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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Hors des sentiers battus
Société et pouvoir

  "C'est la découverte de l'Amérique qui, on le sait, a fourni à l'Occident l'occasion de sa première rencontre avec ceux que, désormais, on allait nommer Sauvages. Pour la première fois, les Européens se trouvaient confrontés à un type de société radicalement différent de tout ce que jusqu'alors ils connaissaient, ils avaient à penser une réalité sociale qui ne pouvait prendre place dans leur représentation traditionnelle de l'être social en d'autres termes, le monde des Sauvages était littéralement impensable pour la pensée européenne. Ce n'est pas ici le lieu d'analyser en détail les raisons de cette véritable impossibilité épistémologique : elles se rapportent à la certitude, coextensive à toute l'histoire de la civilisation occidentale, sur ce qu'est et ce que doit être la société humaine, certitude exprimée dès l'aube grecque de la pensée européenne du politique, de la polis, dans l'œuvre fragmentaire d'Héraclite. À savoir que la représentation de la société comme telle doit s'incarner dans une figure de l'Un extérieure à la société, dans une disposition hiérarchique de l'espace politique, dans la fonction de commandement du chef, du roi ou du despote. Il n'est de société que sous le signe de sa division en maîtres et sujets. Il résulte de cette visée du social qu'un groupement humain ne présentant pas le caractère de la division ne saurait être considéré comme une société. Or, qui les découvreurs du Nouveau Monde virent-ils surgir sur les rivages atlantiques ? « Des gens sans foi, sans loi, sans roi », selon les chroniqueurs du XVIe siècle. La cause était entendue : ces hommes à l'état de nature n'avaient point encore accédé à l'état de société."

 

Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 8-9.



  "[…] tout nouveau-né dans la société subit moyennant sa socialisation l'imposition d'un langage ; or un langage n'est pas qu'un langage, c'est un monde. Il subit également l'imposition de conduites et de comportements, d'attractions et de répulsions, etc. Ce pouvoir instituant ne peut jamais être explicité complètement, il reste pour une bonne partie caché dans les tréfonds de la société. Mais en même temps toute société institue, et ne peut vivre sans instituer, un pouvoir explicite, à quoi je relie la notion du politique ; autrement dit, elle constitue des instances qui peuvent émettre des injonctions sanctionnables explicitement et effectivement. Pourquoi un tel pouvoir est-il nécessaire, pourquoi appartient-il aux rarissimes universaux du social-historique ? On peut le voir en constatant tout d'abord que toute société doit se conserver, se préserver, se défendre. Elle est constamment mise en cause, d'abord par le déroulement du monde, l'inframonde tel qu'il est avant sa construction sociale. Elle est menacée par elle-même, par son propre imaginaire qui peut resurgir et mettre en cause l'institution existante. Elle est aussi menacée par les transgressions individuelles, résultat du fait qu'au noyau de chaque être humain se trouve une psyché singulière, irréductible et indomptable. Elle est enfin menacée, jusqu'à nouvel ordre, par les autres sociétés. Aussi et surtout, chaque société est plongée dans une dimension temporelle immaîtrisable, un devenir qui est à faire, relativement auquel il y a non seulement des incertitudes énormes, mais des décisions qui doivent être prises.
  Ce pouvoir explicite, celui dont nous parlons en général lorsque nous parlons de pouvoir, qui concerne le politique, repose essentiellement non pas sur la coercition - il y a évidemment toujours plus ou moins de la coercition, laquelle, on le sait, peut atteindre des formes monstrueuses -, mais sur l'intériorisation, par les individus socialement fabriqués, des significations instituées par la société considérée. Il ne peut pas reposer sur la simple coercition, comme le montre l'exemple récent de l'effondrement des régimes de l'Est. Sans un minimum d'adhésion, ne fût-ce que d'une partie de la population, aux institutions, la coercition est inopérante. À partir du moment où, dans l'exemple des régimes de l'Est, l'idéologie que l'on voulait imposer à la population à la fois s'est effilochée, puis effondrée et a fait éclater son infinie platitude, à partir de ce moment-là la coercition, à terme, était condamnée de même que les régimes qui l'exerçaient – du moins dans un monde comme le monde moderne.

  Parmi ces significations qui animent les institutions d'une société, il en est une particulièrement importante: celle qui concerne l'origine et le fondement de l'institution, soit la nature du pouvoir instituant, et ce qu'on appellerait dans un langage moderne anachronique, européo-centrique ou, à la rigueur, sino-centrique, sa légitimation ou légitimité. À cet égard, une distinction cardinale est à faire, lorsque l'on inspecte l'histoire, entre sociétés hétéronomes et sociétés où le projet d'autonomie commence à émerger. J'appelle société hétéronome une société où le nomos, la loi, l'institution, est donné par quelqu'un d'autre - heteros. En fait, nous le savons, la loi n'est jamais donnée par quelqu'un d'autre, elle est toujours la création de la société. Mais, dans l'écrasante majorité des cas, la création de cette institution est imputée à une instance extra-sociale, ou, en tout cas, échappant au pouvoir et à l'agir des humains vivants. Il devient immédiatement évident que, aussi longtemps que cela tient, cette croyance constitue le meilleur moyen d'assurer la pérennité et l'intangibilité de l'institution. Comment pouvez-vous mettre en cause la loi, lorsque la loi a été donnée par Dieu, comment pouvez-vous dire que la loi donnée par Dieu est injuste, lorsque la justice n'est rien d'autre qu'un des noms de Dieu, comme vérité n'est rien d'autre qu'un des noms de Dieu, « car tu es la Vérité, la Justice et la Lumière » ? Mais cette source peut être évidemment autre que Dieu : les dieux, les héros fondateurs, les ancêtres - ou des instances impersonnelles, mais tout aussi extra-sociales, comme la Nature, la Raison ou l'Histoire.
  Or, dans cette masse historique immense de sociétés hétéronomes, une rupture survient dans deux cas […] Ces deux cas sont représentés par la Grèce ancienne d'un côté, et l'Europe occidentale à partir de la première Renaissance (XIe-XIIe siècles) que les historiens incluent encore à tort dans le Moyen Âge. Dans les deux cas, on trouve le début de la reconnaissance du fait que la source de la loi est la société elle-même, que nous faisons nos propres lois, d'où résulte l'ouverture de la possibilité de mettre en cause et en question l'institution existante de la société, qui n'est plus sacrée, ou en tout cas pas sacrée de la même manière qu'auparavant. Cette rupture, qui est en même temps une création historique, implique une rupture de la clôture de la signification telle qu'elle est instaurée dans les sociétés hétéronomes. Elle instaure du même coup la démocratie et la philosophie."

 

Cornelius Castoriadis, "Imaginaire politique grec et moderne", in Les Grecs, les Romains et nous. L'Antiquité est-elle moderne, Le Monde Éditions, 1991, p. 233-235.


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Date de création : 27/08/2013 @ 14:51
Dernière modification : 13/07/2014 @ 16:52
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