"La science commence dès que le savoir, quel qu'il soit, est recherché pour lui-même. Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes seront vraisemblablement susceptibles d'être utilisées. Il peut même se faire qu'il dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel point parce qu'il pressent qu'elles seront ainsi plus profitables, qu'elles permettront de satisfaire à des besoins urgents. Mais en tant qu'il se livre à l'investigation scientifique, il se désintéresse des conséquences pratiques. Il dit ce qui est ; il constate ce que sont les choses, et il s'en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu'il découvre seront agréables ou déconcertantes, s'il est bon que les rapports qu'il établit restent ce qu'ils sont, ou s'il vaudrait mieux qu'ils fussent autrement. Son rôle est d'exprimer le réel et non de le juger."
Émile Durkheim, Éducation et sociologie, 1922, chapitre II, § 1, Libraire Félix Alcan, p. 77-78.
"[Le] déclin des relations entre la science et la culture, et le repli concomitant de la science dans la sphère purement technique, sont souvent étayés par l'argument spécieux et ambigu selon lequel la science est, et doit être, éthiquement neutre. Dans son sens le plus trivial et individualiste, à savoir que les scientifiques ne se préoccupent pas de ce sur quoi leurs expérimentations débouchent, c'est clairement faux ; presque tous les scientifiques actifs espèrent plus ou moins passionnément être capables de prouver ou de réfuter la théorie particulière sur laquelle ils travaillent. Mais ce n'est pas pertinent en ce qui concerne la fonction de la science comme force culturelle. Il est bien plus important que les scientifiques soient prêts à ce que leurs théories de prédilection s'avèrent être fausses. La science dans son ensemble ne peut certainement pas permettre que son jugement à propos des faits soit déformé par des idées sur ce qui devrait être vrai, ou par ce que quelqu'un pourrait souhaiter être vrai.
Elle ne peut pas, par exemple, permettre que son estimation des valeurs nutritives relatives des aliments d'origine animale et végétale soit influencée par les jugements éthiques du végétarisme. Mais il est aberrant et trompeur d'affirmer que la science peut seulement mesurer les avantages des différentes protéines animales sur les protéines végétales, et doit ensuite laisser entièrement de côté la question éthique, pour qu'elle soit décidée par d'autres. Les valeurs nutritives des différentes sortes d'aliments sont une partie essentielle de la situation globale sur laquelle un jugement éthique doit être fait, et une partie dont, sans l'aide de la science, nous resterions ignorants. Si, ou peut-être devrait-on dire quand, la science découvrira une méthode alternative et également simple de produire la nourriture dont l'humanité a besoin, nous trouverons probablement plus convenable d'abandonner l'inélégant attirail d'entrepôts et d'abattoirs dont nous dépendons actuellement.
La contribution de la science à l'éthique, non pas en questionnant ses présuppositions fondamentales, mais simplement en révélant des faits qui étaient jusque-là inconnus ou communément ignorés, est bien plus importante qu'elle n'est généralement admise. L'adoption de méthodes de pensée qui sont des lieux communs en science amènerait à la barre du jugement éthique des groupes entiers de phénomènes qui n'apparaissent pas pour le moment. Par exemple, nos notions éthiques sont fondamentalement basées sur un système de responsabilité individuelle pour les actions individuelles. Le principe d'une corrélation statistique entre deux classes d'événements, bien qu'acceptée dans la pratique scientifique, n'est pas ressenti comme étant complètement valide d'un point de vue éthique. Si un homme frappe un bébé sur la tête avec un marteau, nous le poursuivons pour cruauté et meurtre ; mais s'il vend du lait impropre à la consommation et que le taux de maladie ou de mort infantile augmente, nous le condamnons uniquement pour avoir contrevenu aux lois de santé publique. Et le point de vue éthique est pris encore moins au sérieux quand la responsabilité, autant que les résultats du crime, se ramène à un ensemble statistique. La communauté totale de l'Angleterre et du Pays-de-Galles tue 8000 bébés par an en échouant à abaisser son taux de mortalité infantile au niveau atteint par Oslo dès 1931, ce qui serait parfaitement faisable ; mais peu de gens pensent qu'il s'agit là d'un crime.
Assez récemment, un nouveau problème est apparu comme la plus grande énigme posée au jugement éthique de l'homme – le problème de la bombe atomique. Ici il est impossible de nier que les scientifiques doivent jouer un rôle important, sinon dominant, dans la décision de savoir comment les nouveaux pouvoirs de l'homme doivent être incorporés dans sa vie sociale. Leur responsabilité est très importante tout simplement à cause de leur savoir. N'importe qui, doté des idées humaines normales sur le bien [right] et le mal [wrong], peut voir que la bombe devrait être utilisée aussi peu que possible – bien qu'il soit pertinent de signaler que ce sont les scientifiques, et pas les non-scientifiques, qui protestèrent contre son utilisation à Hiroshima et Nagasaki avant que les Japonais aient été avertis. Quand il s'agit d'établir des mesures détaillées afin de prévenir le recours à la bombe, ce sont seulement les hommes avec un considérable entraînement scientifique qui peuvent apprécier les effets des différentes directions prises par l'action. Tout système de contrôle entrera d'une certaine façon en conflit avec les idées du nationalisme dans lequel, malheureusement, tant des plus profondes croyances éthiques sont de nos jours impliquées. Ce sont seulement les scientifiques qui sont en possession de l'information et de la compréhension théorique qui peut permettre de décider quel système de contrôle entre le moins en conflit avec les autres valeurs sociales légitimes. Il n'est pas possible pour le physicien de ne pas reconnaître sa responsabilité ; et il n'y a pas d'excuse pour les non-physiciens à dénier l'importance suprême de son conseil. Et tout ceci est vrai même si le scientifique accepte sans aucune critique le système de valeurs de son époque et de sa société.
Mais les implications éthiques de l'attitude scientifique vont encore plus loin que cela. Le maintien d'une attitude scientifique implique l'affirmation d'une certaine norme éthique. La raison pour laquelle cela a été ignoré, ou nié, est que l'attitude scientifique consiste à rejeter les plus évidentes émotions qui pourraient interférer avec l'estimation la plus impartiale de la situation ; et la psychologie passée de mode qui faisait une distinction précise entre les "facultés" de penser [thinking] et de sentir [feeling] semblait conduire à la conclusion que la science doit bannir tout sentiment et donc tout jugement éthique. Avec la reconnaissance en des temps plus récents qu'une telle distinction n'est pas justifiée, que tous les actes impliquent à la fois sentiment et pensée, il devient théoriquement impossible de nier que « sentir » [feeling] est un élément de l'attitude scientifique. L'observation du comportement des scientifiques dans leur aptitude sociale et professionnelle le confirme. Avant la guerre, il y avait un accord remarquable parmi les scientifiques à travers le monde sur le fait qu'un système de pensée tel que le Nazisme est incompatible avec le tempérament scientifique et doit, pour cette raison parmi d'autres, être éthiquement condamné. […]
Il est grand temps que les scientifiques en arrivent à vouloir affirmer explicitement que l'attitude scientifique est elle aussi pleine de passion, qu'elle est autant une fonction de l'homme dans sa globalité – et non seulement d'une part intellectuelle de celui-ci – que n'importe quelle autre approche de l'action humaine. Elle n'en diffère que dans ce qu'elle essaie faire. Au lieu de chercher à gagner de l'argent, ou d'améliorer la condition de la classe ouvrière, ou de créer une beauté visuelle, un scientifique cherche à comprendre comment les choses fonctionnent."
C. H. Waddington, L'Attitude scientifique, 1941, Chapitre II : La science n'est pas neutre, tr. fr. P-J Haution, Pelican Books, p. 30-33.
"This decay of the relations between science and culture, and the concomitant withdrawal of science into the purely technical sphere, is often supported by the specious and ambiguous argument that science is, and must be, ethically neutral. In its most trivial and individualistic sense, that scientists do not mind which way their experiments come out, this is clearly untrue, nearly all active scientists more or less passionately hope to be able to prove or disprove some particular theory on which they are working. But that is irrelevant to the function of science as a cultural force. It is much more important that scientists must be ready for their pet theories to turn out to be wrong. Science as a whole certainly cannot allow its judgment about facts to be distorted by ideas of what ought to be true, or what one may hope to be true.
It cannot, for instance, allow its estimate of the relative food values of animal and vegetable foodstuffs to be influenced by the ethical arguments for vegetarianism. But it is stultifying and misleading to state that science can merely measure the advantages of the different animal proteins over the vegetable ones, and must then leave the ethical question entirely on one side, to be decided by others. The food values of various kinds of nourishment are an essential part of the whole situation on which an ethical judgment has to be made, and a part which, without the aid of science, we should remain ignorant of. If, or perhaps one should say when, science discovers some alternative and equally simple method of producing the food mankind needs, we shall quite likely think it more suitable to give up the somewhat inelegant apparatus of stockyards and slaughter houses on which we depend at present.
The contribution which science has to make to ethics, quite apart from questioning its fundamental presuppositions, but merely by revealing facts which were previously unknown or commonly overlooked, is very much greater than is usually admitted. The adoption of methods of thought which are commonplaces in science would bring before the bar of ethical judgment whole groups of phenomena which do not appear there now. For instance, our ethical notions are fundamentally based on a system of individual responsibility for individual acts. The principle of statistical correlation between two sets of events, although accepted in scientific practice, is not usually felt to be ethically completely valid. If a man hits a baby on the head with a hammer, we prosecute him for cruelty or murder, but if he sells dirty milk and the infant sickness or death rate goes up, we merely fine him for contravening the health laws. And the ethical point is taken even less seriously when the responsibility, as well as the results of the crime, falls on a statistical assemblage. The whole community of England and Wales kills 8,000 babies a year by failing to bring its infant mortality rate down to the level reached by Oslo as early as 1931, which would be perfectly feasible ; but few people seem to think this a crime.
Quite recently, a new problem has arisen as the greatest conundrum facing the ethical judgment of man – the problem of the atomic bomb. Here it is inescapable that scientists must play a large, if not a dominant, role in deciding how man's new powers should be incorporated into his social life. Their responsibility is very large merely because of their knowledge. Anyone, endowed with the normal human ideas of right and wrong, can see that the bomb should be used as little as possible – though it is pertinent to point out that it was the scientists, not the non-scientific men, who protested against its use at Hiroshima and Nagasaki before the Japanese had been warned. When it comes to drawing up detailed measures to prevent resort to the bomb, it is only men with considerable scientific training who can appreciate the effects of various courses of action. Any system of control will come into some sort of conflict with the ideas of nationalism in which, unfortunately, so many of man's deepest ethical beliefs are nowadays involved. It is only scientists who are in possession of the information and theoretical understanding which can make it possible to decide on a system of control which conflicts as little as possible with other legitimate social values. There is no possibility for the physicist to fail to recognise his responsibility, and no excuse for non-physicists to deny the paramount importance of his counsel. And all this is true even if the scientist accepts without question the system of ethical values current m his time and his society.
But the ethical implications of a scientific attitude go even farther than this. The maintenance of a scientific attitude does in fact imply the assertion of a certain ethical standard. The reason that this has been overlooked, or denied, is that the scientific attitude consists m the overruling of the more obvious emotions which might interfere with the unbiassed appraisal of the situation, and the old-fashioned psychology which made a sharp distinction between the “faculties” of thinking and feeling seemed to lead to the conclusion that science must banish all feeling and thus all ethical judgment. With the recognition in more recent times that such a distinction is unjustified, that all acts involve both feeling and thought, it becomes theoretically impossible to deny that “feeling” is an element in the scientific attitude. Observation of the behaviour of scientists in their corporate and professional capacity confirms this. Before the war there was a very remarkable agreement among scientists throughout the world that a system of thought such as Nazism is incompatible with the scientific temper and is, for that reason among others, to be ethically condemned. Expressions of this point of view can be found in all the general periodicals of scientists, such as the English Nature and the American Science, with the exception of course of the officially controled press of the Nazi or Fascist countries, and in the latter, the assertion of the ethical consequences of the scientific attitude has, as is well known, been made by many individuals who have suffered for doing so.
It is time, in fact, that scientists become willing to state explicitly that the scientific attitude is as full of passion, as much a function of the whole man and not merely of an intellectual part of him, as any other approach to human action. It differs from them only in what it is trying to do. Instead of trying to earn more money, or to improve the condition of the working class, or to create visual beauty, a scientist tries to find how things work."
C. H. Waddington, The Scientific Attitude, 1941, Chapter II : "Science is not neutral", Pelican Books, pp. 30-33.
"Le lien entre savoir et pouvoir qui avait auparavant existé sur une base relativement fluide – étroit en temps de guerre, lâche en temps de paix – s'est définitivement resserré vers le milieu du XXe siècle où il s'est institutionnalisé. Cependant cet accomplissement apparent des thèses de Bacon sur le progrès humain qui sous-tendaient sa vision de la nouvelle Atlantis, n'est en fait que la quête du progrès technique. C'est ainsi qu'Edward Teller, le père de la bombe H américaine, faisant le panégyrique de l'opération Plowshare, projet d'utilisation d'explosifs nucléaires pour creuser des ports de mer de grande profondeur, identifiait la science au progrès, pour ajouter que « le progrès ne peut être, ni ne sera arrêté »[1].
Alors que dans le passé l'idéologie de la science proclamait que sa fonction sociale était libératrice (comme le fait encore la science officielle soviétique), Nagasaki et Hiroshima révélaient sans équivoque, ce dont on n'apercevait auparavant que des lueurs, la relation entre la domination de la nature par le savoir et la domination de l'humanité par le pouvoir.
En partie à cause de la Bombe, les scientifiques, en tant qu'élite, étaient désormais dans l'impossibilité de soutenir que science et technologie étaient socialement progressistes ; du coup, ils pensaient avoir des responsabilités politiques particulières, puisque la recherche qu'ils faisaient, contrairement, croyaient-ils, à celle de l'historien ou de l'artiste, agissait très directement sur la société. Le danger existait également que la Bombe soit considérée comme le résultat inévitable de la physique, de sorte que quiconque, physicien, serait en proie aux remords devrait abandonner la physique (et, de fait, beaucoup se convertirent à la biologie pour cette raison). La réponse à cette attaque morale fut d'affirmer la neutralité de la science, force, bonne ou mauvaise, selon les lubies de la société. C'était donc simplement l'application de la science qui n'était pas neutre. Cette conjecture commode permit à de nombreux scientifiques, au cours des deux décennies qui suivirent, de continuer simultanément à faire de la haute science – en acceptant parfois des crédits des militaires – tout en professant en même temps des opinions politiques radicales ou en s'opposant à certains développements de la course aux armements. Le divorce entre la réalité objective des utilisations de la science et la conscience des scientifiques devint presque total."
Hilary Rose et Steven Rose, "L'enrôlement de la science", 1976, in L'idéologie de/dans la science, Seuil, 1977, p. 48-49.