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Texte à méditer :  Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.  David Hume
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Hors des sentiers battus
L'espace de la cité grecque

  "La polis se distinguait de la famille en ce qu'elle ne connaissait que des « égaux », tandis que la famille était le siège de la plus rigoureuse inégalité. Être libre, cela signifiait qu'on était affranchi des nécessités de la vie et des ordres d'autrui, et aussi que l'on était soi-même exempt de commandement. Il s'agissait de n'être ni sujet ni chef. Ainsi, dans le domaine de la famille la liberté n'existait pas, car le chef de famille, le maître, ne passait pour libre que dans la mesure où il avait le pouvoir de quitter le foyer pour entrer dans le domaine politique dont tous les membres étaient égaux. Certes, cette égalité était fort différente de celle que nous concevons aujourd'hui : elle voulait dire que le citoyen vivait au milieu de ses pairs et n'avait à traiter qu'avec eux ; elle supposait l'existence d'hommes « inégaux » qui, en fait, constituaient toujours la majorité de la population d'une cité. Par conséquent, l'égalité loin d'être liée à la justice, comme aux temps modernes, était l'essence même de la liberté : on était libre si l'on échappait à l'inégalité inhérente au pouvoir, si l'on se mouvait dans une sphère où n'existait ni commandement ni soumission."

 

Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, 1958, tr. fr. Georges Fradier, Pocket, Agora, 1994, p. 70-71.



  "La polis proprement dite n'est pas une cité en sa localisation physique ; c'est l'organisation du peuple qui vient de ce que l'on agit ensemble, et son espace véritable s'étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en quelque lieu qu'ils se trouvent. « Où que vous alliez, vous serez une polis » : cette phrase célèbre n'est pas seulement le mot de passe de la colonisation grecque ; elle exprime la conviction que l'action et la parole créent entre les participants un espace qui peut trouver sa localisation juste presque n'importe quand et n'importe où. C'est l'espace du paraître au sens le plus large : l'espace où j'apparais aux autres comme les autres m'apparaissent, où les hommes n'existent pas simplement comme d'autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition.
  Cet espace n'existe pas toujours, et bien que tous les hommes soient capables d'agir et de parler, la plupart d'entre eux n'y vivent pas : tels sont dans l'antiquité l'esclave, l'étranger et le barbare ; le travailleur ou l'ouvrier dans les temps modernes ; l'employé et l'homme d'affaires dans notre monde. En outre nul ne peut y vivre constamment. En être privé signifie que l'on est privé de réalité, réalité qui, humainement et politiquement parlant, ne se distingue pas de l'apparence. La réalité du monde est garantie aux hommes par la présence d'autrui, par le fait qu'il apparaît à tous."

 

Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, 1958, tr. fr. Georges Fradier, Pocket, Agora, 1994, p. 258.



  "Dans la cité grecque parvenue à son apogée, la sphère de la polis, la chose commune à tous les citoyens libres (koïné), est strictement séparée de la sphère de l’oïkos qui est propre à chaque individu. La sphère publique se déroule sur la place du marché, l’agora ; mais elle n’est pas en quelque sorte dépendante de ce lieu : la sphère publique se constitue au sein du dialogue (lexis) qui peut également revêtir la forme d’une consultation ou d’un tribunal, tout comme au sein de l’action menée en commun (praxis) qu'il s'agisse alors de la conduite de la guerre ou des jeux guerriers. Lorsqu'il s'agit de légiférer, on fait souvent appel à des étrangers ; promulguer des lois n'est pas proprement une tâche de caractère public. Le régime politique repose, comme on sait, sur l'esclavage sous sa forme patriarcale. Les citoyens sont en effet dispensés d'un travail productif ; leur participation à la vie publique dépend néanmoins de leur autonomie privée dans la mesure où ils sont « maîtres d'une maison » (oikodes-potès). La sphère privée dépend de la maison, et non pas seulement à cause du terme grec qui la désigne. Posséder des biens meubles et disposer d'une force de travail ne constituent nullement un équivalent du pouvoir qu'exerce le maître sur l'économie domestique et la famille ; de même, à l'inverse, être pauvre et ne pas posséder d'esclaves suffit à interdire l'accès à la polis - la proscription (l'ostracisme), l'expropriation et la destruction de la maison sont une seule et même chose. La position qu'on occupe dans la polis repose sur le statut d'oïkodespotès. À l'abri de son autorité s'accomplissent la reproduction de la vie, le travail des esclaves, les tâches des femmes, les naissances et les décès ; le règne de la nécessité et de la finitude reste enfoui à l'ombre de la sphère privée. Et c'est sur ce fond que se détache la sphère publique, au sens que les Grecs lui donnaient : c'est-à-dire tel un monde de liberté et de pérennité. C'est seulement dans sa lumière que ce qui est apparaît véritablement et que tout devient pour tous tangible.
  Dans le dialogue que les citoyens entretiennent, les choses viennent au langage et en reçoivent forme ; dans la lutte des égaux, les meilleurs se distinguent et accèdent à leur essence : l'immortalité de la gloire. De même qu'au sein des limites de l'oïkos, les misères de l'existence et la conservation des moyens de subsistance sont honteusement dissimulés, la polis donne libre cours à ce qui permet de se distinguer glorieusement : les citoyens, d'égal à égal (homoïoï), ont volontiers commerce entre eux, mais chacun s'efforce d'exceller (aristoïeïn). Ce n'est que dans le cadre de la sphère publique que les citoyens valeureux dont Aristote dresse le catalogue se confirment comme tels, et c'est d'elle qu'ils attendent d'être reconnus."

 

Jürgen Habermas, L'espace public, 1962, tr. fr. Marc B. de Launay, Payot, 1997, p. 15-16.



  "Le régime de la cité nous a paru solidaire d'une conception nouvelle de l'espace, les institutions de la Polis se projetant et s'incarnant dans ce qu'on peut appeler un espace politique. On notera à cet égard que les premiers urbanistes, comme Hippodamos de Milet, sont en réalité des théoriciens politiques : l'organisation de l'espace urbain n'est qu'un aspect d'un effort plus général pour ordonner et rationaliser le monde humain. Le lien entre l'espace de la cité et ses institutions apparaît encore très clairement chez Platon et Aristote.
  Le nouvel espace social est centré. Le kratos, l'archè, la dunasteia ne sont plus situés au sommet de l'échelle sociale, ils sont disposés es meson, au centre, au milieu du groupe humain. C'est ce centre qui est maintenant valorisé ; le salut de la polis repose sur ceux qu'on appelle hoi mesoi, parce qu'étant à égale distance des extrêmes ils constituent un point fixe pour équilibrer la cité. Par rapport à ce centre,  les individus et les groupes occupent tous des positions symétriques. L'agora, qui réalise sur le terrain cet ordonnancement spatial, forme le centre d'un espace public et commun. Tous ceux qui y pénètrent se définissent, par là même, comme des égaux, des isoi. Par leur présence dans cet espace politique ils entrent, les uns avec les autres, dans des rapports de parfaite réciprocité. L'institution de la Hestia koinè, du Foyer public, est symbole de cette communauté politique : installé dans le Prythanée, en général sur l'agora, le Foyer public se trouve, dans ses liens avec les multiples foyers domestiques, comme à égale distance des diverses familles constituant la cité ; il doit toutes les représenter sans s'identifier à l'une plutôt qu'à l'autre. Espace centré, espace commun et public, égalitaire et symétrique, mais aussi espace laïcisé, fait pour la confrontation, le débat, l'argumentation, et qui s'oppose à l'espace religieusement qualifié de l'Acropole comme le domaine des hosia, des affaires profanes de la cité humaine, à celui des heria, des intérêts sacrés qui concernent les dieux."

 

Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, 1962, chap. IV, PUF, 2013, p. 137-138.


 

  "Il me semble que si la cosmologie grecque a pu se libérer de la religion, si le savoir concernant la nature s'est désacralisé, c'est parce que, dans le même temps, la vie sociale s'était elle-même rationalisée, que l'administration de la cité était devenue une activité, pour la plus grande part, profane. Mais il faut aller plus loin. En dehors de la forme rationnelle et positive de l'astronomie, il faut s'interroger sur son contenu et rechercher son origine.  Comment les Grecs ont-ils formé leur nouvelle image du monde ? Ce qui caractérise, avons nous dit, l'univers d'Anaximandre[1], c'est son aspect circulaire, sa sphéricité. Vous savez à quel point le cercle prend aux yeux des Grecs une valeur privilégiée. Ils y voient la forme la plus belle, la plus parfaite. L'astronomie doit rendre raison des apparences, ou suivant la formule traditionnelle « sauver les phénomènes », en construisant des schémas géométriques où les mouvements de tous les astres se feront suivant des cercles. Or on doit constater que le domaine politique apparaît aussi solidaire d'une représentation de l'espace qui met accent, de façon délibérée, sur le cercle et sur le centre, en leur tonnant une signification très définie. On peut dire à cet égard que l'avènement de la cité se marque d'abord par une transformation de l'espace urbain, c'est-à-dire du plan des villes. C'est dans le monde grec, d'abord sans doute dans les colonies, qu'apparaît un plan de cité nouveau où toutes les constructions urbaines sont centrées autour d'une place qui s'appelle l'agora. Les Phéniciens sont es commerçants qui, plusieurs siècles avant les Grecs, sillonnent toute la Méditerranée. Les Babyloniens aussi sont des commerçants qui ont mis au point des techniques commerciales et bancaires plus perfectionnées que celles des Grecs. Ni chez les uns, ni chez les autres on ne rencontre d'agora. Pour qu'il y ait une agora il faut un système de vie sociale impliquant, pour toutes les affaires communes, un débat public. C'est pourquoi nous voyons apparaître la place publique seulement dans les villes ioniennes et grecques. L'existence de l'agora est la marque de l'avènement des institutions politiques de la cité."

 

Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, 1965, Éd. Maspéro, t.1, p.178-179.


 

  "Au début du Chant II de l'Odyssée, Télémaque convoque ainsi l'agora, c'est-à-dire il rassemble l'aristocratie militaire d'Ithaque. Le cercle établi, Télémaque s'avance à l'intérieur et se tient en méso, au centre ; il prend en main le sceptre et parle librement. Quand il a fini, il sort du cercle, un autre prend sa place et lui répond. Cette assemblée d' «égaux », que constitue la réunion des guerriers, dessine un espace circulaire et centré où chacun peut librement dire ce qui lui convient. Ce rassemblement militaire deviendra, à la suite d'une série de transformations économiques et sociales, l'agora de la cité où tous les citoyens (d'abord une minorité d'aristocrates, puis l'ensemble du démos) pourront débattre et décider en commun des affaires, qui les concernent collectivement. Il s'agit donc d'un espace fait pour la discussion, d'un espace public s'opposant aux maisons privées, d'un espace politique où l'on discute et où l'on argumente librement. [...] Le groupe humain se fait donc de lui-même l'image suivante : à côté des maisons privées, particulières, il y a un centre où les affaires publiques sont débattues, et ce centre représente tout ce qui est « commun », la collectivité comme telle. Dans ce centre chacun se trouve l'égal de l'autre, personne n'est soumis à personne. Dans ce libre débat qui s'institue au centre de l'agora, tous les citoyens se définissent comme des isoï ; des égaux, des omoïoï des semblables. Nous voyons naître une société où le rapport de l'homme avec l'homme est pensé sous la forme d'une relation d'identité, de symétrie, de réversibilité. Au lieu que la société humaine forme, comme l'espace mythique, un monde à étages avec le roi au sommet et au-dessous de lui toute une hiérarchie de statuts sociaux définis en termes de domination et de soumission, l'univers de la cité apparaît constitué par des rapports égalitaires et réversibles où tous les citoyens se définissent les uns par rapport aux autres comme identiques sur le plan politique. On peut dire qu'en ayant accès à cet espace circulaire et centré de l'agora, les citoyens entrent dans le cadre d'un système politique dont la loi est l'équilibre, la symétrie, la réciprocité."

 

Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, 1965, Éd. Maspéro, t.1, p.179-180.


 

  "Ce qui caractérise l'espace de la cité, c'est qu'il apparaît organisé autour d'un centre. Par les significations politiques qui lui sont attribuées, le centre revêt une importance exceptionnelle. D'une part, il s'oppose, en tant que centre, à tout le reste de l'espace, chaque position particulière se définissant à partir de lui et par rapport à lui. Comme le dit une inscription particulière de Ténos : au centre, c'est la collectivité ; en dehors, c'est le particulier […] Le meson, le milieu, définit donc, par opposition à ce qui est privé, particulier, le domaine du commun, du public. Si différents que soient, par la résidence la famille, la richesse, les citoyens ou plutôt les maisons qui composent une cité, ils forment, par leur participation commune à ce centre unique, une [communauté] politique. Davantage, en dépit de leur diversité, voire de leurs oppositions, ils se trouvent définis par leur rapport à ce centre comme des Isoi, des égaux, des omoioï, des semblables. Symétriquement organisé autour d'un centre, l'espace politique, au lieu de former comme dans les monarchies orientales une pyramide dominée par le roi avec, du haut en bas, une hiérarchie de pouvoirs, de prérogatives et de fonctions, se dessine suivant un schéma géométrisé de relations réversibles, dont l'ordre se fonde sur l'équilibre et la réciprocité entre égaux. […] déposer le pouvoir au centre, c'est arracher le privilège de la suprématie à tout individu particulier, pour que nul ne domine plus personne. Fixé au centre, le cratos échappe à l'appropriation pour devenir commun à tous les membres de la collectivité. Chacun commande et obéit, à soi et aux autres tout à la fois. Pour les citoyens d'une cité c'est une seule et même chose de déposer le cratos au centre et de s'affirmer libres de toute domination."

 

Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, 1965, Éd. Maspéro, t.1, p.185-186.


[1]Philosophe et savant grec 610-546 av. J.-C.

 

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Date de création : 05/02/2014 @ 16:39
Dernière modification : 06/04/2014 @ 09:04
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