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Hors des sentiers battus
Vrai et vérité

  "Le sens commun établit une distinction relation entre le vrai et la vérité. […] Schématiquement, le vrai est ce qui est le cas, et qui fait l'objet d'un consensus en tant que c'est le cas, par exemple sur le terrain de l'histoire positive ou des sciences positives. Être dans le vrai ne va pas sans référent (il suffit de consulter une chronologie, d'ouvrir un dictionnaire ou d'examiner un tableau des éléments), ni sans validation intersubjective : le lieu du vrai, accessible au sens commun, n'est pas un « lieu de la vérité, où l'on devrait aller la chercher coûte que coûte, et même en brisant les rapports humains ou les liens de la vie ordinaire. Notre rapport au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou ce n'est pas au vrai que nous allons »[1]. Or, non seulement la vérité est plurivoque (il y a la vérité des mathématiciens, celle des sciences humaines, l'intime conviction à quoi se ramène en dernière instance celle des jurés, les vérités religieuses, etc.), mais elle excède largement cette définition minimale, positive et commune du vrai. En effet, au-delà des éléments de définition que l'on peut invoquer – à deux niveaux, celui de la conformité à des principes logiques et de la cohérence interne, d'une part, celui de la conformité au réel, d'autre part –,la vérité est encore ce qui est cherché, recherché, et d'autant plus apprécié que l'accès en est plus difficile et réservé aux « happy few » ; « lorsqu'il s'agit d'une question difficile, note Descartes, il est plus vraisemblable qu'il s'en soit trouvé peu, et non beaucoup, pour découvrir la vérité à son sujet »[2] ; ou plus radicalement encore, ce propos définitif d'Arnauld et Nicole : « Ce n'est pas seulement dans les sciences qu'il est difficile de distinguer la vérité de l'erreur, mais aussi dans la plupart des sujets dont les hommes parlent et des affaires qu'ils traitent. [...] [Or] il y a une infinité d'esprits grossiers et stupides que l'on ne peut réformer en leur donnant l'intelligence de la vérité, mais en les retenant dans les choses qui sont à leur portée, et en les empêchant de juger ce qu'ils ne sont pas capables de connaître[3]."

 

Anissa Bouchouchi et Pierre-Henri Castel, "La vérité", in Notions de philosophies, Folio essais, 1999, p. 292-293.


[1] M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Gallimard, 1953, p. 39.
[2] Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, III (trad. fr. J. Brunschwig), Garnier, 1963, p. 86.
[3] Arnauld et Nicole, La Logique ou l'art de penser, Discours I, Vrin, 1981, p. 15 et 17.


  "[Les] stoïciens […] opposent le vrai et la vérité sous trois rapports, celui de leur statut ontologique, celui de leur structure, celui enfin de leurs implications. Le vrai (to alèthés) et la vérité (alèthéia) diffèrent tout d'abord par leur statut ontologique (ousia): le vrai est une proposition et un énoncé, il appartient donc à la phrase, c'est-à-dire à ce que les stoïciens appellent un incorporel (lekton) ; au contraire, la vérité est « la science déclarative de tout ce qui est vrai ». Le vrai et la vérité diffèrent encore par la structure ou constitution (systasis), en ceci que le vrai est quelque chose de simple alors que la vérité est complexe ; plus exactement, elle est composée de « la connaissance d'une multitude de choses vraies ». Enfin, les deux notions divergent par leurs implications ou par leur puissance (dynamis) : le vrai est accessible à tous, même à l'insensé (phaulos, le « pas-grand-chose »), c'est-à-dire quiconque ne fait pas partie des sages et à qui, cependant, il  peut très bien arriver de dire vrai ; en revanche, la vérité appartient à la science stricto sensu, au système total du savoir, et de ce fait elle est accessible au sage et à lui seul. Dans l'optique stoïcienne, la triple différence entre la vérité et le vrai trouve ainsi sa cohérence dans l'unicité de la vérité au sein d'une systématicité absolue du savoir; et la vérité est l'objet spécifique du sage."

 

Anissa Bouchouchi et Pierre-Henri Castel, "La vérité", in Notions de philosophies, Folio essais, 1999, p. 294.


 

  "La doctrine [stoïcienne] est la suivante : on dit que le vrai diffère de la vérité de trois manières, par la substance, par la constitution, par la puissance. Par la substance puisque le vrai est un incorporel – car c'est une proposition et un exprimable –, alors que la vérité est un corps – car c'est la science affirmative de toutes les choses vraies, et la science est la partie directrice de l'âme disposée d'une certaine manière, comme une main disposée d'une certaine manière est un poing ; or la partie directrice est un corps : selon eux, en effet, c'est un souffle –. Par la constitution puisque le vrai est quelque chose de simple, par exemple « je parle », alors que la vérité est constituée par la connaissance d'une multiplicité de choses vraies. En puissance puisque la vérité tient à la science, alors que le vrai ne le fait pas dans tous les cas ; c'est pourquoi ils disent que la vérité est dans le seul sage, alors que le vrai est aussi dans le méchant, car il est possible que le méchant dise quelque chose de vrai."

 

Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Livre II, 8, § 81-83, tr. fr. Pierre Pellegrin, Seuil, Points essais, 1997, p. 245-247.


Date de création : 10/08/2014 @ 10:05
Dernière modification : 10/08/2014 @ 10:30
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