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Texte à méditer :  La raison du plus fort est toujours la meilleure.
  
La Fontaine
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Hors des sentiers battus
L'aspect historico-culturel de l'espace

  "Venise. Prenons ce cas exemplaire. Oui, espace unique, merveille. (Œuvre d'art ? non, pas de plan préconçu. Elle naquit des eaux. Et cependant, avec lenteur, pas comme Aphrodite, en un instant. À l'origine, il y eut un défi (à la nature, aux ennemis) et un but (le commerce). L'espace occupé sur la lagune, en utilisant les marécages, hauts-fonds, débouchés vers le large, ne peut se séparer d'un espace plus vaste, l'espace des échanges commerciaux, qui pour lors, n'étaient pas encore mondialisés, mais surtout méditerranéens et orientaux. Il a fallu la continuité d'un grand dessein, d'un projet pratique, d'une caste politique, la thalassocratie, l'oligarchie marchande. Depuis les premiers pilotis plantés dans la vase de la lagune, chaque place a été projetée, puis réalisée par des gens : des « chefs » politiques, le groupe qui les appuyait, ceux qui travaillaient à la réalisation. Après les exigences pratiques du défi à la mer – le port, les routes maritimes – vinrent les rassemblements, les fêtes, les rites grandioses (le mariage du doge et de la mer) avec l'invention architecturale. Ici se perçoit la liaison entre un lieu élaboré par une volonté et par une pensée collectives, et les forces productives de l'époque. Ce lieu a été travaillé. Planter les pilotis, construire les quais et installations portuaires, édifier les palais, ce fut aussi un travail social, accompli dans des conditions difficiles et sous les décisions contraignantes d'une caste qui en profitait largement. À travers l'œuvre, n'y a-t-il pas production ? Le surproduit social, antérieur à la plus-value capitaliste, ne l'annonçait-il pas? Avec cette différence : à Venise, le surtravail et le surproduit social se réalisaient et se dépensaient principalement sur place : dans la ville. L'usage esthétique de ce surproduit, selon les goûts de gens prodigieusement doués, et pour tout dire hautement civilisés malgré leur dureté, ne peut masquer son origine. Cette splendeur aujourd'hui déclinante repose à sa manière sur les gestes répétitifs des charpentiers et maçons, des matelots et débardeurs. Et des patriciens gérant leurs affaires au jour le jour. Pourtant, à Venise, tout dit et tout chante la diversité des jouissances, l'invention dans les fêtes, dans les plaisirs, dans les rites somptueux. S'il s'agit de maintenir la distinction entre l'œuvre et le produit, cette distinction n'a qu'une portée relative. Peut-être découvrira-t-on entre ces deux termes une relation plus subtile que celle qui consiste soit en une identité, soit en une opposition. Toute œuvre occupe un espace, l'engendre, le façonne. Tout produit, occupant aussi un espace, circule dans l'espace. Quelle relation entre ces deux modalités de l'espace occupé ?
  Même à Venise, l'espace social se produit et se reproduit en connexion avec les forces productives (et les rapports de production). Les forces productives, au cours de leur croissance, ne se déploient pas dans un espace préexistant, vide, neutre, ou seulement déterminé géographiquement, climatiquement, anthropologiquement, etc. Il n'y a aucune raison de séparer l'œuvre d'art du produit jusqu'à poser la transcendance de l'œuvre. S'il en est ainsi, tout espoir n'est pas perdu de retrouver un mouvement dialectique tel que l'œuvre traverse le produit et que le produit n'engloutisse pas la création dans le répétitif.

  Ni la nature – le climat et le site – ni l'histoire antérieure ne suffisent à explique un espace social. Ni la « culture ». De plus, la croissance des forces productives n'entraîne .pas la constitution d'un espace ou d'un temps qui en résulteraient selon un schéma causal. Des médiations et médiateurs s'interposent : groupes agissants, raisons dans la connaissance, dans l'idéologie, dans les représentations. Un tel espace contient des objets très divers, naturels et sociaux, des réseaux et filières, véhicules d'échanges matériels et d'information. Il ne se réduit ni aux objets qu'il contient ni à leur somme. Ces « objets » ne sont pas seulement des choses, mais des relations. En tant qu'objets, ils possèdent des particularités connaissables, contours et formes. Le travail social les transforme ; il les situe autrement dans des ensembles spatio-temporels, même quand il respecte leur matérialité, leur naturalité : celle d'une île, d'un golfe, d'un fleuve, d'une colline, etc."

 

Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 92-94.


 

 "La Toscane. À partir du XIIIe siècle à peu près, l'oligarchie urbaine (commerçants, bourgeois) transforme les domaines seigneuriaux (les latifundia) qu'elle possède par héritage ou qu'elle acquiert. Sur ces terres, elle installe le « colonat partiaire » : des métayers au lieu des serfs. Le métayer reçoit sa part du produit; il a donc intérêt à produire, plus que l'esclave ou le serf. Le mouvement qui se produit alors et qui produit une nouvelle réalité sociale ne se base ni sur la ville (l'urbain) prise à part, ni sur la campagne prise à part, mais sur leur rapport (dialectique) dans l'espace à partir de leur histoire. La bourgeoisie urbaine veut à la fois nourrir les gens des villes, investir dans l'agriculture, s'appuyer sur le territoire entier, alimenter le marché des céréales, des laines, des peaux, sous son contrôle. Elle transforme donc le pays et le paysage, sur plan préconçu et suivant un modèle : les poderi, maisons des métayers, se groupent autour des palais où séjourne, à l'occasion, le propriétaire, où habite son régisseur. Des allées de cyprès relient les poderi au palais. Que symbolise le cyprès ? La propriété, l'immortalité, la perpétuité. Et voici que les allées de cyprès s'inscrivent dans le paysage, lui donnant à ta fois une profondeur et un sens. Les arbres, les allées, se recoupant, découpent les terroirs et les organisent. Dans le paysage, la perspective s'indique; elle s'achève sur la place urbaine, entre les architectures qui la cernent. Un espace a été engendré par la ville et la campagne et leurs relations, espace que les peintres (école de Sienne, la première en Italie) vont dégager, formuler, développer.
  En Toscane et ailleurs dans la même époque (en France, que l'on retrouvera plus loin à propos de « l'histoire de l'espace », il n'y a pas eu seulement production matérielle et apparition de formes sociales, ou encore production sociale de réalités matérielles. Les formes sociales nouvelles ne se sont pas « inscrites » dans l'espace préexistant. L'espace produit ne fut ni rural ni urbain, mais résultat de leur relation spatiale nouvellement engendrée.

  Cause et raison de cette transformation : la croissance des forces productives, celles de l'artisanat, de l'industrie naissante, celles de l'agriculture. Mais la croissance n'agit qu'à travers le rapport social « ville-campagne », et par conséquent à travers les groupes moteurs du développement : l'oligarchie urbaine, une fraction des paysans. Résultat : ne plus grande richesse, donc un plus grand surproduit, résultat qui réagit sur ses conditions. Le luxe, la construction des palais et monuments permettent aux artistes et d'abord aux peintres de dire à leur manière ce qui se fait, de faire voir ce qu'ils discernent. Ils découvrent, ils théorisent la perspective parce qu'un espace en perspective leur est offert : parce que cet espace a été produit. L'œuvre  et le produit ne se distinguent qu'à travers l'analyse rétrospective. Une séparation absolue, une coupure, tuerait le mouvement générateur ou plutôt ce qui nous en reste : un concept. Cette croissance, et le développement solidaire, n'allaient pas sans multiples conflits, sans luttes de classes (entre aristocratie et bourgeoisie montante, entre le « popolo minuto » et le « popolo grosso », dans la ville, entre les gens des villes et ceux des campagnes, etc.). Cet enchaînement correspond jusqu'à un certain point à la « révolution communale », dans une partie de la France et de l'Europe; mais le lien des divers aspects du processus global est mieux connu qu'ailleurs, plus marqué, avec des effets plus éclatants.
  À la fin de ce processus émerge une nouvelle représentation de l'espace : la perspective visuelle qui apparaît dans l'œuvre des peintres et que mettent en forme les architectes, puis les géomètres. Le savoir sort d'une pratique, en lui ajoutant l'élaboration : formalisation, enchaînement logique.
  Au cours de cette période, en Italie, en Toscane autour de Florence et de Sienne, les habitants des villes et villages continuent à vivre leur espace d'une certaine manière, émotionnelle, religieuse. Ils se représentent un jeu de forces sacrées et maudites qui se combattent dans le monde. Au voisinage de lieux privilégiés qui sont pour chacun son corps, sa maison, son terroir, et aussi son église et le cimetière qui reçoit ses morts. Cet espace de représentation figure dans beaucoup d'œuvres (celles des peintres, des architectes, etc.). Pourtant, quelques artistes et savants arrivent à une représentation de l'espace bien différente : l'espace homogène, bien délimité, avec la ligne d'horizon, le point de fuite des parallèles.

 

Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 94-96.

 

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Date de création : 02/04/2014 @ 17:07
Dernière modification : 02/04/2014 @ 17:07
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