"Il faut nécessairement, en effet ou bien que tous les citoyens possèdent tous les biens en commun ; ou bien qu'ils n'aient rien en commun, ou enfin qu'ils aient en commun certains biens à l'exclusion de certains autres. [...]
Cependant il est évident que, le processus d'unification se poursuivant avec trop de rigueur, il n'y aura plus d'État : car la cité est par nature une pluralité, et son unification étant par trop poussée, de cité elle deviendra famille, et de famille individu : en effet, nous pouvons affirmer que la famille est plus une que la cité, et l'individu plus un que la famille. Par conséquent, en supposant même qu'on soit en mesure d'opérer cette unification, on doit se garder de le faire, car ce serait conduire la cité à sa ruine. La cité est composée non seulement d'une pluralité d'individus, mais encore d'éléments spécifiquement distincts : une cité n'est pas formée de parties semblables, car autre est une symmachie[1] et autre une cité. [...]
Il faut assurément qu'en un certain sens la famille forme une unité, et la cité également, mais cette unité ne doit pas être absolue. Car il y a, dans la marche vers l'unité, un point passé lequel il n'y aura plus de cité, ou passé lequel la cité, tout en continuant d'exister, mais se trouvant à deux doigts de sa disparition, deviendra un État de condition inférieure : c'est exactement comme si d'une symphonie on voulait faire un unisson, ou réduire un rythme à un seul pied."
Aristote, La politique, II, 1, 2 et 5.
[1] Une symmachie est une alliance militaire entre plusieurs cités grecques, afin d'atteindre un but précis.
"Pour les Anciens, toute société humaine apparaît composée de parties multiples, différenciées par leurs fonctions ; mais en même temps, pour que cette société forme une polis, il faut qu'elle s'affirme sur un certain plan comme une et homogène. La politeia désignant à la fois le groupe social pris dans son ensemble (la société) et l'État au sens strict, il est difficile d'en faire une théorie entièrement cohérente puisque, selon la perspective où l'on se place, cette politeia se présente tantôt comme multiple et hétérogène (différenciation des fonctions sociales), tantôt comme une et homogène (aspect égalitaire et commun des prérogatives politiques définissant, comme tel, le citoyen). L'embarras d'un Aristote en la matière est significatif : polémiquant contre Platon auquel il reproche de vouloir réaliser par son régime communautaire l'unité la plus complète de l'État, Aristote écrit qu'à force de s'unifier la cité cesserait d'être une cité, puisque la polis (comme groupe humain) est par sa nature pluralité, et qu'elle ne peut naître à partir d'individus semblables ; ce qui ne l'empêche pas d'affirmer quelques lignes plus loin que la polis (comme État) reposant sur l'égalité et la réciprocité, le pouvoir doit être partagé également entre tous les citoyens qui l'exerceront à tour de rôle et qui seront considérés, hors de leurs charges, comme semblables. Sa conclusion ne parvient pas à lever cette antinomie. Quand il écrit : « La polis, qui est pluralité, doit être faite, par l'éducation, commune et une »[1], il se borne à formuler le problème que toute la pensée politique a cherché à résoudre et qui tient à la double nature de la politeia, entendue au sens strict : elle ne se confond pas entièrement avec la vie du groupe ; il y a des activités qu'on peut dire sociales – parce qu'elles sont indispensables à la vie en groupe et qu'elles mettent les hommes en relation les uns avec les autres – qui lui restent extérieures ; mais cependant, définissant ce qui est commun par opposition à ce qui est privé, la politeia exprime l'essence même de toute vie sociale ; celui qui est hors de la politeia est d'une certaine façon aussi hors société. Législateurs, hommes d'état, philosophes, apporteront à ce problème des réponses diverses, mais ils le poseront toujours dans les mêmes termes, ce qui confère à la pensée politique grecque, par delà ses dissonances ou ses contradictions, une orientation commune. Que la politeia ait été étendue à l'ensemble du corps social formé par les hommes libres d'une cité ou limitée à un groupe plus restreint, qu'il y ait ou non chez les membres de la cité des distinctions quant à leur droit d'exercer en commun le pouvoir, il s'est toujours agi de constituer les citoyens en une collectivité véritablement une, en dépit de toutes les différences opposant les uns aux autres les individus qui la composent."
Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, 1965, "Espace et organisation politique en Grèce ancienne", Éd. Maspéro, t. 1, p. 223-224.
[1] Aristote, Politique, 1263 b 35-37.
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Date de création : 25/09/2013 @ 15:13
Dernière modification : 24/02/2014 @ 16:27
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