir un moyen d'apporter de la raison dans l'histoire ; mais l'histoire, considérée « en soi », n'a pas de raison, elle n'est pas une « essence » de quelque espèce que ce soit, ni un « esprit » devant lequel nous devrions nous incliner, ni une « puissance », mais une récapitulation conceptuelle des événements qui résultent du processus de vie social des hommes. Personne n'est appelé à la vie ou tué par l' « Histoire » ; l'histoire ne pose aucune tâche ni n'en résout aucune. Il n'y a que des hommes réels qui agissent, qui surmontent des obstacles, qui peuvent arriver à diminuer le mal individuel ou général qu'eux-mêmes ou les forces de la nature ont créé. L'autonomisation panthéiste de l'histoire en un être substantiel unitaire n'est rien d'autre qu'une métaphysique dogmatique. [...]
  L'éventualité d'un retour à la barbarie n'est jamais totalement exclue. Cette rechute peut être déterminée par des catastrophes extérieures, mais aussi par des causes qui dépendent des hommes eux-mêmes. Les grandes invasions sont certes un événement du passé ; mais sous la surface trompeuse du présent se cachent, à l'intérieur des États civilisés, des tensions qui peuvent très bien provoquer de terribles chocs en retour. Le Fatum ne règne sur les événements humains que dans la mesure où la société n'est pas capable de diriger ses affaires consciemment, dans son propre intérêt. Lorsque la philosophie de l'histoire contient encore l'idée d'un sens de l'histoire, obscur, mais agissant de façon autonome et souveraine (sens que l'on tente de représenter par des schémas, des constructions logiques et des systèmes), il convient de lui opposer qu'il n'y a dans le monde de sens et de raison que dans la stricte mesure où les hommes les réalisent en lui."

 

Max Horkheimer, Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l'histoire, Paris 1970, Pavot, p. 111-112 et 135.


 
  "[…] tout le monde va « dans le sens de l'histoire », tout le monde y compris les rétrogrades qui prétendent marcher en sens inverse et aller à l'encontre du progrès; tout le monde, et tout le temps; bon gré mal gré, volens nolens, disions-nous, tout le monde va de l'avant, les progressistes de bonne grâce et de bonne humeur, en abondant dans le sens du devenir et en accélérant son cours, les régressistes de mauvaise grâce, en freinant et retardant autant que possible l'irréversible évolution, en menant un combat d'arrière-garde toujours malheureux et même désespéré ; les progressistes allégrement et avec une spontanéité aussi relative que celle de l'amor fati dans le fatalisme stoïcien ou celle du sage dans le prédestinationisme de l'Harmonie préétablie, les traînards et les rétrogrades à leur corps défendant. Mais notre mauvaise volonté ne paralyse guère l'irréversible d'une manière appréciable, pas plus que notre bon vouloir ne le favorise. Et inversement si l'histoire était tout entière dégénérescence, et si une régénération de cette dégénérescence, c'est-à-dire un retour à l'innocence originelle s'avérait nécessaire, la rétrogradation ne compenserait nullement la dégradation, mais au contraire elle la précipiterait. L'inversion du progrès n'est pas moins impuissante. Même pour les doctrinaires de la réaction, qui sont en réalité des doctrinaires de la rétro- gradation progressive, il ne s'agit pas de ramener Louis XIV en personne sur le trône de Versailles, ni de coiffer d'une perruque poudrée la tête du président de la République, mais de restaurer l'équivalent moderne de la monarchie. Ce que Louis XVIII a « restauré » en 1815, ce n'est pas le statu quo ante, ce n'était déjà plus, ce ne pouvait être la monarchie d'avant la Révolution : 1789 était passé par là, et puis Napoléon et les convulsions terribles qui bouleversèrent le destin de la France et à jamais modifièrent son visage. En s'intitulant dix-huitième du nom, le restaurateur de la monarchie, renouant avec le passé là même où l'exécution de son prédécesseur l'avait interrompu, a voulu faire comme s'il ne s'était rien passé entre-temps, comme si les vingt-cinq années précédentes étaient nulles et non avenues; et il a tiré un trait sur tout cela ; […] Louis XVIII estimait sans doute qu'il ne s'est rien passé « depuis la chute de la monarchie légitime ». Pourtant la régression que souhaitent les réactionnaires est encore une progression, mais une progression sabotée, boiteuse et ralentie, une progression en perte de vitesse. On ne peut transformer le factum et encore moins le fecisse en infectum et le temps advenu en quelque chose d'inadvenu, nihiliser les faits accomplis. L'empreinte est partout présente, indélébile. Et c'est le cas de le dire : il en restera toujours quelque chose."
 
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 36-38.

[1] L'expression histoires cumulatives renvoie, dans Race et Histoire, à l'histoire des sociétés qui nous semblent progresser, par opposition aux sociétés prétendues "sans histoire" ("stationnaires").

 

  "Le passage de la religion à l'idéologie, tel que nous le voyons s'accomplir en Europe entre 1750 et 1850, de part et d'autre de la Révolution française, a son expression la plus spectaculaire dans le basculement du temps social légitime du « passé » vers « l'avenir ». La croyance religieuse est une croyance dans l'autorité du passé, la croyance politique qui émerge à la faveur de ce renversement est une croyance dans l'autorité du futur. Le passage du monde de l'hétéronomie au monde de l'autonomie tourne autour de l'avènement de la conscience historique, c'est-à-dire la conscience du caractère « producteur » du devenir. Toutes les sociétés sont historiques, dans la mesure où elles sont soumises au changement. Elles n'attribuent pas nécessairement pour autant un caractère générateur à ce changement. C'est même le contraire. Elles se sont pensées en général, à travers toute l'histoire, comme immuablement définies dans leur ordre essentiel par des puissances supérieures. C'est en cela que consiste proprement le choix de religion qui a dominé la plus grande partie de l'histoire humaine : dans ce déni de la puissance de se définir et de se constituer soi-même et dans l'attribution de ce pouvoir à d'autres, à des êtres d'une nature surnaturelle, ancêtres fondateurs, dieux ordonnateurs ou Dieu unique créateur. En regard, la rupture caractéristique des sociétés modernes réside dans la réappropriation de cette puissance de se faire. Elle passe par la reconnaissance de l'histoire comme engendrement de la collectivité par elle-même dans le temps. L'apparition du thème du « progrès » autour de 1750 en représente une première étape. L'autonomie se projette dans le devenir. Elle va consister, non dans le gouvernement abstrait de soi, mais dans la production concrète de soi. Aussi la conscience de l'histoire ne se résume-t-elle pas en une conscience passive de la force génératrice de la durée ; elle se prolonge dans une conscience active de la nécessité d'œuvrer à ces transformations productives. La société qui sort de la religion est une société qui s'organise en vue de son propre changement pour le mieux, une société où l'ensemble des activités individuelles et collectives s'oriente vers l'avenir, comme le temps par rapport auquel se mesure la puissance sur soi. Ce devenir qui a produit le monde où nous sommes appelle le déchiffrement et l'explication au passé. Il oblige à des choix au présent qu'il faut justifier. Il demande d'imaginer le futur, de le prévoir, d'en percer l'énigme. C'est à l'ensemble de ces réquisitions que va répondre l'idéologie comme croyance politique."

 

Marcel Gauchet, "Croyances religieuses, croyances politiques", 2000, in Le Pouvoir, l'État, la politique, Odile Jacob Poches, 2002, p. 262-263.


Date de création : 11/06/2013 @ 16:59
Dernière modification : 26/04/2024 @ 17:30
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